Jouons à l'absurde avec Pippin Barr

C’est un curieux site que celui de l'artiste Pippin Barr. Créateur de jeux, blogueur et artiste Web néo-zélandais, Pippin Barr présente dans son site Web la totalité de son travail de création. En effet, blogueur depuis 2008, Pippin Barr décide en 2011 de se lancer dans la conception de petits jeux vidéos (pour la plupart conçus en ActionScript3). Principalement axée sur la relation entre l’art et le jeu, sa réflexion créatrice s’amorce dans quelques-unes des entrées de son blogue.

I’ve been thinking of games and art. Games as art. Art games. Arty games. Artistic play. Whathaveyou. [1]

Empreints d’ironie et héritiers de l’absurde existentialiste, les jeux de Pippin Barr sont d’une simplicité visuelle désarmante et font toujours réfléchir le joueur, non seulement sur l’art et sur les valeurs véhiculées pour celui-ci [2], mais aussi sur la condition humaine, l’absurdité de l’existence répétitive prônée par l’organisation sociale, etc.

GuruQuest, Pippin Barr (2011)

{C}Le premier jeu de Pippin Barr, GuruQuest (2011), introduit un personnage (dans les premières versions du jeu, il était représenté par une ligne rouge dans un espace gris où se découpait en grands traits la silhouette d’une montagne et de quelques arbres) qui, dans sa quête existentielle – voire spirituelle – rencontre un gourou. Le dialogue qui s’établit entre les deux protagonistes est nettement marqué par une incommunication rappelant quelque chose de l’absurde beckettien, esthétique narrative qui s’exprimera à travers plusieurs autres des jeux de Pippin Barr. Le scénario principal n’offre aucun dénouement, le personnage errant dans un espace et dans un dialogue qui ne cesse de se retourner sur lui-même.

As with most of the things I find interesting, there’s no real win state or solution – you go find the guru, talk to him, get what you get, and then (perhaps, in a later iteration), go home. [3]

L’absence d’objectif de l’avatar – et, de surcroît, du joueur – est aussi représentée dans maints autres petits jeux tels que War Game (2012), All’s Well That End Well (2012) et Let’s Play: Ancient Greek Punishment (2012). En effet, la réussite ou l’échec déjà assurés d’un jeu révèle le caractère hautement absurde de cet éternel recommencement. Prisonnier d’une spirale infinie, le joueur est constamment livré à une esthétique de la réitération marquée par un certain pessimisme.

War Game, Pippin Barr (2012)

Ainsi, dans War Game, il est impossible de survivre aux attaques de l’armée ennemie alors que notre avatar est seul sur la ligne de front. Pourtant, lorsqu’il est touché, un message apparaît sur l’interface, nous recommendant d’aller consulter un psychiatre. Celui-ci nous pose alors une question – «À quoi rêvez-vous la nuit?» ou alors «Quelle relation entretenez-vous avec votre mère?» – question à laquelle le joueur peut répondre à l’aide de son clavier. Peu importe la réponse donnée, l’issue est toujours la même: le joueur est déclaré apte à revenir au combat et le jeu reprend sur le champ de bataille. Ad vitam eternam.

Let's Play: Ancient Greek Punishment, Pippin Barr (2012)

Dans Let’s Play: Ancient Greek Punishment, le joueur est appelé à choisir un des grands châtiés de la mythologie grecque, soit Sisyphe, Tantale, Prométhée, les Danaéides ou encore Zénon. Prenons par exemple le cas de Sisyphe. À l’aide de deux touches du clavier qu’il doit taper alternativement, le joueur active son avatar-Sisyphe qui pousse un rocher le long d’une côte. Or, l’interface de jeu se termine avant le sommet de cette colline et le rocher ne peut que redescendre. Seul un indicateur du nombre d’échecs marque la progression du jeu.

À propos de cette esthétique de la répétition, Pippin Barr explique, dans une entrevue pour L’Arène (un site/blogue d’information sur les jeux et les activités ludiques montréalaises, développé par le réseau des Bibliothèques de Montréal), que le concept de répétition est à la fois propre au travail de l’ordinateur, mais fait aussi partie de la vie quotidienne des être humains:

Repetition is something that software and computers do especially well - computers can do the same thing forever essentially, and I think that's a powerful aspect to be exploited, almost as if their extremely patient (or perhaps more like they're relentless, like the Terminator). Repetition (and trial and error) are a huge part of being alive in the world, and they're also a huge part of games in general. To the extent that I've wanted to or ended up making games that comment on games themselves, it's made sense to leverage those kinds of mechanics and aesthetics myself. [4]

En ce qui concerne l’esthétique visuelle de ses jeux, Pippin Barr s’inspire en partie de l'esthétique 8-bit associée aux anciens jeux PC. Se défendant du hipstérisme et du côté vintage de cette approche, le créateur dira plutôt qu’il utilise ce médium afin de faciliter la création du jeu. Il ajoute:

I actually swore I wouldn't do another pixelly game after I made Safety Instructions, because I was somehow opposed to it as an aesthetic - I think I thought it was too hipstery or cliched to make "indie" games that look like that.

But the truth of the matter is that pixel art is a huge time saver, and it can also be very beautiful and evocative and powerful. The time saving aspect is really the major thing though, particularly when it comes to animation. The fewer pixels moving around, the more likely it is that I'll actually be able to create a particular animation. Add more pixels and it will very quickly get to the point where I'm not longer capable of making the art for my games!

I do think that a certain evocation of the earlier days of games is good for another reason. The technology we use to create and play games has moved along so fast that nobody really has any time to sit with the older technologies and think about what was possible - it's so tempting to just push forward and do the new thing, make the shinier graphics, etc. But the early days of games were really creative in a lot of ways, and I think it's good to return to that and think about what else could be done. The pace of technology is great in some ways, but I do think it can be very distracting. [5]

Par la conception d’un site où se réunissent ses créations (jeux et non-game art) ainsi que son blogue où se mêlent processus de création et critique d’œuvres du milieu vidéoludique (principalement), Pippin Barr offre à l’internaute l’entièreté de son œuvre dans une perspective englobante qui explore à la fois la parodie, l’absurde, la réitération existentialiste, le tout tranmis par la simplicité esthétique de quelques pixels.

Pour accéder au site de Pippin Barr: http://www.pippinbarr.com/

Les œuvres de Pippin Barr seront peu à peu intégrées au sein du Répertoire du Laboratoire NT2. Vous pouvez aller consulter les fiches simples concernant Hot Coffee, Let’s Play: Ancient Greek Punishment, All’s Well That Ends Well et 30 Flights of Loathing.

 

[1] Pippin Barr (22/01/2011) «Getting Ready for Artistic Gaming», Pippin Barr. Blog. En ligne: http://www.pippinbarr.com/blog/?p=2012 (consulté le 17 juin 2013).

[2] Pippin Barr possède d’ailleurs un doctorat sur les valeurs du jeu vidéo. Sa thèse est disponible dans la section «About» de son site Web, où l'on retrouve aussi son mémoire de maîtrise. En ligne: http://www.pippinbarr.com/about/ (consulté le 17 juin 2013).

[3] Pippin Barr (13/03/2011) «Getting Ready for Artistic Gaming», Pippin Barr. Blog. En ligne: http://www.pippinbarr.com/blog/?p=2162 (consulté le 17 juin 2013).

[4] Pour consulter l'entrevue, voir Thierry (14/05/2013) «Entrevue - Artiste et concepteur Pippin Barr», L'Arène, Bibliothèques de Montréal. En ligne: http://arene.bibliomontreal.com/blogue/entrevue-artiste-et-concepteur-pippin-barr (consulté le 17 juin 2013).

[5] Idem.