Amentia (2/2) - Le cri d’AMENTIA

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Deuxième critique de l’équipe du NT2 sur l’oeuvre interactive Amentia. La première était de Mathieu Mundviller.

 

Rencontre avec un «fou»

Le centre PHI nous invite à venir «explorer la folie de l’intérieur» en allant voir l’œuvre AMENTIA de Jean-François Mayrand présentée au centre PHI jusqu’au 21 octobre 2012. AMENTIA propose au visiteur de rentrer en interaction avec un personnage fou pendant cinq minutes.

Invitation du Centre PHI, photo AvdK

Il m’a fallu expérimenter l’installation plus d’une fois pour saisir l’aspect de l’œuvre qui m’a le plus troublé. Contrairement à mes collègues Mathieu Mundviller et Paule Mackrous, ce n’est pas la technicité ou l’interactivité du dispositif, ni l’immersion, ni véritablement le thème de la folie qui ont retenu mon attention, mais plutôt le jeu d’acteur du «fou».
 
Pour Mathieu Mundviller, «le travail de l’interprète Gaétan Nadeau jouant le fou impressionne et réussit pleinement à nous convaincre de sa folie». Pour Paule Mackrous «le fou dans sa boîte, reste le fou dans sa boîte. Ce n’est pas ton meilleur ami qui vient de péter les plombs. Le fou dans sa jaquette, reste le fou dans sa jaquette.» Gaétan Nadeau joue au fou de façon convaincante. Paule rajoute même que «cinq minutes coincée dans une boîte avec un quadruple fou, c’est long en chien.» Ce «fou» virtuel arrive donc à être un «fou» qui dérange. Si AMENTIA nous donne vraiment l’impression de nous retrouver dans une salle avec un fou virtuel, c’est en partie grâce au jeu d’acteur de Gaétan Nadeau dont je veux témoigner dans mon billet.

La commissaire d’AMENTIA, Phoebe Greenberg, explique que le spectateur va pouvoir vivre «cette relation dans un environnement confiné où les mouvements et sons qu’il produit vont provoquer une multitude de réactions chez le patient.» Tout au long de l’œuvre en quatre actes, ce «fou» enfermé dans une pièce nous interpelle par ses gestes, son regard et les sons qui sortent de sa bouche. Ce ne sont pas vraiment des mots intelligibles, mais bel et bien des pleurs et des cris. Ce «fou» est projeté en grandeur nature simultanément sur trois écrans. Suite à mes visites à AMENTIA, c’est surtout le souvenir des cris et des gémissements inquiétants de Gaétan Nadeau qui résonnent encore dans mes oreilles.
 

Gaétan Nadeau dans AMENTIA, photo Centre PHI.

Les quatre actes d’AMENTIA, qui étymologiquement signifie démence ou absence de raison, sont introduits sur les écrans de projection par les mots: trouble de la personnalité, psychose, schizophrénie et paranoïa. Phoebe Greenberg décrit cette installation comme une invitation à interagir avec un patient qui dans «sa présence menaçante se fait toujours plus inquiétante.»
 
Le spectateur, seul dans l’installation, peut observer et même réagir face à un homme qui gesticule, qui hurle, qui pleure, qui se lamente et qui produit des sons bizarres. Tête rasé, pieds nus, il est habillé en jaquette blanche. Ce déguisement nous fait penser que nous avons affaire à un malade, à un homme qui souffre. Le spectateur est mis en sa présence dans une petite pièce exiguë.
 
Pour moi, l’immersion dans AMENTIA pose le problème de la représentation du corps dans une théâtralité contemporaine. Depuis le théâtre moderne des années 60, le corps est mis en relief et la performance passe par l’intense présence physique de l’acteur sur une scène, son corps devient le médium de la performance.[1]

Les expérimentations au théâtre, pendant les années 60, nous ont habitués à un discours sur les mutations des différents aspects de la théâtralité, tels que la fonction du corps de l’acteur, et l’utilisation de la scène et des décors dépouillés de tout artifice superflu.
 
Vers un théâtre pauvre

Dans les années 60, le metteur en scène polonais du Théâtre-Laboratoire, Jerzy Grotowski, évoquait une théâtralité reliée à un «théâtre pauvre», sans décor, sans emphase visuelle, se situant principalement dans le jeu de l’acteur.

Le théâtre doit reconnaître ses propres limites. S'il ne peut pas être plus riche que le cinéma, qu'il soit pauvre. S'il ne peut être aussi prodigue que la télévision, qu'il soit ascétique. S'il ne peut être une attraction technique, qu'il renonce à toute technique. Il nous reste un acteur «saint» dans un théâtre pauvre [...] Il n'y a qu'un seul élément que le cinéma et la télévision ne peuvent voler au théâtre : c'est la proximité de l'organisme vivant. […] Il est donc nécessaire d'abolir la distance entre l'acteur et le public, en éliminant la scène, en détruisant toutes les frontières. Que les scènes les plus drastiques se produisent face à face avec le spectateur afin qu'il soit à la portée de la main de l'acteur, qu'il sente sa respiration et sa sueur. Cela implique la nécessité d'un théâtre de chambre. [2]
 

Dans ce théâtre est valorisée la présence des acteurs pour délaisser les décors et les costumes trop flamboyants qui nuisent au travail de l'acteur et à la qualité de la relation avec le spectateur. Grotowski souhaite trouver l'essence même du théâtre qui se trouve dans le corps de l'acteur et de la proximité entre l’acteur et le public.
 
Même si Gaétan Nadeau n’est là que virtuellement, projeté sur écran, il est si proche du spectateur unique qu’il nous donne l’impression d’être dans un face à face avec lui. On entend sa respiration, ses pleurs, il nous fait réagir. Paule Mackrous dit bien qu’elle a voulu le repousser, lui parler : «Alors, je lui disais de foutre le camp. Je faisais semblant de le pousser au loin avec mes deux mains.»
 
En ressortant de la pièce où se déroule AMENTIA, j’ai pensé notamment au jeu de l’acteur fétiche de Grotowski, Ryszard Cieslak et à son corps convulsé et contorsionné dans l’œuvre emblématique Le prince Constant jouée en 1965. Ryszard Cieslak, replié sur lui-même, crie pendant de longues minutes. Comme le «fou» dans AMENTIA, il ne porte qu’un simple tissu blanc, il gesticule, il crie.

Ryszard Cieslak dans Le prince Constant, 1965, photo Grotowski Institute Archive.
 
Cieslak dans Le prince Constant hurle la douleur de la mort prochaine de son personnage. Le son de sa lamentation se poursuit pendant de longs moments. Dans le théâtre de Grotowski, le cri doit se réverbérer dans l’espace théâtral et sur le public dans la salle. Il faut que le cri résonne dans les oreilles du public. «Pour Grotowski le corps est l’instrument et le réservoir de forces secrètes et de signes qui expriment la nature profonde de l’homme.»[3]

C’est pourquoi Cieslak crie pendant de très très longues minutes. Par son cri, l’acteur devient indestructible, intouchable, inébranlable. Inflexible, le cri a une fonction: il porte le message, il devient le corps. Il matérialise ce corps qui doit faire passer le message de sa nature profonde. Ce corps qui produit les sanglots et les rires violents de la douleur.
 
Le cri, un signe théâtral selon Antonin Artaud

Ainsi, si le théâtre doit créer son propre système de signes, un de ces signes pourrait être le cri. Un signe qui deviendrait spécifique au théâtre et qui n’est pas de l’ordre du langage articulé. Le cri est capable de remplir entièrement l’espace scénique. Même si pour Grotowski, Antonin Artaud est plutôt un visionnaire plutôt qu’un praticien, il est intéressant de reprendre Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double quand il s’agit de théoriser cette forme de langage plus concrète qu’est un cri :

Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.[4]

Quelle est la puissance de ce cri du fou dans AMENTIA? Pour Artaud, le langage théâtral est une «poésie dans l’espace, capable de créer des sortes d’images matérielles, équivalant aux images des mots.»[5] Le cri serait une image matérielle qui équivaut à la douleur du personnage de ce «fou» et qui arriverait à remplir l’espace scénique dans lequel le spectateur se trouve.

«La théâtralité d’Artaud se fonde sur la matérialité du corps»[6] et le cri est une expression qui vient directement de l’intérieur du corps. Le cri remplit l’espace de la performance qui a lieu dans cette toute petite pièce, cette boîte. C’est un langage qui échappe donc au langage articulé et qui ne s’exprime pas dans des mots. Encore proche du langage, car articulé par la voix, le cri est à mi-chemin entre le langage articulé et «ce langage matériel et solide par lequel le théâtre peut se différencier de la parole.»[7]

Par ailleurs, si l’on considère que le cri est un son et que par là, il est aussi un acte de parole, j’aimerais penser le cri du «fou» dans AMENTIA comme une parole qui ébranle. Pour reprendre Artaud : «Changer la destination de la parole au théâtre c’est s’en servir dans un sens concret et spatial, […] c’est la manipuler comme un objet solide et qui ébranle les choses, dans l’air d’abord...»[8]
 
AMENTIA
n’est pas une véritable pièce de théâtre mais c’est bel et bien une expérience théâtrale éprouvante à vivre. Artaud écrivait que le «théâtre de la cruauté veut dire théâtre difficile et cruel d’abord pour moi-même.»[9] L’espace dans lequel le spectateur est quand il regarde Gaétan Nadeau jouant un fou dans AMENTIA est confiné. La petite pièce vibre au rythme des mouvements et des cris de l’acteur. Nous sommes dans cette pièce et subissons le son vibrant de la musique qui accompagne l’installation. Pour Artaud, dans le «théâtre de la cruauté», «le spectateur est placé au milieu de la scène tandis que le spectacle l’entoure. Dans ce spectacle la sonorisation est constante: les sons, les bruits, les cris sont cherchés d’abord pour leur qualité vibratoire, ensuite pour ce qu’ils représentent.»[10] Ce serait avant tout, pour Artaud, la vibration des sons et des cris qui comptent. Le cri est un son qui vibre, dépouillé de tout contenu sémantique, il n’est plus qu’une vibration de l’air qui s’échappe des poumons. «Le théâtre, comme la parole, a besoin qu’on le laisse libre.»[11] Il faut laisser libre cours au cri. La parole dans son dépouillement, réduite à un seul son, permet le laisser-aller de toutes les émotions. «Le théâtre de la cruauté a été créé pour ramener au théâtre la notion d’une vie passionnée et convulsive.»[12] Rien de plus passionné que le cri de la douleur, que le cri de la révolte, que le cri de la victoire ou de la joie. Artaud parle également d’un théâtre sacré où le cri prend toute son importance. L’acteur crie du sommet de ses poumons et fait «naître en moi l’image de ce cri armé en guerre, de ce terrible cri souterrain. Pour ce cri il faut que je tombe.»[13]
 
AMENTIA
est pour moi une œuvre forte de par sa théâtralité moderne qui rappelle le Grotowski du Théâtre-Laboratoire, et Artaud et son théâtre de la cruauté, où il n’y a qu’un seul acteur et qu’un seul spectateur, ce qui produit un effet réel sur ce spectateur unique. La personne qui rentre dans la pièce où se joue AMENTIA est la seule à voir et entendre l’acteur pousser des cris dans ce huis-clos. Ce face à face a pour effet de provoquer le cri du spectateur en retour. Un cri qui permettrait de libérer l’énergie intérieure, pour amener une prise de conscience. AMENTIA est un spectacle de l’immédiat. Le cri doit nous saisir dans le moment où il est produit. Un cri qui doit figer et provoquer la réaction du spectateur.
 
Crier c’est le moment où passe toute l’émotion. Le cri est efficace. C’est le moment où le langage déraille pour avouer son impuissance. Le cri reste la seule façon convaincante de donner voix au silence. Cet excès souligne la faille et la limite du langage. Il n’y a plus de mots, plus de gestes, seulement la plainte, un cri qui se perpétue, qui résonne. Ce cri semble pourtant pouvoir sortir de la scène théâtrale et se perpétuer dans la résonnance. Derrida dans «Le Théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation» explique que «le théâtre de la cruauté doit naître en séparant la mort de la naissance et en effaçant le nom de l’homme.»[14]  Dans cette séparation et cette disparition de l’identité, il n’y a plus l’acteur Gaétan Nadeau mais un corps. Un corps criant. Dans AMENTIA, il n'y a qu'un spectateur qui fait face la performance d'un acteur.
 
Il existe le cri maléfique et paralysant; le cri de guerre; le cri de douleur; le cri de protestation humaine; le cri de joie; le cri de la folie. Avant tout, le cri venant du plus profond du corps est un signe de vérité. Le cri résonne, car s’il est assez puissant il pourra être entendu en dehors de la salle où se joue AMENTIA. Sinon, il aura été si fort qu’il résonnera encore dans les oreilles de celui qui l’a entendu.
 
En entrant dans AMENTIA de Jean-François Mayrand, le spectateur, qui est seul, face à l’acteur entre en symbiose dans une pièce remplie de son, de musique et de cris. Sur les trois murs où son image est projeté, le personnage du «fou» a toute la place pour se déployer physiquement. Il n’y a pas d’obstacle entre la scène, l’acteur et le spectateur. Le son n’a plus qu’à aller se cogner sur les murs environnants. Au lieu d’être attentifs à des actes de paroles chargés de sens, le message peut passer à travers un acte de parole primaire. Le cadre de la performance est réduit à son minimum dans une pièce exigüe avec un acteur et un spectateur où il suffit de bouger ou d’émettre un son pour interagir.
 
Le cri de Gaétan Nadeau est un cri qui a un impact lorsqu’on assiste à AMENTIA. Pour moi, le cri dans AMENTIA est un acte de parole qui résonne à partir du corps de l’acteur et qui se propage dans l’espace environnant. La théâtralité et la force de AMENTIA passe par ce cri.

 

À voir au Centre PHI, 407, rue Saint-Pierre, Montréal.
Jusqu'au 21 octobre 2012. Entrée libre.
Mercredi-vendredi 12h-19h
Samedi et dimanche 11h-18h


 

Notes
[1]Krysinski, Wladimir, «Signes et sens du corps dans le théâtre moderne», in Parachute, no.27, été 1982, p.35.
[2]Grotowski, Jerzy. (1971), Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L'Age d'Homme, p.40-41.
[3] Krysinski, op.cit., p.34.
[4]Artaud, Antonin (1964), Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, (coll. “Idées”), p.53-54..
[5]Artaud, op.cit., p.55.
[6]Krysinski, op.cit., p.29.
[7]Artaud, op.cit., p.54.
[8]Ibid, p.109.
[9]Ibid, p.121.
[10]Ibid, p.124.
[11]Ibid, p.180.
[12]Ibid, p.185
[13]Ibid, p.222
[14]Derrida, Jacques, (1967), «Le Théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation», L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, (Coll. Points) p.342.

 

Bibliographie
- Artaud, Antonin (1964), Le Théâtre et son double. Paris, Gallimard, (Coll. Idées).

- Derrida, Jacques, (1967), «Le Théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation», L’Écriture et la différence. Paris, Seuil, (Coll. Points) p.341-368.

- Greenberg, Phoebe (2012), Amentia. En ligne: http://phi-centre.com/fr/evenements/id/amentia (page consultée le 27 août 2012).

- Grotowski, Jerzy (1971), Vers un théâtre pauvre. Lausanne, L'Age d'Homme.

- Krysinski, Wladimir (1982), «Signes et sens du corps dans le théâtre moderne», Parachute, no.27. Montréal, p. 29-35

- Mackrous, Paule, (2012), «Amentia : une fiction clinique!», Effet de présence, histoires & arts à l'ère numérique. En ligne: http://effetdepresence.blogspot.ca/2012/06/amentia-une-fiction-clinique.... (page consultée le 21 août 2012).

- Mundviller, Mathieu, (2012), « Amentia - Regard sur la folie », Délinéaire, Laboratoire NT2, Université du Québec à Montréal. En ligne: http://nt2.uqam.ca/atelier/delineaire/amentia_12_regard_sur_la_folie (page consultée le 21 août 2012).