Par Charlotte Pylyser (KULeuven/Figura)
En visitant le Comiccon de Montréal, événement qui a eu lieu en septembre dernier, je n’ai pas pu m'empêcher de remarquer qu'une grande partie des costumes visibles dans les allées du Palais des congrès étaient fièrement portés par des femmes.
De plus, la majorité de ces costumes rendait hommage à des expressions de la culture populaire qui ne semblent pas posséder de lien direct avec l’univers des comics de super-héros. Il y avait les classiques, comme l'inévitable et apparemment inoubliable bikini que porte la princesse Leia lorsqu'elle est asservie par Jabba the Hutt dans Star Wars: Return of the Jedi, mais on retrouvait aussi des costumes inspirés du genre de l'horreur ainsi qu’une grande quantité de costumes inspirés du manga, sans oublier la longue parade des lunettes steampunk portées par les congressistes se déplaçant vers les salles de conférence, en quête de la meilleure place pour entendre leurs stars de télé ou de cinéma préférées. Les vendeurs d’albums de bande dessinée faisaient tout leur possible pour convaincre les participants de faire affaire avec eux.
Or, ces derniers investissaient plutôt leur argent dans des accessoires: des bracelets en cuir style médiéval; des cerveaux de zombie à moitié dévorés pour les fans d'horreur; des peluches mignonnes pour enfants et adultes…
Mais ce qui m'a le plus frappée était sans doute la présence abondante de curieux venus pour savourer le spectacle, c’est-à-dire de gens discrets qui n'étaient pas déguisés et qui cherchaient plutôt à voir et à photographier ou filmer les costumes spectaculaires portés par les autres visiteurs. Leurs attentes étaient d’ailleurs comblées de façon enthousiaste par les participants costumés qui semblaient comprendre exactement ce qu’on attendait d'eux. Mais en effectuant un déplacement de la pratique du «photo-opportunisme» hors de ses limites habituelles structurées et marchandes vers une certaine logique voyeuriste, cet échange peut devenir à la fois libérateur et pervers. On pourrait argumenter que la même ambiguïté s'applique à la présence d'Oxfam sur les lieux de la convention: est-ce que le Comiccon s'est transformé en un espace où nos préoccupations humanitaires et nos engagements collectifs revêtent le même importance que le plus récent DC Universe Reboot [1]?
Est-ce qu'on peut accepter de déguiser l'injustice – sociale ou autre – en Superwoman avec perruque scintillante et cape assortie? Libérateur ou dévalorisant? J’ai moi-même vécu un incident témoignant de cette tendance au voyeurisme. J’attendais avec plusieurs autres personnes l'arrivée de Sir Patrick Steward (l’acteur personnifiant le Capitaine Jean-Luc Picard dans la série Star Trek: The Next Generation) lorsqu’un homme déguisé en Waldo, personnage connu des albums pour enfants Where is Waldo (Où est Charlie?), s’est levé de son siège. Par ce simple geste, il a livré une interprétation ironique du livre associé à son déguisement: nous avions trouvé Waldo dans la foule sans même l'avoir cherché! Cet homme nous offrait un spectacle, une performance. Et moi, avant même d’y penser, je me trouvais déjà avec le doigt sur le déclencheur de la caméra: j'avais instinctivement pris une photo.
Aucune des tendances introduites ci-dessus (la montée de la présence des femmes; le focus grandissant sur des éléments appartenant à la culture populaire aux dépens de l’univers des comics de super-héros, ainsi que la baisse conséquente des ventes d’albums de bande dessinée; la présence croissante de spectateurs-performeurs; et l'insertion de problématiques préoccupant le grand public dans l'espace du Comiccon) ne sont exclusives au rassemblement de Montréal. Je ne suis certainement pas la première à remarquer un changement de ton quant aux activités qui se déroulent dans ce type de conventions, mais il me semble que mes observations et mes photos du Comiccon de Montréal pourraient servir de point de départ à une exploration de l'évolution qu’a subie la comics convention nord-américaine de sa naissance dans les années 1970 jusqu’à nos jours. Premièrement, cette évolution se caractérise par un mouvement d’éloignement par rapport aux notions de collection (l’acte de collectionner) et de partage de l'expertise. Les enjeux de la comics convention se développent d'abord autour des questions de la valeur (est-ce que je trouverai l’album qui complétera ma collection? quel album pourrait être un bon investissement?), mais, aujourd'hui, se concentrent surtout autour de la performance costumée, également connue sous le terme de cosplay (de la contraction de costume et playing, désignant une forme de performance d’abord née en Asie puis popularisée sur Internet qui consiste à revêtir l’espace de quelques heures les habits et la personnalité d’un personnage de fiction). Ajoutons qu’il serait faux de dire que la comics convention a toujours fonctionné en autarcie par rapport aux autres phénomènes de la culture populaire. Dès le début, ces conventions ont accueilli en leur enceinte les communautés de fans de science-fiction et de fantasy. Ainsi, il n’est pas étonnant de trouver parmi les créateurs invités à la première édition du San Diego Comic-Con (1970) un auteur comme Ray Bradbury. Le même caveat s'applique d'ailleurs à la question des femmes et des participants costumés: loin de moi l’idée de suggérer qu’ils étaient auparavant totalement absents des comics conventions. Toutefois, non seulement les participantes féminines sont aujourd’hui plus nombreuses, mais leur présence est perçue différemment. Un changement fondamental du paradigme participatif semble être à la source de cette observation: la comics convention n'est plus simplement une célébration du fandom. L'industrie du divertissement hollywoodien a ouvert et étendu l'espace de la comics convention en la transformant en une vitrine, en un lieu de publicité pour tout ce qui concerne la culture populaire. À son tour, cette démarche a transformé et élargi l'espace de la convention, l’offrant au regard fétichiste du spectateur, élément intrinsèque à la pratique du cosplay où la notion de performance domine (contrairement au costuming, autre pratique du déguisement axée quant à elle sur la création artisanale et mettant l’emphase sur les compétences techniques du participant ainsi que sur la ressemblance entre le modèle et le résultat fini). Il est évident que le succès du cosplay dans ces conventions va de paire avec les évolutions technologiques et les infrastructures cyberculturelles qui rendent possible une documentation moins coûteuse et surtout plus accessible de l'événement (caméras digitales, téléphones portables munis de caméras) et qui permettent de diffuser cette documentation presque instantanément (médias sociaux, forums en ligne, etc.).
Mais revenons à un des changements les plus visibles dans le paysage de la comics convention contemporaine: l'émergence notoire d’une présence féminine affirmée.
Traditionnellement dominée par l'élément masculin, la culture américaine des comic books – dont est née la comics convention – est réputée pour ses manques d’inclusion et de représentation de la gente féminine, ce qui ne signifie toutefois pas que les femmes en soient complètement absentes. En effet, on pourrait argumenter que la figure de la femme y joue un rôle clé puisque sa présence, même minimale, provoque une définition des frontières qui ont longtemps déterminé la culture des comics. Même si la position des femmes dans cette culture (leur représentation dans les livres, leur rôle dans l'industrie, etc.) est trop complexe pour être abordée ici en profondeur, je tiens à amener l'idée que la notion de mise à distance serait une caractéristique fondamentale de la relation que les fans de comics entretiennent avec la féminitude, de 1970 jusqu’en 1990, et peut-être jusqu'à présent. En tant que figure de désir – mais un désir jamais réalisé –, les femmes ne trouvaient leur place dans la culture des comics qu'à la condition de demeurer absentes, une logique qui s’applique d’ailleurs plus généralement à la relation entre la culture des comics et la culture dominante et/ou légitimée. Or, maintenant que les femmes sont entrées physiquement dans l'espace de la culture des comics en assistant aux conventions, on peut se demander ce que devient la figure de la femme: quelle est sa place (sa fonction, son rôle) dans le discours des comics et dans la structure culturelle sous-jacente?
Tandis que des fans s’autoproclamant «authentiques» se lamentent sur ce qu'ils interprètent comme l'implosion imminente de la comics convention – interprétation certainement plausible puisque ces nouvelles tendances semblent concrètement réduire les bénéfices des vendeurs d’albums de bande dessinée –, leur malaise devant la hausse de la présence d’étrangers (femmes, performeurs, non-fans) devient lui aussi de plus en plus apparent [2]. Dans le cadre d’une une lecture plus linéaire et métaphorique, on pourrait comprendre ce phénomène comme correspondant à une crise de croissance qui accompagnerait la maturation d'une culture mâle, souvent caractérisée comme adolescente et névrotique, en une culture plus mûre, s’inscrivant à part entière dans la société dont elle a toujours fait partie. Mais il me semble qu’une telle métaphore manque un peu d'inspiration et je ne suis pas convaincue que ses implications téléologiques soient pertinentes pour le phénomène que nous essayons ici de comprendre. Au lieu de suivre cette piste, je propose ainsi d'entreprendre une interprétation succincte de la figure de la femme dans la culture contemporaine des comics, une culture qui continue à entretenir des relations problématiques avec ses propres frontières, mais qui se trouve à présent impliquée dans un discours de survie plutôt que dans un discours de désir convoité. Cette petite analyse montrera comment la femme d'aujourd'hui continue à jouer un rôle comparable au rôle qu'elle assumait dans la culture des comics de l'époque: celui de la menace ultime.
Ce qui fait de la femme une figure menaçante est le rôle qu’elle joue comme lien entre économie et performance – deux constituants essentiels du mode vitrine, associé aux nouvelles tendances de la comics convention, qui suscitent de nombreuses inquiétudes dans le monde des comics, puisqu’ils menaceraient la survie de celui-ci. Je soutiens toutefois que le problème que posent aujourd’hui les participantes costumées des comiccons dans la culture des comics est d'un ordre différent: elles subvertissent plus fondamentalement le mode adopté par cette culture dans ses interactions avec les forces extérieures (spécifiquement les femmes) en s’attaquant au maintien des mécanismes de mise à distance. Cette subversion, plus abstraite puisque touchant à la notion de l’identité, serait la véritable menace.
Mon interprétation – certes un peu condensée – repose dans un premier temps sur la déconstruction et la reconstruction des structures de participation des femmes dans les comics conventions:
Étant donné que nous restons dans le contexte de la convention, nous pouvons distinguer au moins deux éléments permettant de lier la comics convention contemporaine à l'expo commerciale (comme l'expo de l'industrie des jeux vidéos E3 qui est organisée à Los Angeles à chaque année; je me rends bien compte que chaque expo n'est pas conçue de la même façon, mais je me concentre ici sur des expos qui attirent traditionnellement un public masculin). Un de ces éléments est relativement simple: d’habitude, la convention et l'expo sont organisées dans le même type d’espace. L'autre élément est plus fondamental encore: la logique du spectacle/de la vitrine qui caractérise les comics conventions d'aujourd'hui est également présente dans les expos. Maintenant que nous avons établi un lien entre les deux types d’événements, nous pouvons orienter notre propos vers les femmes qu’on y retrouve – et une fois de plus, nous pouvons postuler une double connexion. D’abord, d’un point de vue plus concret, notons que les femmes qui assistent aux comics conventions ressemblent souvent à celles présentes aux expos: elles sont costumées, elles adoptent des poses similaires et elles instrumentalisent elles aussi leur sexualité (même s’il est vrai que les femmes présentes aux expos ont tendance à instrumentaliser leur sexualité d'une façon plus manifeste). Mais les femmes des conventions et les femmes des expos agissent également toutes avec une volonté de «chasseuses-de-regard», c'est-à-dire qu’elles jouent un rôle avec l'intention ferme d'attirer l'attention du spectateur – quoiqu’il faille tout de même différencier les motivations des participantes aux comics conventions de celles des employées promotionnelles d’une expo. Ces dernières sont engagées pour travailler; elles ne sont pas de vraies participantes. La répartition de l'argent dans les expos est sans doute l'indice le plus évocateur de cette situation: les femmes reçoivent de l'argent pour leurs services; les hommes paient pour leur billet. L'inégalité économique dans cette situation entraine ainsi une certaine distance entre hommes et femmes, concept que nous avons identifié comme étant associé à la culture des comics.
Ainsi, dans la logique de mon analyse, je remarque que la présence de participantes costumées aux comics conventions entraîne trois conséquences. En effet, non seulement la dynamique associative permet à des motifs économiques (généralement perçus négativement) de se greffer à l’image des femmes développée par la culture des comics, mais elle vient également compléter un parallèle entre Hollywood (c’est-à-dire la culture dominante avec laquelle la culture des comics entretient une relation tumultueuse) et la figure de la femme, puisque la femme se met elle aussi à représenter un lien entre spectacle et économie. Enfin et surtout, en créant un contraste avec les employées des expos qui demeurent économiquement indépendantes des hommes dont elles veulent happer le regard, la présence des femmes dans les comics conventions signifie une rupture avec la dynamique de mise à distance du sujet féminin. En offrant librement ce qui auparavant relevait d’un désir jamais réalisé, elles subvertissent une des certitudes principales de la culture des comics: elles menacent la distance, élément essentiel de la posture associée à cet univers. Les princesses Leia se retrouvent alors au centre d'une évolution souvent décrite comme la source d’un changement constitutif radical.
Ce climat de changements crée un contraste frappant avec les réactions conservatrices qu'il suscite. Malgré la subversion fondamentale du paradigme participatif qu’entraîne la présence accrue de femmes dans les comics conventions, une partie importante de la communauté de fans semble désireuse de conserver les pratiques associées à cette présence, telles que la surveillance des frontières, et qui relèvent de logiques depuis longtemps manifestes dans la culture des comics. Dès lors, il devient difficile d’affirmer que «tout a changé» dans la culture des comics, posture que semblent souvent adopter les fans anxieux.
[1] L'éditeur DC Comics a relancé toutes ses séries de comic books en septembre 2012 en recommençant la numérotation par le numéro un.
[2] La série d'articles de Lev Grossman sur le Comic-Con de San Diego (2010, 2011) pour l’édition numérique de Time Magazine forme un exemple pertinent de ce type de discours: http://techland.time.com/author/levgrossman/ .