The Wilderness Downtown ou la réactualisation des lieux communs par l’interactivité

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Amalgame de différents médiums, le vidéoclip occupe une zone floue dans le milieu des arts. Il n’est d’ailleurs pas toujours reconnu à sa juste valeur, autant par la critique qui ne s’y intéresse guère que par l’ensemble de l’industrie artistique qui semble souvent le considérer comme un simple outil promotionnel. Néanmoins, certains créateurs tiennent à en dégager tout le potentiel esthétique, à en faire un objet d’art. Citons notamment David Bowie, Peter Gabriel et Björk, autant d’artistes lui ayant accordé une réelle valeur, le considérant comme une partie intégrante de leur œuvre. Ces musiciens ont, par le fait même, permis l’émergence d’une classe particulière de réalisateurs dont l’immense créativité a su donner ses lettres de noblesse au genre. Ce fut notamment le cas de Chris Cuningham, Michel Gondry, Spike Jonze et David Fincher, créateurs pour qui le clip s’est avéré être un chantier d’expérimentations particulièrement riche, permettant de poser les bases de leur style et d’asseoir leur renommée.

Plus récemment, la formation rock Arcade Fire a habilement tiré profit des possibilités du médium. Ce groupe phare de la musique indépendante des années 2000 a su transposer dans le clip sa volonté d’autonomie face à l’industrie, en s’éloignant notamment du lieu traditionnel de diffusion qu’est la télévision pour se tourner vers le Web. Arcade Fire a ainsi permis le développement et la mise en ligne de plusieurs œuvres tenant plus de l’art hypermédiatique que de la vidéo, inaugurant une nouvelle approche qui cherche à exploiter les possibilités du numérique.

À cet effet, le groupe a lancé, durant l’été 2010, The Wilderness Downtown [1], court film interactif accompagnant la pièce «We Used to Wait», tirée de l’album The Suburbs [2]. Cette œuvre – réalisée par Chris Milk, en association avec Chrome Experiments, une filière de Google – explore les possibilités nouvelles offertes par Internet, tout en proposant une expérience d’une grande portée émotive. La force de cette œuvre est qu’elle se construit autour de représentations certes un peu éculées, mais réactualisées d’une façon originale grâce au riche lien qui s’établit entre l’image, le texte et la musique, ainsi que grâce à son cadre interactif. Cet alliage a ceci de particulier qu’il permet d’interpeller l’internaute à même son identité propre. Cette analyse se propose donc de décrire ce film de façon chronologique, en soulignant au passage les mécanismes permettant cette réactualisation.

D’emblée, au niveau des images, la première minute de The Wilderness Downtown propose un univers filmique relativement conventionnel. L’innovation formelle se trouve dans la structure du montage vidéo qui exploite les possibilités techniques du navigateur Web: ouvertures/fermetures, mouvements et superpositions de fenêtres en établissent les grandes lignes. Cependant, grâce à sa dimension interactive, l’œuvre arrive à dépasser la simple exploration formelle et à proposer une réflexion identitaire complexe visant l’internaute même. Ainsi, celui-ci verra surgir dans le clip les images de la maison de son enfance, images tirées de Google Earth et Google Street View. Résultat? D’un point de vue émotif, l’utilisateur sera en quelque sorte pris en otage par le clip et ses questionnements, puisque des représentations intimement liées à sa propre subjectivité apparaitront dans le cadre étranger d’une création qui le convoque à prime abord comme simple spectateur, mais qui l’entraine finalement dans une série d’évocations interpellant sa propre construction identitaire. Le dispositif technique le forcera même à participer activement à cette réflexion, le contraignant à écrire, en temps réel, une lettre destinée aux nouveaux occupants de sa maison d’enfance. The Wilderness Downtown arrive ainsi à constituer une forme de récit des origines, récit qui sera par la suite englouti par une forêt virtuelle, sorte d’appel à faire table rase du passé, à modeler son identité différemment.

Course vers le passé et innovation technologique

Tel que mentionné plus tôt, The Wilderness Downtown est diffusé en ligne. L’œuvre utilise d’ailleurs de belle façon les contraintes liées à ce cadre. En effet, l’enchainement des plans, des scènes et des éléments interactifs constituant le vidéoclip s’articule autour d’un mélange de mouvements, de superpositions et d’ouvertures/fermetures de fenêtres intempestives. Ces possibilités sont ouvertes par l’utilisation du HTML5 [3]. Ainsi, l’environnement classique du navigateur Web est placé au cœur de la structure de l’œuvre, à un point tel qu’il en fonde la poétique première, c’est-à-dire qu’il en est non seulement le matériau de base, mais qu’il constitue aussi l’objet d’une bonne part du travail formel proposé par le clip.

Dès la page d’accueil de The Wilderness Downtown, on demande à l’internaute d’entrer l’adresse de la maison où il a grandi dans un champ de saisie de texte. Mais après une courte attente, une deuxième fenêtre montrant les images d’un enfant qui court vient se superposer à la première. Dans un même temps, l’ostinato de piano introduisant «We Used to Wait» se fait entendre. L’internaute est donc d’abord entrainé dans un environnement traditionnel de vidéoclip, chose qui peut tendre à lui faire oublier l’adresse saisie plus tôt. L’interactivité étant d’abord absente du film, l’intérêt de l’œuvre se trouve alors dans le riche rapport iconotextuel qui se construit entre les paroles de «We Used to Wait» et la vidéo. En effet, très vite, le texte présente un narrateur qui décrit, à la première personne du singulier, un passé un peu abstrait: «I used to write / I used to write letters, I used to sign my name» [4]. Simultanément, la caméra continue de montrer des images de l’enfant évoqué plus tôt. Celui-ci court la nuit, dans une rue éclairée par des lampadaires. Ce personnage, qui semble fort jeune, ne présente cependant aucun trait distinctif. Portant un jeans, des espadrilles blanches et un chandail gris trop grand dont le capuchon lui cache la figure, il est sans genre, sans visage et ne peut être lié à aucun contexte sociohistorique précis, puisque son habillement ne saurait être associé à aucune mode, sinon peut-être à un vague après-1980. En effet, ce n’est qu’à partir de cette époque que ce type d’habillement devint populaire, pour ne jamais vraiment disparaître. Par conséquent, ce personnage est en quelque sorte sans identité. Ainsi, dans un double mouvement, son caractère générique permet à l’internaute de facilement s’y identifier, en même temps que sa jeunesse l’associe au passé évoqué par le texte.

Toutefois, assez rapidement, une contradiction est introduite, puisque les paroles de «We Used to Wait» énoncent: «I used to sleep at night / Before the flashing lights settled deep in my brain» [5], alors que, justement, le personnage court dehors la nuit. Puis la pièce enchaine: «By the time we met / The times had already changed» [6]. Aussitôt, la caméra, jusqu’alors surélevée par rapport au personnage, se déplace pour faire un plan en contre-plongée et, dans son mouvement, révèle le soleil levant désormais visible derrière le coureur, emplissant l’écran de la lumière jaune du matin. Dans celle-ci se dessinent les silhouettes de bungalows, alignés en retrait de la chaussée, décor caractéristique de la banlieue des grandes villes nord-américaines. Il y a donc ici une forme de rupture dans la continuité puisque, malgré que le personnage soit presque continuellement présenté à l’écran, une ellipse temporelle est nécessaire à l’apparition subite du soleil. Cette rupture vient, en quelque sorte, soutenir la mise à distance du passé faite par le texte, celui-ci évoquant de grands changements entre l’autrefois d’abord décrit et le moment de l’énonciation.

Par la suite, l’idée de rupture dans la continuité est réaffirmée, alors que, ramenant l’écriture au centre de son propos, le narrateur affirme: «I never wrote a letter / I never took my true heart, I never wrote it down» [7]. Il y a donc ici évocation d’un problème communicationnel, puisque le fait de ne jamais avoir rédigé une lettre implique, pour le narrateur, l’absence d’expression vraie. Ce rapprochement n’est pas sans rappeler un paradoxe fondamental de la société actuelle, paradoxe lié au développement des moyens de communications – courriels, téléphonie cellulaire, messages textes et, surtout, médias sociaux. Autant de technologies permettant des échanges rapides et efficaces mais qui, en même temps, font perdre de l’importance à l’acte communicationnel, dont la répétition et l’abondance en amenuisent la force. De plus, ces nouvelles technologies impliquent souvent «des rapports identitaires précarisés et relativisés rendus possibles par le virtuel, où les avatars et les pseudonymes s’imposent, une identité avant tout enfilée comme un masque» [8]. En d’autres mots, la façon dont l’individu se présente, par exemple, sur les réseaux sociaux virtuels, n’est souvent pas en phase avec ce qu’il est réellement puisqu’il se crée «une identité numérique et cybernétique, au sens d’une identité provisoire établie et mise en partage en situation de communication» [9]. En résumé, la communication entre individus est de nos jours constante, mais en même temps souvent superficielle, puisque redondante et désincarnée. Finalement, l’acte singulier de vouloir dire quelque chose à quelqu’un perd de sa valeur au profit d’une masse de messages rapides, souvent réduits à une simple fonction utilitaire. Au milieu de cet ouragan communicationnel, le courrier traditionnel peut sembler totalement désuet. Pourtant, le temps nécessaire à la rédaction d’une lettre, à sa mise à la poste et à sa livraison, implique une plus grande volonté de communiquer. Sans appel, sans rétroaction immédiate, sans possibilité de remettre à plus tard ce qui devrait être dit maintenant, la lettre contraint à une forme d’expression mieux pesée, plus posée. Cette perspective peut expliquer les propos du narrateur, puisque celui-ci installe l’idée d’un changement l’ayant poussé à s’éloigner de cette forme traditionnelle de communication et de l’expression authentique qu’elle favorise.

Par la suite, ce rapprochement tend à se cristalliser en une forte métaphore, point d’ancrage autour duquel s’articule l’interrelation des paroles et du vidéoclip interactif: «So when the lights cut out / I was left standing in the wilderness downtown» [10]. Il y a ici association entre le paradoxe communicationnel expliqué plus tôt et l’idée de solitude. Car c’est justement au centre-ville, là où s’amassent les foules, que se vit cet isolement. C’est que le centre-ville constitue de nos jours un espace d’une grande valeur symbolique, puisqu’il est un point de confluence. Les gens y sont appelés par le travail, les études, le désir de réussite; ou encore par les divertissements branchés et l’étalage de richesses, de succès auquel on y assiste. Avec ses publicités criardes, ses panneaux-réclames; avec ses boutiques chics, ses bazars bon marché, ses grandes surfaces et ses chaines de magasins mondialisées; avec ses restaurants, ses cinémas et ses salles de spectacles, le centre-ville est aussi l’espace du commerce, le représentant d’un capitalisme exacerbé. Par conséquent, ce lieu revêt souvent un caractère sauvage et devient un espace où règne la compétition, où chacun tente de tirer son épingle du jeu, un endroit où l’individualisme et la vitesse forment le couple royal de la course vers le profit. C’est donc ici que vient se greffer le paradoxe communicationnel, paradoxe qui transforme potentiellement, voire définitivement, l’individualisme en solitude.

Toutefois, de prime abord, cette métaphore contraste grandement avec la vidéo. Alors que les paroles de «We Used to Wait» posent un centre-ville sauvage, la caméra nous montre toujours le même jeune garçon courant dans cette même rue de banlieue. Cette caméra insiste sur le mouvement de ses pieds, pendant qu’une deuxième fenêtre, montrant un groupe d’oiseaux noirs, vient se joindre à la première. Encore ici, le contraste entre le texte et l’image n’est qu’apparent. Pouvant d’abord sembler insignifiants, ces oiseaux peuvent néanmoins être associés à l’idée de la migration: celle de la banlieue vers le centre-ville d’une part, mouvement qui marque les vies de jeunes adultes d’un grand nombre de Nord-Américains en quête de réussite, et d’autre part celle d’une maison à l’autre, d’une cité à l’autre, pour cause de déménagement, de divorce ou autre, reflet de l’instabilité géographique qui de nos jours ponctue la vie de nombreux individus. Cela est particulièrement signifiant si on prend en considération l’ensemble de l’album d’Arcade Fire, intitulé The Suburbs, qui a pour thématique cette mouvance sociale et les conséquences existentielles qu’elle implique. Dès lors, il devient évident qu’au-delà d’un contraste apparent, il y interdétermination entre le texte et l’image, puisque l’un permet d’approfondir la signification de l’autre, et vice-versa.

Dans le même ordre d’idées, la représentation des pieds du personnage le désincarne encore davantage. Il y a donc évocation de la virtualisation des rapports humains exprimée métaphoriquement par le texte, mais il y a aussi insistance sur la vitesse, l’urgence, sur le défilement de l’asphalte. Fuite face à la solitude, poursuite de l’idéal d’accomplissement et d’authenticité caractéristique de l’époque contemporaine, évocation de la course folle d’un monde soumis au progrès et à la technologie [11], recherche de racines qui ne cessent de se dérober? Impossible de répondre, ces pistes d’interprétation étant toutes possibles, surtout en regard du refrain: «Now our lives are changing fast / Now our lives are changing fast / Hope that something pure can last / Hope that something pure can last» [12]. Par la répétition, le texte vient récupérer l’insistance sur la vitesse déjà présente dans la vidéo et y joint l’idée du changement, l’espoir que quelque chose de vrai puisse en émerger.

Mémoire, espace, identité et interactivité

Durant le refrain, la musique – s’articulant jusque-là autour d’une lourde ligne de basse, d’une batterie plutôt rock et de guitares mordantes – devient plus aérienne. Ne conservant qu’une rythmique minimale, elle laisse plutôt la place à des claviers et à la voix du chanteur, alors haut-perchée. En parallèle, la caméra montre des photographies aériennes d’une ville, photos de toute évidence tirées de Google Earth. Puis la volée d’oiseaux aperçue plus tôt vient planer au sein même de ces images, tandis que des fenêtres montrant le personnage qui court s’ouvrent autour de la fenêtre principale. Simultanément, la caméra fait un zoom avant, donnant l’impression qu’elle se prépare à atterrir. Par la suite, comme le chanteur entonne le second couplet, des images provenant de Google Street View, tournant sur elles-mêmes, apparaissent entre les plans montrant l’enfant qui court, permettant enfin à l’internaute de confirmer les doutes que l’utilisation d’images de Google Earth avait peut-être fait germer en lui. En effet, les extraits vidéo tirés du Web sont liés à l’adresse entrée dans le champ de saisie de texte, sur la page d’accueil de The Wilderness Downtown. Il s’agit donc, si l’utilisateur a respecté la consigne, d’images de la maison où il a grandi. Cette prouesse est possible grâce au fait que Google Earth et Google Street View sont d’immenses sites Internet constitués de cartes où il est possible de repérer des adresses, et à partir desquelles un environnement virtuel a été constitué. Cet environnement est fait de milliers de photos recréant des villes entières. Il est possible de s’y déplacer autant au niveau du sol qu’en vue aérienne. The Wilderness Downtown utilise donc ces données pour insérer au sein d’un vidéoclip des images directement liées au passé de l’internaute. Par ce procédé, l’œuvre, qui jusqu’ici avait convoqué plusieurs clichés, acquiert une force d’évocation remarquable, non pas parce qu’elle sort des lieux communs, mais bien parce qu’elle les emploie d’une façon tout à fait nouvelle. Et c’est justement le Web qui permet cette nouveauté en offrant la possibilité de développer des univers interactifs sans précédent, univers pouvant être liés à des flux ou à des bases de données déjà présentes en ligne.

C’est à partir de ce point que The Wilderness Downtown se charge d’une portée émotive particulière, portée intimement liée aux innovations technologiques présentées précédemment. En effet, d’un point de vue phénoménologique, la représentation de la maison possède une grande valeur symbolique:

grâce à la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont logés […]. On croit parfois se connaître dans le temps, alors qu’on ne connaît qu’une suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l’être, d’un être qui ne veut pas s’écouler, qui, dans le passé même quand il s’en va à la recherche du temps perdu […] veut suspendre le vol du temps. [13]

Toutefois, ce commentaire de Gaston Bachelard est d’abord et avant tout une réflexion sur la signification potentielle de l’image de la maison dans un contexte poétique. Il est donc nécessaire de le considérer ici sous un angle légèrement différent. En effet, l’œuvre qui nous intéresse intègre une représentation analogique de la maison, soit de son image à proprement parler, non pas une image poétique. Et il ne s’agit pas de n’importe quelle maison, mais bien de celle ayant bercé l’enfance de l’internaute. Par contre, cela ne veut pas dire que la maison perd sa valeur symbolique. En effet, son image, telle qu’insérée dans The Wilderness Downtown, est nécessairement contemporaine à la création de Google Earth et Google Street View. Conséquemment, sa représentation ne peut pas être exactement pareille à celle enregistrée dans la mémoire de l’utilisateur. C’est donc la capacité de cette image à interpeller des souvenirs importants pour l’internaute qui compte. Ainsi, dans ce contexte particulier, ce sont les dimensions mnémoniques et identitaires convoquées par l’image qui seront mises de l’avant. Étant donné que «notre monde psychique est façonné par nos représentations qui charpentent notre monde intérieur» [14], la maison d’enfance occupe une place fondamentale dans la construction identitaire de tout individu. En effet, elle loge les premiers souvenirs, la stabilité de l’être particulière de l’enfance, les bases de la constitution subjective de tout être humain: milieu familial, éducation, milieu social (ou absence de ceux-ci). Elle constitue donc un espace originaire, un lieu de construction identitaire. Ainsi, il s’agit d’une représentation fondamentale pour tout individu, élément structurant de son univers psychique et qui est à même de l’interpeller dans son identité profonde. Cependant, l’internaute – obligé de confronter l’image de sa maison d’enfance au sein de The Wildernes Downtown – se trouve non seulement interpellé par l’œuvre, mais en quelque sorte inclus dans celle-ci. Il est alors, d’une certaine manière, pris en otage par une création interactive qui lui est totalement étrangère. En effet, cette œuvre, qui l’avait d’abord convoqué en tant que spectateur passif, intègre finalement et malgré lui des représentations liées à sa propre subjectivité, convoque une part de son intimité dans un cadre qui traditionnellement ne peut être que celui d’un autre fictionnel. Par conséquent, The Wilderness Downtown peut se charger d’un grand nombre d’affects, allant de la nostalgie d’un passé révolu à la peur du temps qui passe et mène irrémédiablement vers la mort. C’est ainsi que cette représentation vient interdéterminer le texte en faisant écho aux paroles du refrain: à l’angoissante vitesse à laquelle la vie change et s’éloigne de l’enfance, répond cette époque naïve où tout était possible, où le rêve pouvait émerger du simple vol des oiseaux ou de l’attente d’une lettre.

C’est donc devant la représentation virtuelle de la maison d’enfance de l’internaute que le personnage vient enfin finir sa course. Après avoir repris son souffle, il regarde autour de lui. Dans une seconde fenêtre, la vue aérienne tirée de Google Earth accélère son approche du sol. Une troisième fenêtre présentant la vision du personnage s’ouvre alors et vient se juxtaposer aux deux autres de façon à offrir simultanément trois points de vue sur la même scène. Cette caméra subjective tourne donc également sur elle-même, mais au cœur même de Google Street View, face à la maison d’enfance de l’internaute, montrant ce qu’est devenu l’environnement dans lequel celui-ci a grandi et complétant par le fait même sa superposition à cet enfant générique. Cette course effrénée apparaît alors comme une forme de retour vers les origines – retour virtuel, certes, mais qui, grâce à la force d’évocation de la maison, peut se charger d’un grand nombre d’affects, dont un sentiment de perte. Ce sentiment, déjà suscité par les deux premiers couplets de «We Used to Wait», est ici interpellé avec une force particulière, puisque l’être est, face à la représentation virtuelle de lieux liés à l’enfance, en quelque sorte «jeté dehors, c’est-à-dire […]: mis à la porte, hors de l’être de la maison, circonstances où s’accumulent l’hostilité des hommes et l’hostilité de l’univers» [15]. En effet, bien que se donnant en partie à voir, l’espace originaire reste insaisissable, coupé de la réalité par l’immatérialité caractéristique de l’image à l’écran. Nous confrontant ainsi au malaise d’une représentation virtuelle imposée de l’extérieur, ramenant à un passé inaccessible puisque révolu, et puisque l’«espace appelle l’action» [16], la caméra finira par redécoller en tournoyant.

Deuxième phase interactive: l’écriture contre le centre-ville sauvage

Cependant, l’interactivité ne s’arrête pas à ce qui a été décrit plus tôt. En effet, avant d’en venir au deuxième refrain, le texte revient encore une fois sur l’idée d’écrire: «I’m gonna write a letter to my true love / I’m gonna sign my name / Like a patient on a table / I wanna walk again, gonna move through the pain» [17]. Une deuxième phase d’interactivité est alors introduite, celle-ci devenant plus directe, puisque permettant à l’internaute de rédiger lui-même une lettre qui, selon les consignes données par l’œuvre, doit être adressée aux gens qui vivent désormais dans la maison de son enfance.

Cependant, pour bien comprendre la pertinence de cette seconde forme d’interactivité, il importe d’abord de se pencher sur la signification du texte. Celui-ci présente l’acte d’écrire comme une façon de surmonter la douleur, référence probable aux vertus thérapeutiques et cathartiques que la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse accordent à l’écriture. En effet, «le langage intérieur, le récit qu’on se fait quand on pense à soi et à sa propre histoire créent une identité narrative, une stabilité de représentations qui nous permettent d’acquérir le sentiment de rester nous-mêmes quand le milieu varie et parfois nous cogne» [18]. Le fait d’écrire, de faire le récit de soi ou de communiquer ses sentiments à d’autres, peut permettre la constitution ou la solidification d’une telle identité ou de telles représentations. C’est donc sur ce plan que The Wilderness Downtown cherche à intervenir, en interpellant d’abord un espace identitaire fondamental, celui de la maison d’enfance, et en permettant ensuite l’expression par écrit des sentiments engendrés. Il s’agit donc, en quelque sorte, de faire le pont entre l’individu et ceux qui habitent désormais ce lieu fondamental, et d’entrer par le fait même en communication avec l’actualité de cet espace. (Bien sûr, cette démarche est surtout signifiante pour un sujet victime de l’instabilité géographique caractéristique de l’époque actuelle et du déracinement qui en est le corollaire.) Cependant, tout n’est pas si simple, puisque durant la rédaction, les caractères alphabétiques insérés par l’internaute se mettront à pousser, prenant l’allure de branches défoliées, comme si le centre-ville sauvage évoqué plus tôt s’emparait de l’écriture de l’internaute, anéantissant sa volonté d’expression vraie. Les oiseaux noirs aperçus plusieurs fois depuis le début de l’œuvre viendront ensuite se poser sur ces mots, sur ces branches, avant de s’envoler pour envahir Google Earth.

Toutefois, la prise de contrôle de l’œuvre par ce centre-ville sauvage ne s’arrête pas là. Dès que le temps alloué à la rédaction de la lettre est écoulé, des arbres virtuels se mettent à pousser dans les images issues du Web, poursuivant le garçon, jusqu’à recouvrir complètement la représentation de la maison d’enfance de l’internaute. En parallèle, la musique, marquée par une constante montée d’intensité, devient de plus en plus chaotique, de nombreuses voix se joignant à celle du chanteur pour répéter «Wait for It» [19]. Ainsi, cette finale semble évoquer un impossible retour vers le passé, vers l’espace logeant les représentations identitaires fondamentales de l’utilisateur. Dans tous les cas, cet espace – qu’il soit imaginaire, virtuel ou réel – a lui aussi subi l’épreuve du temps, s’est transformé jusqu’à devenir un autre multiple et insaisissable. Dans cet ordre d’idées, l’identité profonde de l’adulte semble condamnée à être démembrée par la migration, par la folie de l’époque contemporaine, par ce centre-ville sauvage où le narrateur se considère comme abandonné. Gérard Genette écrivait déjà, en 1966:

L’homme d’aujourd’hui éprouve sa durée comme une «angoisse», son intériorité comme une hantise, ou une nausée; livré à l’«absurde» et au déchirement, il se rassure en projetant sa pensée sur les choses, en construisant des plans et des figures qui empruntent à l’espace des géomètres un peu de son assise et de sa stabilité. À vrai dire, cet espace-refuge lui est d’une hospitalité toute relative, et toute provisoire, car la science et la philosophie moderne s’ingénient précisément à égarer les repères commodes de cette «géométrie du bon sens» et à inventer une topologie déroutante, espace-temps, espace courbe, quatrième dimension; tout un visage non-euclidien de l’univers. [20]

Cette citation me semble bien décrire la crise identitaire évoquée par The Wilderness Downtown, ainsi que par l’ensemble du dernier album d’Arcade Fire, à cette différence que la philosophie, la science et surtout la technologie ont, de nos jours, fini d’égarer les repères autours desquels se construisait auparavant l’identité.

En effet, il y a un certain nombre de «traits caractéristiques de la culture et de la société contemporaines que les gens perçoivent comme un recul ou une décadence, en dépit du "progrès" de notre civilisation» [21]. Ceux-ci reposent d’une part sur l’individualisme découlant d’une conception radicale de la liberté, conception issue des Lumières et qui a entrainé la chute des structures sociales traditionnelles (famille, Religion, Nation, classe sociale) au profit de la possibilité pour chacun de choisir sa propre destinée. Cela a fait en sorte de dissoudre le cadre à l’intérieur duquel se constituait auparavant l’identité, puisque celle-ci se définissait alors sur la base d’un sentiment d’appartenance: appartenance à une famille, à un pays, à une religion, etc.

D’autre part, l’instrumentalisation de la raison a fait en sorte d’accentuer la distension du tissu social. Par exemple, «l’utilisation des exigences de la croissance économique pour justifier la répartition très inégale des biens et des revenus, ou la façon dont ces mêmes exigences nous rendent insensibles aux besoins de l’environnement, au point de nous mener au désastre» [22], réduit le monde à une forme d’utilitarisme extrême favorisant presque systématiquement les biens nantis. Cela laisse bien peu de place aux besoins de tout un chacun et de l’ensemble de la population, voire du genre humain. La société est donc devenue d’autant plus hostile qu’elle semble parfois évoluer dans le sens d’une négation de ce qui serait nécessaire à son bon développement. De plus, cette situation fait en sorte de ralentir et même d’empêcher la construction d’un nouvel horizon moral rassembleur, capable de redonner un cadre identitaire à l’intérieur duquel il est possible de se constituer comme sujet. Et c’est justement dans la métaphore du centre-ville sauvage que vient se cristalliser cette vaste problématique: repère de l’individualisme et du capitalisme, cet espace condense les principaux traits négatifs de l’époque actuelle. C`est donc cette destruction du cadre identitaire traditionnel que viennent figurer ces arbres virtuels, cet envahissement des représentations fondamentales à la constitution psychique de tout individu.

Il est néanmoins nécessaire de développer un dernier point car, si cette finale semble sans appel, certains éléments du texte volontairement écartés jusqu’ici peuvent permettre d’envisager une issue plus positive. En effet, pendant la seconde phase d’interactivité, alors que l’internaute a la possibilité d’écrire aux habitants actuels de sa maison d’enfance, le narrateur dit: «I’m gonna write a letter to my true love» [23]. Cette phrase pose comme destinataire à cette fameuse lettre un(e) véritable amoureux(se). Qui est-il(elle)? Le texte reste évasif sur le sujet. Cependant, le narrateur dit également: «It seems strange / How we used to wait for letters to arrive / But what’s stranger still / Is how something so small can keep you alive» [24]; et plus loins: «We used to wait / Sometimes it never came» [25]. L’amour est un affect particulier qui pousse un individu à s’investir auprès d’un autre, à partager son intimité. Il peut ainsi permettre la construction d’un espace commun, d’un espace de sécurité, de stabilité de l’être. On peut donc aussi voir dans cette œuvre un appel à surmonter la solitude et le déracinement vers lesquels notre mode de vie contemporain nous pousse, non en les niant, mais bien en les réactualisant en une nouvelle construction identitaire s’ancrant dans l’espace intime de la relation amoureuse. Certes, parfois l’amour ne vient jamais, mais il constitue néanmoins une solution à la vacuité existentielle vers laquelle l’individualisme actuel peut tendre. Dans cet ordre d’idées, c’est peut-être la réactualisation des racines permettant d’ancrer son identité dans l’espace intime de l’amour que la finale évoque. Ainsi, les arbres qui poussent sur la représentation de la maison d’enfance peuvent très bien symboliser ce renouveau, renouveau qui fait fuir l’enfant récalcitrant en nous, celui qui regrette le confort originaire, enracinant la vie adulte dans un imaginaire permettant d’investir positivement, sans malaise ni regret, la société actuelle.

Conclusion

The Wilderness Downtown se construit à partir de représentations plus ou moins clichées: le garçon qui court, la maison d’enfance, le passé révolu, l’impossible retour vers celui-ci, l’amour et l’intimité comme espaces de réconfort… Autant de thématiques et d’images mille fois exploitées en art. Cependant, dans son ensemble, l’œuvre propose néanmoins une expérience esthétique particulière, reposant en grande partie sur le riche rapport iconotextuel mis en place tout au long de The Wilderness Downtown. Ainsi, à partir de la métaphore du centre-ville sauvage, ce dialogue entre texte et image construit non pas une simple dénonciation des conséquences négatives de la technologie, mais bien une réelle réflexion identitaire où se posent les questions de la communication, de la virtualité, des origines, et qui propose finalement l’intimité et l’amour comme nouveaux espaces identitaires à partir desquels se constituer comme sujet. Mais c’est surtout grâce à sa dimension interactive que le vidéoclip parvient à réinventer certaines idées reçues, interpellant l’internaute à même son identité à l’aide d’informations génériques issues du Web, sans pourtant perdre l’utilisateur dans un dédale manipulatoire qui le couperait de tout affect. Ainsi, par son inventivité langagière et technique, The Wilderness Downtown arrive à réactualiser plusieurs clichés, à leur insuffler un vent de fraicheur. Par ailleurs, cette capacité à inventer à partir d’un langage simple et accessible n’est-elle pas la grande force de l’art populaire? N’est-ce pas ce que les grands artistes populaires tels Charlie Chaplin, Agatha Christie ou The Beatles arrivent à faire? Il me semble, oui. Ces derniers sont tous parvenus à développer une nouvelle esthétique, sans pour autant se perdre dans la complexité, dans les méandres qu’engendrent parfois l’exploration formelle. Et le fin alliage entre innovation, accessibilité et sensibilité qu’ils ont su proposer a sans doute été la clé de leur immense succès.

 

[1] Chris Milk (2010) The Wilderness Downtown. En ligne: http://www.thewildernessdowntown.com/ (consulté le 13 décembre 2010)

[2] Arcade Fire (2010) The Suburbs. Montréal: Merge Record.

[3] Pour plus d’informations sur le HTML5, voir Ian Hickson, éd. (2004) «HTML Living Standard», dans Web Hypertext Application Technology Working Group. En ligne: http://www.whatwg.org/specs/web-apps/current-work/multipage/index.html#contents (consulté le 3 septembre 2012)

[4] Arcade Fire (2010) «The Suburbs [Lyrics]», dans Us Kids Know. En ligne: http://www.arcadefire.net/lyrics/suburbs/ (consulté le 11 décembre 2010)

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Bertrand Gervais (2010) «Le cyberespace: principes et esthétiques. Réflexions sur le contemporain VII», dans salon double. En ligne: http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques (consulté le 12 décembre 2010)

[9] Ibid.

[10] Arcade Fire, «The Suburbs [Lyrics]», op. cit.

[11] Pour plus d’informations sur la montée de l’individualisme et l’instrumentalisation de la raison et du progrès au cours de la modernité ainsi que sur la morale d’authenticité, voir Charles Taylor (1992) Grandeur et misère de la modernité. Montréal: Bellarmin, 150 p.

[12] Arcade Fire, «The Suburbs [Lyrics]», op. cit.

[13] Gaston Bachelard (1957) La poétique de l’espace. Paris: PUF, p. 27.

[14] Boris Cyrulnik (1999) Un merveilleux malheur. Paris: Odile Jacob, p. 33.

[15] Gaston Bachelard, op. cit., p. 26.

[16] Ibid., p. 29.

[17] Arcade Fire, «The Suburbs [Lyrics]», op. cit.

[18] Boris Cyrulnik, op. cit., p. 130-131.

[19] Arcade Fire, «The Suburbs [Lyrics]», op. cit.

[20] Gérard Genette (1966) Figure 1. Paris: Seuil, coll. «Point», p. 102.

[21] Charles Taylor, op. cit., p.11.

[22] Ibid., p. 16.

[23] Arcade Fire, «The Suburbs [Lyrics]», op. cit.

[24] Ibid.

[25] Ibid.