Soumis par Ariane Mayer le
Cat Bounce est une œuvre animée créée par Tara Sinn. Le principe en est très simple: sur un fond de couleur variable, six chats rebondissent. Il est possible à l’internaute de saisir un chat avec sa souris pour le déplacer sur l’écran et relancer ses rebonds. En haut à droite de la page d’affichage, une phrase cliquable apparaît: «make it rain!». Si l’on clique dessus, une pluie de chats tombe aussitôt, accompagnée d’un jingle rétro.
L’idée de Cat Bounce surfe sur la vague des images et vidéos de chats qui déferlent sur le Web. Comme l’explique l’artiste dans une entrevue, elle s’appuie sur le buzz actuel des «lol cats» pour en transformer l’absurde engouement en œuvre d’art. Cat Bounce a rencontré une popularité immédiate servie par son insertion dans les réseaux sociaux.
J’ai décidé d’ajouter un bouton «share» vers Facebook et Twitter, ce qui a très rapidement rendu l’œuvre virale. J’ai posté le site sur mon Facebook: il a reçu 50.000 visites à la fin de la journée, presque un demi-million à la fin du lendemain, et ma messagerie était inondée de courriels de gens qui me demandaient si je pouvais en faire une version avec des chiens, mettre d’autres effets sonores ou y ajouter leurs produits ou logos (Mugaas, 2013, traduction libre).
Cette œuvre ludique, mêlant l’esthétique vintage à une interactivité propre au numérique (c’est l’internaute qui doit relancer les mouvements des chats qui, sans cela, finissent par se retrouver tous bloqués en bas de l’écran), est d’une inutilité assumée. Le commentaire que Tara Sinn rencontra le plus souvent à son propos était: «Comment quelqu’un peut-il perdre son temps à faire un site aussi inutile [pointless website]» - remarque à laquelle elle se plait à répondre: «Comment quelqu’un peut-il perdre son temps à regarder un site aussi inutile?». Bien loin des œuvres numériques qui cherchent à faire réfléchir sur ce qu’elles sont, sur le statut de l’art, de l’artiste ou du spectateur, ou sur leur rapport ontologique avec leur propre médium, celle-ci s’affirme comme un divertissement pur et simple. «Un site comme Cat Bounce peut être vu comme un bon passe-temps quand vous vous ennuyez au travail, ou comme une œuvre d’art s’il est exposé sur le site Web d’une galerie», remarque Tara Sinn (Interview de Tara Sinn - notre traduction). C’est bien le prosaïsme des ready-made de Marcel Duchamp que l’on retrouve ici, celui de ces objets a priori banals qui, comme l’écrit Nelson Goodman, n’acquièrent la fonction d’œuvres d’art qu’en vertu d’un certain contexte socio-institutionnel et d’un dispositif muséal qui les actualisent en tant que telles. En effet, observe Goodman,
Un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. […] D’un autre côté, le tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter (Goodman, 1977).
Cat Bounce semble être à l’image de cette pierre. La frontière qui sépare un gadget très en vogue dans les divertissements numériques d’une véritable création artistique est vague et incertaine. Le site peut tantôt être perçu comme l’un de ces énièmes joujoux qui amusent les internautes avec des chats, tantôt comme une œuvre interactive affiliée au Pop Art.Dès lors, le fait même de l’archiver au titre d’œuvre hypermédiatique au sein de ce Répertoire pourrait être vu comme un acte de consécration, où les dispositifs de catalogage en ligne joueraient le rôle du dispositif muséal. Ce sont ici les modes de diffusion numérique qui, en catégorisant le site comme œuvre d’art, l’actualisent en tant que telle, à la manière du musée pour les ready-made de Duchamp.
À sa façon, comme Andy Warhol avec la Joconde ou Roy Lichtenstein avec les comics américains, Cat Bounce construit son esthétique sur le détournement des images et des icônes populaires de son époque, en l’occurrence les chats, rois du buzz numérique. En produisant un jeu divertissant à partir de ces figures du contemporain, Tara Sinn réassigne aussi à l’art une fonction de plaisir et d’immédiateté. L’absurdité de l’œuvre, son caractère purement ludique et sans prétention conceptuelle supérieure, la rattachent au leitmotiv de «l’art pour l’art» et d’une jouissance esthétique spontanée. Ces chats ne sont pas censés interroger le spectateur, porter un message engagé ou soulever de grandes questions existentielles sur ce qu’est l’art à l’heure de l’interactivité: ils ne servent à rien, ils sont là, ils tombent et c’est tout. En réalité, n’est-ce pas le cas de toute œuvre qui s’assume comme telle: simplement comme œuvre et non comme concept?
En haut à gauche de l’écran, un lien «wut the wut?» renvoie vers les autres créations de Tara Sinn. Quand on clique sur la section «more», on accède au site Web de l’artiste qui regorge d’œuvres du même genre - des images animées inscrites dans une esthétique vintage et kitsch mêlant le surréalisme au travestissement pop des icônes d’aujourd’hui. À côté de Cat Bounce et d’un écran où les lettres «WTF» démultipliées scintillent en couleurs fluorescentes, on y trouve des petits bijoux d’absurdité comme Garbage Flowers qui donne à voir, tournoyant sur eux-mêmes, des choux à la crème, des pilules, des bouts de bras, une gigantesque salade et une photo de cowboy dénudé. Cette poubelle vivante est interactive: si l’on clique sur l’écran, les ordures se métamorphosent comme par magie et on tombe sur le mélange d’un mégot, d’une perruque, d’un bretzel et d’une banane. A chaque clic son propre lot de déchets.
Les Kaléidoscopes suivent le même principe d’activation par le spectateur, dont les clics changent les éléments de rosaces régies par un algorithme invariable. Sur fond noir, une panoplie de pilules de toutes les couleurs dessine d’agréables motifs circulaires, et dès que l’internaute clique sur l’écran les pilules sont remplacées par des phallus, des sucreries, des mégots de cigarette, des épingles à nourrice, des taches de couleurs ou des bras. Si le kaléidoscope est traditionnellement un tube de miroirs qui réfléchit à l’infini la lumière extérieure, celui-ci est, dans sa version numérique, un miroir pop qui réfléchit à perte de vue les objets prosaïques de notre imaginaire quotidien.
On peut s’arrêter enfin sur Remoji, une construction ludique faite à partir des émoticônes qui circulent dans nos téléphones intelligents et messageries instantanées. L’œuvre pousse l’interactivité un peu plus loin: c’est le spectateur qui, par le déplacement de son curseur à l’écran, produit librement le tracé des lignes dont la matière picturale consiste dans ces smileys et autres figures schématiques grâce auxquelles on communique visuellement. On y voit défiler des clous, chapeaux de magiciens, danseuses clignotantes et traces de rouge à lèvres. Une kyrielle d’émoticônes animés constituent la touche de pinceau par laquelle l’internaute compose ses propres saynètes numériques. Au bout de dix secondes à peine, les traits qu'il dessine s’effacent. Après tout, comme l’indique leur nom, nos messages ne sont qu'«instantanés».
Qu’il s’agisse de chats fous, de déchets virtuels ou de smileys clignotants, le travail de Tara Sinn souligne avec humour les spécificités de notre monde numérique. Le spectateur qui interagit avec ces écrans colorés se confronte à ce que les communications sur Internet ont de propre: la rapidité, le primat des signes visuels sur l’écriture, une sémiologie du réflexe, de l’immédiateté et du provisoire, aussi vite émis que repris. Tout se passe comme si, malgré leur nouveauté, les nouvelles technologies avaient déjà quelque chose de kitsch et suranné, telles les vieilles Gameboy des années 1980 dont l’artiste s’applique à saisir la beauté démodée. À mi-chemin du Surréalisme et du Pop Art, elle nous livre une vision délicieusement baroque de nos cultures de l’écran.