Alors que les utopies politiques perdent de plus en plus de concrétude dans les consciences de nos contemporains, notamment les utopies qui découlent du « marxisme occidental 1 », le développement de l'informatique et surtout du World Wide Web ranime le rêve d'un espace sans état, d'un lieu où le pouvoir - le politique - ne serait plus organisé par les mêmes lois. L'activisme politique sur Internet, nommé aussi hacktivisme puisqu'il provient de la culture hacker, produit entres autres une résurgence de désirs chez les internautes pour les luttes en faveur de la liberté et contre le capitalisme. Le piratage informatique offre ainsi les moyens de poursuivre une lutte qui semblait jusqu'alors ne plus posséder d'options de combat. Dans la présentation du numéro de la revue Critique consacrée aux pirates, Razmig Keucheyan et Laurent Tessier décrivent les traits du pirate informatique en le distinguant du pirate des mers :
D'abord, ces pirates nouveaux détournent, mais contrairement à leurs ancêtres, ils ne détournent pas pour détourner : ils ont un message, une posture critique vis-à-vis de la société. Pirater est leur moyen d'exprimer un désaccord. Alors que les pirates historiques étaient avant tout de grands pragmatiques qui évitaient soigneusement la publicité, ces pirates contemporains exposent fièrement leurs piratages à la face du monde, en guise de défi. De fin, le piratage est devenu un moyen 2.
La pratique artistique sur Internet n'est pas passée à côté de ces courants de lutte politique. Dans son article « Art et hacktivisme : l'alternative Internet », Jean-Paul Fourmentraux dresse un portrait de cette partie de l'art hypermédiatique qui compte notamment le collectif d'artistes etoy. Le présent dossier ne s'intéressera qu'à la présence d'activisme politique au sein d'un jeu vidéo. Il explora de quelle manière le jeu vidéo sert de forme sur Internet pour les luttes sociales.
etoy et la lutte contre l'entreprise privée
Une des oeuvres les plus connues du collectif d'artistes activistes etoy se présente d'ailleurs sous la forme d'un jeu. Alors qu'un détaillant de jouets - etoys.com - poursuit les sept artistes afin de leur retirer les droits sur leur nom de domaine trop près du leur, le collectif lance le 12 décembre 1999 un jeu en réseau : New Internet "Game" Designed to Destroy Etoys.com. Les internautes sont invités à devenir des soldats.etoy et à manoeuvrer des attaques successives sur le site de l'entreprise afin d'empêcher les ventes en ligne. Comme le raporte Bertrand Gauguet, dans son article « etoy. pour un hacktivisme communautaire », le chiffre d'affaire de la compagnie a diminué radicalement. Sa cote au Nasdaq est passée de 67 à 15 dollars en deux mois grâce aux attaques encouragées par les pirates artistes.
L'oeuf de Pâques contre l'homophobie
Un des premiers exemples de militantisme, cité par Julian Alvarez dans sa thèse sur le serious gaming, fut inséré à l'intérieur d'un jeu commercial. Jacques Servin, membre du groupe activiste The Yes Men et co-fondateur du collectif artistique RTMark, travaillait comme programmeur pour la compagnie américaine Maxis. Dans le jeu SimCopter, sorti en 1996, Servin a inséré, à l'insu de l'équipe de développement, des personnages masculins qui s'embrassent à certaine date précise : tous les vendredi 13, le jour de l'anniversaire de Servin, le jour de l'anniversaire de son conjoint. Officiellement, Servin fut renvoyé de la compagnie pour avoir inclus un oeuf de Pâques dans le jeu et non pour le contenu militant en faveur de l'homosexualité qu'il avait inséré. La compagnie a développé et publié un correctif afin de retirer le contenu de Servin.
La Molleindustria et la dictature du divertissement
Les exemples d'etoy et de SimCopter constituent de rares cas où la relation entre les actionspolitiques contre le système capitaliste et les conséquences sur lemonde financier sont tangibles. Selon Gonzalo Frasca, créateur du jeu September 12th et chercheur au Center for Computer Game Research de l'Université de Technologie de l'information de Copenhague, les jeux engagés prirent un essor considérable après le 11 septembre 2001. Pour lui, le jeu vidéo devient une forme d'expression bien de notre époque afin de revendiquer des changements sociaux 3. Un collectif d'artistes italiens, regroupés sous la bannière de la Molleindustria concentre tous leurs travaux autour du développement des jeux vidéo engagés. L'objectif du collectif est non seulement de produire des réflexions sur notre société, mais surtout de libérer le jeu vidéo, en tant que média, de l'emprise commerciale :
We can free videogames from the "dictatorship of entertainment", using them instead to describe pressing social needs, and to express our feelings or ideas just as we do in other forms of art. But if we want to express an alternative to dominant forms of gameplay we must rethink game genres, styles and languages. The ideology of a game resides in its rules, in its invisible mechanics, and not only in its narrative parts. That's why a global renewal of this medium will be anything but easy 4.
Les jeux en Flash développés par la Molleindustria s'intéressent autant aux problématiques autour de l'identité sexuelle (Queer power), aux guerres de religion (Faith Fighter), aux abus de pouvoir des organisations religieuses (Operation : Pedopriest) qu'aux médias indépendants (Enduring Indymedia). Avec McDonald’s Videogame, les artistes poussent plus en profondeur les possibilités de dénonciation offertes par le jeu vidéo. Alors qu'un jeu comme September 12th de Frasca est une image frappante des conséquences de la guerre 5, la Molleindustria démontre dans McDonald’s Videogame que le développement de la jouabilité peut aussi contribuer à donner plus d'impact à l'illustration. Construit à la manière d'un jeu de stratégie, le joueur incarne le grand patron des restaurants McDonald's et doit veiller à toutes les étapes de production de la marchandise. Le joueur se retrouve lui même pourssé à ajouter des produits chimiques pour stimuler la récolte ou à soudoyer les médias afin d'éviter une mauvaise publicité.
À l'assaut des mondes virtuels
Au lieu de construire un univers de toutes pièces comme dans les oeuvres de la Molleindustria, d'autres artistes travaillent plutôt à l'altération de mondes virtuels existant. Une équipe australienne, qui rassemblait des journalistes, des artistes et de programmeurs, a travaillé à la réalisation de Escape From Woomera. Le jeu, qui dénonce les conditions de vie des immigrants qui arrivent en Australie, est un mod 6 pour le jeu commercial Half-Life. Le jeu de tir à la première personne se transforme ainsi en documentaire. Avec Velvet-Strike, l'artiste américain Brody Condon qui travaille beaucoup à partir jeux vidéo, propose un patch 7 qui permet d'insérer des graffitis dans le jeu de tir à la première personne Counter-Strike. Comme Escape From Woomera, Counter-Strike est un mod de Half-Life, créé par Minh Le et Jess Cliffe, qui a connu une immense popularité à sa sortie en 1999. Les internautes fréquentent encore en grand nombre Counter-Strike, même s'il date maintenant de plusieurs années. Ce mod est aussi connu que le jeu original. Velvet-Strike permet aux joueurs de laisser une trace de leur présence au sein d'un univers virtuel partagé par de multiples internautes. Cette oeuvre s'inscrit très bien au sein de la culture hacker. Dans Abstract hacktivism : the Making of a Hacker Culture, Otto Von Busch et Karl Palmas résument la stratégie du hacker :
Emphasizing it once again, what we see with heresy (and hacking) is the tactic of tracking of keeping the power on, keeping the faith (even if it is 'opium for the people') intact, opposing not the energy of the system, but the hegemomic order and control the system. Hackers are not subverting the root or core, but instead reconnecting the flows, because it is in these that the power for change can be short-circuited and used 8.
La culture hacker propose de comprendre de l'intérieur les systèmes et d'agir au sein de ceux-ci. L'oeuvre Velvet-Strike fonctionne de cette manière puisqu'elle invite les internautes à disséminer des graffitis et des messages engagés dans un univers très fréquenté et peu propice à une action de dénonciation.
L'engagement de l'art
Si l'hacktivisme et ses manifestations dans les jeux vidéo offre de nouveaux véhicules à l'engagement artistique, les débats philosophiques qui ont eu cours au 20e siècle ne s'en trouvent pas instantanément résolus. L'opposition entre Jean-Paul Sartre et Theodor W. Adorno sur la littérature engagée demeure ouvert9. Le jeu vidéo n'est donc qu'un média différent qui permet de ranimer à sa manière les passions des activistes. Pour Adorno, l'oeuvre d'art doit résister au monde sans se mettre au service des humains. Elle porte négativement la promesse d'un changement politique. L'oeuvre d'art ne s'engage que pour elle-même et non afin de faire la promotion d'une opinion politique. Dans plusieurs jeux vidéo d'activisme politique, une visée éducative sert souvent de base au projet (Escape From Woomera, Darfur is Dying, 3rd World Farmer, McDonald’s Videogame). En se mettant au service de leurs contemporains, ces oeuvres n'ouvrent pas autant la réflexion qu'elles le prétendent. Elles diffusent un message politique précis qui ne s'arroge pas le pouvoir d'indétermination propre à l'esthétique. Des oeuvres plus troublantes et éthiquement douteuses, comme Operation : Pedopriest, Vigilance 1.0, Super Columbine Massacre RPG et Where-Next, en ne fournissant jamais de message précis, réussissent bien davantage leur mission activiste.
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[1] Razmag Reucheyan, « Philosophie politique du pirate », Critique, Editions de Minuit, Juin-Juillet 2008, p. 458.
[2] Razmig Keucheyan et Laurent Tessier, « Présentation », Critique, Juin-Juillet 2008, p. 457.
[3] Julian Alvarez, Du Jeu vidéo au Serious Game, approches culturelle,pragmatique et formelle, thèse de doctorat, Université de ToulouseIII, 2007, p. 21. en ligne: http://www.jeux-serieux.fr/2008/04/02/une-these-francaise-sur-les-seriou... (consulté le 21 juillet 2008)
[4] Jason Wilson, « Playing up: an interview with Molleindustria », 11 février 2003, en ligne: http://www.molleindustria.org/node/134 (consulté le 21 juillet 2008)
[5] Dans ce jeu, l'internaute est invité à lancer des bombes sur une ville fictive du Moyen-Orient. Plus les bombes détruisent des édifices et tuent des individus, plus les citoyens prennent les armes. La violence engendre donc la violence.
[6] Par le terme mod qui vient du nominatif anglophone modification, on désigne un jeu qui a été crée à partir d'un autre jeu. Les créateurs de jeu indépendants ont souvent utilisé cette méthode pour construire leurs jeux. Dans certains jeux, surtout les jeux de stratégie, les mods ne concernent que la création de nouveaux scénarios ou de nouvelles campagnes. Les joueurs pouvaient donner libre cours à leur imagination. Les mods permettaient dans Civilization 2, par exemple, d'inventer un scénario d'indépendance du Québec dans lequel les Québecois prenaient les armes pour protéger leur territoire. Dans Half-Life, les modifications permises touchaient en profondeur le moteur du jeu et permettaient une altération importante de l'original.
[7] Le terme français pour patch est correctif. J'emploie ici le terme anglais, dans ce cas particulier, puisqu'il ne s'agit pas d'un correctif produit par la compagnie afin d'enrayer un problème dans le logiciel, mais bien d'un ajout à la manière d'un mod.
[8] Otto von Busch & Karl Palmas, Abstract hacktivism : the making of a hacker culture, London et Istanbul, 2006, p. 107.
[9] Lire à ce sujet : le chapitre « L'esthétique comme politique » in Jacques Rancière, Le malaise dans l'esthétique, coll. « La philosophie en effet », Paris, Gallilée, 2004.