Fictions de la ligne brisée: Typologie des mises en récit de l’oubli
Par quelles figures parvenons-nous à mettre en récit l’oubli? Sur quoi peuvent se déployer des fictions de l’oubli? Il faut voir d’emblée que raconter l’oubli est paradoxal, parce que le récit est le lieu par excellence de la mémoire. Raconter, c’est conserver, maintenir intact. Le récit est son propre palais de mémoire, puisqu’il organise des lieux ainsi que des espaces et il met en scène des personnages, des destinées. Dans ce contexte, les fictions de l’oubli sont des récits dont la reconstruction est malaisée, des narrations qui s’ouvrent sur des ruines qu’elles tentent de comprendre et d’interpréter afin d’en faire apparaître la part de vérité. Je tenterai ici d’en proposer une typologie, par le biais d’une série de motifs.
L’oubli est le seuil de la conscience.
En deçà de l’oubli, nous ne sommes plus dans une forme de la pensée, une forme d’humanité. C’est dire que l’oubli se doit d’être au cœur même de nos définitions de la conscience, de la rationalité et de la connaissance, plutôt qu’un quelconque processus entropique dont nous devons prendre la mesure. Il faut penser la mémoire et l’oubli dans une relation nécessaire, seule façon de bien comprendre ces procédés par lesquels nous parvenons à nous construire comme sujets et êtres pensants (c’est l’argument central de mon essai La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence, Le Quartanier éditeur, 2008). La littérature est un laboratoire extraordinaire pour tester les limites de cette relation intrinsèque, et les fictions de la ligne brisée, ces fictions qui mettent en scène des formes d’oubli, nous le montrent, tant par leur nombre et leur diversité que par leur insistance à explorer les seuils de la conscience.
Mais qu’est-ce qu’un en deçà de l’oubli? Évidemment, si nous définissons l’oubli comme l’opposé de la mémoire, comme l’absence même de souvenirs, il est tout à fait futile de définir une absence de l’absence, point de départ d’une régression à l’infini. Mais si nous définissons l’oubli de façon positive, si nous y voyons autre chose qu’une simple vis inertiæ, le concevant plutôt comme une modalité dynamique de l’agir, au même titre que la mémoire, alors l’en deçà de l’oubli apparaît comme une modalité de l’être qui ne tient plus compte de la conscience comme interface dans notre relation au monde.
Dans sa Seconde considération intempestive, Friedrich Nietzsche compare la situation de l’être humain et à celle de l’animal. Il arrive un jour à l’homme, raconte-t-il,
de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oublié et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.
Mais il s’étonna aussi de lui-même, parce qu’il ne pouvait pas apprendre à oublier et, qu’il restait sans cesse accroché au passé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui. (p. 75)
Le portrait proposé par Nietzsche est dessiné à grands traits. D’un côté, il y a l’animal, qui vit d’une façon non historique, car il « oublie aussitôt et […] voit chaque moment mourir véritablement, retourner à la nuit et s’éteindre à jamais. » (p. 76). C’est l’oubli de l’oubli. L’oubli qui ne sait même pas être oubli et qui paraît être bien en deçà des capacités humaines. Et de l’autre côté, il y a l’homme, l’être historique, qui s’arc-boute quant à lui, « contre le poids toujours plus lourd du passé. » (p. 76) Si l’animal ne sait pas simuler, car il apparaît toujours pareil à lui-même, l’être humain est accablé par le poids de l’histoire, qui « alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau. » (p. 76) Entre l’oubli de l’oubli et la mémoire accablée, Nietzsche trouve une troisième rive, qui n’est autre que l’oubli positif, défini comme « la faculté de sentir abstraction faite de toute idée historique » (p. 77). Cet oubli positif est l’oubli comme modalité de l’agir, inscrit dans une dialectique avec la mémoire qu’il complète tout autant qu’il la détermine dans sa forme même. Comme le précise Nietzsche, "Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui ne voudrait sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments." (p. 77-78)
Paul Ricœur a aussi tenté de définir l’oubli autrement qu’en termes négatifs et péjoratifs. Il en est arrivé à dire que certains faits « donnent crédit à l’idée paradoxale que l’oubli peut être si étroitement mêlé à la mémoire qu’il peut être tenu pour une de ses conditions. » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 553) Marc Augé n’a pas fait autrement dans son essai sur Les formes de l’oubli, déclarant que : « Faire l'éloge de l'oubli, ce n'est pas vilipender la mémoire, encore moins ignorer le souvenir, mais reconnaître le travail de l'oubli dans la première et repérer sa présence dans le second. La mémoire et l'oubli entretiennent en quelque sorte le même rapport que la vie et la mort. » (1998, p. 20) En fait, tous ceux qui se sont un tant soit peu intéressés à l’oubli, que ce soit Maurice Blanchot, Harald Weinrich, Pierre Bertrand ou Jean-Pierre Vidal, en sont venus rapidement à proposer une réévaluation de l’opposition traditionnelle entre la mémoire et l’oubli et une redéfinition des termes, où le second s’impose comme une fonction plutôt qu’un travers ou un revers de la première.
Dans le contexte d’une telle réévaluation, il est tentant de cartographier les formes et les vecteurs de cette fonction, de déterminer par conséquent des types d’oubli. Paul Ricœur le fait et il distingue ainsi l’oubli par effacement des traces et l’oubli de réserve ou de ressource, le premier plus profond que le second. Il propose même l’idée d’une « grille de lecture reposant sur l’idée de degrés de profondeur de l’oubli. » (2000, p. 538) On y retrouve des oublis plus profonds ou manifestes, ou encore plus passifs ou actifs, traits qui permettent de distinguer une mémoire empêchée d’une mémoire manipulée, voire d’une mémoire obligée.
D’autres indicateurs permettent aussi de penser l’oubli, tel que ses niveaux de manifestation et les figures par lesquelles on le représente. En termes de manifestations, le premier niveau est très clairement l’oubli in præsentia, l’oubli qui se fait présence et qui apparaît d’emblée comme défaillance de la mémoire. Sa forme minimale est la recherche d’un mot, situation désignée familièrement par l’expression « avoir un mot sur le bout de la langue ». Pascal Quignard a rédigé un opuscule sur cet oubli bénin, dont il nous dit qu’il est tout de même « l’expérience où l’oubli de l’humanité qui est en nous agresse […] où la matière involontaire de notre mémoire et son étoffe exclusivement linguistique se touchent avec le doigt. » (p. 57) À cet oubli en présence, rendu manifeste à la conscience par le manque dont il est l’indice, répond l’oubli in absentia, l’oubli de l’oubli. Cette forme ouvre la voie à l’anéantissement du sujet, à sa dissolution, car la régression qu’il introduit fait plonger en deçà des formes de l’humanité, là où l’oubli rejoint la mort dans son irrécusable réduction de la matérialité de la vie (Jankélévitch, 1966, p. 217). La synthèse de cette opposition entre présence et absence est l’oubli in actio ou en action, l’oubli comme modalité de l’agir. Qu’on le désigne par le terme de musement (Peirce, Balat, Gervais), d’errance ou de flânerie (Benjamin, Carpentier), d’attente oubli (Blanchot), de monologue intérieur ou de flux de conscience, cet oubli apparaît alors comme une modalité de l’agir et un processus plutôt qu’un simple résultat. Il n’est plus une frontière, ce fleuve qui a été traversé et qui a rompu le fil de la mémoire, inscrivant du discontinu là où il y avait auparavant de la continuité, il est un espace-temps, une série d’événements ou de transformations qui peuvent être représentés dans la durée, qui peuvent donc être racontés et mis en récit.
Par quelles figures parvenons-nous à mettre en récit l’oubli? Sur quoi peuvent se déployer des fictions de l’oubli? Il faut voir d’emblée que raconter l’oubli est paradoxal, parce que le récit est le lieu par excellence de la mémoire. Raconter, c’est conserver, maintenir intact. Le récit est son propre palais de mémoire, puisqu’il organise des lieux ainsi que des espaces et il met en scène des personnages, des destinées. Dans ce contexte, les fictions de l’oubli sont des récits dont la reconstruction est malaisée, des narrations qui s’ouvrent sur des ruines qu’elles tentent de comprendre et d’interpréter afin d’en faire apparaître la part de vérité. Ruines d’une existence rompue dont il ne reste plus que des miettes, ruines d’un sommeil qui a tout englouti, ruines d’une conscience à laquelle plus rien n’adhère.
Les fictions de l’oubli tentent de capter l’absence, labyrinthique dans son essence. Elles se déploient autour d’un centre qui est un trou et tentent d’en percer le mystère. Paul Ricœur a déjà soulevé ce qu’il nomme l’énigme commune à la mémoire et à l’imagination, qui est de rendre présent l’absent. Cette énigme est celle fondamentale de tout langage. Parler, raconter, discourir rend présent par le langage ce qui n’est pas là. Dans ce contexte, dire l’oubli met en évidence l’absence de l’absent, une double absence. C’est-à-dire une absence à double ancrage, puisque liée à la fois au référent de l’énoncé, ce qui est absent mais que l’acte de langage parvient à rendre présent, et au sujet de l’énonciation, qui ne sait plus de quel référent il s’agit. Les fictions de l’oubli, en tant que récits d’une reconstruction malaisée, superposent donc toujours deux strates, l’une constituée de ce qui s’oublie, et l’autre, de qui oublie. Des strates entremêlées dont les frontières ne cessent de s’interpénétrer, et où plane la menace d’une régression à l’infini.
Fictions de la ligne brisée
Les fictions de la ligne brisée désignent les mises en récit et en intrigue de l’oubli. Si la mémoire est une ligne ininterrompue qui rattache le présent au passé, l’oubli est, par opposition, une ligne brisée, une ligne qui se maintient malgré ses ruptures et ses interruptions. Ces fictions, il faut le dire, se font de plus en plus nombreuses depuis les vingt-cinq dernières années, comme si l’oubli permettait de synthétiser une inquiétude liée à la complexité croissante de notre société. Elles parviennent à raconter l’oubli, à mettre en récit ce qui ne peut être dit, ce qui échappe habituellement à tout témoignage. Et elles le font en recourant à un ensemble de figures et de motifs qui le mettent en scène et en exploitent les ressources. En fait, huit motifs sont régulièrement utilisés pour représenter l’oubli, motifs qui témoignent de la très grande diversité des fictions de la ligne brisée et de leur prégnance dans l’imaginaire contemporain.
Le premier motif se retrouve dans les fictions des figures de l’oubli. Ce sont des textes et des récits qui jouent explicitement sur l’oubli et ses manifestations, hors de tout autre état, tel que l’amnésie ou le coma. Le nom sur le bout de la langue de Pascal Quignard en est un bel exemple, qui joue sur cette situation, plutôt usuelle, du mot oublié, sur le point d’être retrouvé, mais qui échappe toujours et qu’on dit avoir sur le bout de la langue. Quignard s’empare de cette scène toute simple et tresse un très beau conte qui s’articule sur cet acte manqué. On peut penser aussi à L’attente l’oubli de Maurice Blanchot, où un homme essaie de faire parler une femme, essaie de la faire se souvenir d’un événement refoulé. Le récit est fait des résistance de la femme, des incertitudes de l’homme et d’une réflexion sur la parole, la mémoire, l’attente et, ultimement, ce qui la déjouera, l’oubli. Un autre exemple en serait le très inquiétant Cristallisation secrète, de Yoko Ogawa. L’oubli n’y est pas un accident, ni une modalité de connaissance ou un rapport imaginatif au monde, mais un dispositif étatique, un mécanisme de contrôle. Il est la conséquence directe d’une politique systématique qui touche tout et qui procède par élimination des objets. Étonnamment, la population accepte ces disparitions édictées par le gouvernement et consent à les entériner, suivant sans rechigner les consignes. Une fois déclarée, la disparition est respectée. Et c’est l’oubli qui impose son ordre.
Le deuxième motif, ce sont les fictions qui exploitent l’imaginaire du labyrinthe. Mis en scène dans le mythe de Thésée et du Minotaure, cet espace architectural offre une multiplicité des choix à son explorateur, choix qui le conduisent à se perdre, à errer et, ultimement, à s’oublier dans cette enceinte, qui se referme alors comme la plus implacable des prisons. Le labyrinthe s’impose en fait contre l’antithèse des palais de mémoire, c’est-à-dire comme un lieu de l’oubli et du musement. Dès ses premiers instants, la postmodernité littéraire s’est distinguée par des romans et des nouvelles qui en ont exploité les possibilités narratives et formelles. Les fictions de Jorge Luis Borges, mais aussi celles de Franz Kafka et de James Joyce, les développements du Nouveau Roman français, du réalisme magique sud-américain ainsi que les premiers grands romans du postmodernisme littéraire américain ont fait de cette figure un symbole non seulement de la complexité littéraire, mais encore des limites de la mémoire et de la rationalité, des formes que peut prendre l’oubli, lorsque mis en récit. Dans La maison des feuilles (2000) de Mark Danieleski, la maison d’un cinéaste se met à croitre de l’intérieur, et le garde-robe se transforme en ouverture sur un vaste espace souterrain, un labyrinthe aux formes infinies, en constante mutation, qui réactualise au vingt-et-unième siècle l’idéal de Dédale, d’un espace d’une telle complexité qu’aucun mortel ne peut y échapper. Henry Bauchau, dans L’enfant bleu (2004), joue aussi avec le labyrinthe, mais cette fois c’est le mythe lui-même qui est mis en scène, dans une mise en abyme, et le récit est repris pour ses qualités thérapeutiques. Il aide un jeune adolescent perturbé à s’y retrouver dans ses propres peurs.
Le troisième motif est représenté par l’amnésie, la perte totale ou partielle, quoique temporaire, de la mémoire. Les fictions de l’amnésie reposent sur une quête des souvenirs effacés. L’oubli est leur point de départ; par contre, il n’y est pas exploité de l’intérieur, ce n’est pas un espace habité, mais ce contre quoi le héros vient buter. Les amnésiques sont monnaie courante en littérature et au cinéma; leurs trajets sont toujours subtilement labyrinthiques, compte tenu de la perte de repères dont ils souffrent. Pensons à Rue des boutiques obscures (1978) de Patrick Modiano, l’un des premiers romans à avoir joué avec l’amnésie comme ressort narratif, à La mystérieuse flamme de la reine Loana (2005) d’Umberto Eco ou encore à La chambre aux échos (2006) de Richard Powers. Il y a aussi une véritable filmographie amnésique, comme si le motif de la mémoire perdue trouvait au cinéma un terreau fertile pour s’exprimer.
Filmographie "amnésie" (2000-2004)
Memento, Christopher Nolan, 2000
The Majestic, Frank Duranbont, 2001
Mulholland Dr. D. Lynch 2001
Vanilla Sky, Cameron Crowe 2001 ; cf Abre los ojos, A. Amenabar 1997
Novo, Jean-Pierre Limosin, 2002
The Man Without a Past, Aki Kaurismaki, 2002
The Bourne Identity, Doug Liman, 2002
Dédales, René Manzor, 2003
The I Inside, Roland Suso Richter, 2003
Identity, James Mangold 2003
Gothika, Matthieu Kossovitz, Thom Oliphant, 2003
Good Bye Lenin ! Wolfgang Becker 2003
Trauma, Marc Evans, 2004
Mémoires affectives, Francis Leclerc, 2004
The Butterfly Effect, Bress et Gruber (2004)
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Michel Gondry, 2004
50 First Dates, Peter Segal, 2004
The Unforgotten, Joseph Ruben, 2004
Les personnages vont à la recherche de leur passé dans une quête herméneutique: la vérité se trouve cachée dans les strates de leur conscience et ils doivent creuser pour l’en déloger. Les récits d’amnésiques reposent sur une rupture entre le passé et le présent, l’un enfoui sous les décombres de l’autre. Cette rupture permet des mises en intrigue complexes, faites de secrets enterrés et de sujets œdipiens à la recherche d’une vérité qui viendra inéluctablement les détruire. Les fictions de l’amnésie permettent de mettre en scène des quêtes intérieures. L’errance y est avant tout cognitive. C’est un voyageur sédentaire qui est mis en scène, pour reprendre l’expression de John Hawkes, un explorateur de paysages imaginaires.
Les fictions de la table rase constituent le quatrième motif. Elles sont marquées par un degré zéro de la mémoire et, bien souvent, par une absence de quête, puisque celle-ci requiert la capacité de retenir de l’information et de l’organiser. Dans les fictions de la table rase, les causes de cet oubli sont inconnues. Le héros ne sait plus rien, il est comme un idiot qui a tout désappris de sa vie et de son passé. L’oubli y sert de procédé de défamiliarisation, qui suscite un regard nouveau. Les fictions de la table rase sont l’une des formes les plus radicales des fictions de la ligne brisée, entre autres parce que le savoir n’y est pas simplement fragilisé, mais définitivement compromis. Ces fictions se remarquent à leur très grande absurdité. L’innocence de leur héros, parce qu’il ne sait rien de ce qui l’anime, le conduit à faire éclater les conventions et les situations. Elles posent de plus d’intéressants problèmes de lecture et de compréhension. La description initiale d’une partie de golf par Benji, l’idiot du roman Le bruit et la fureur de W. Faulkner, en est l’exemple idoine. Benji ne comprend pas ce qu’il décrit et la narration respecte ses connaissances, forçant le lecteur à reconstruire la scène depuis l’explication lacunaire qui en est donnée. Les fictions mettant en scène des idiots sont des récits aux limites de la table rase, car leurs personnages, que ce soit Benji dans le Faulkner, M. Tuttle dans The Body Artist de Don DeLillo, Chance dans Bienvenue M. Chance de Jerzy Kosinski ou encore le musicien de L’inconsolable de Kasuo Ishiguro sont sans souvenir et se présentent comme une table vierge de tout souvenir. Ils rabattent la narration vers le degré zéro de la mémoire et viennent en quelque sorte l’enrayer.
La plus étonnante fiction de la table rase est sans contredit Oublier Elena de l’écrivain américain Edmund White (1973). Le roman reproduit cette situation cognitive lacunaire, et il le fait à la grandeur du récit. Le héros qu’il met en scène est une tablette de cire vierge quand commence le roman, une tablette du moins où tout ce qui avait pu être inscrit a été effacé. Il est bel et bien, selon la métaphore proposée par Aristote, une âme sans inscription, un esprit avant qu'aucune connaissance n'y soit gravée. Le personnage sans nom apparaît comme un chevalier de la table rase : il ne sait rien de son rôle sur l’île qu’il habite (il en est pourtant le prince, le futur roi), rien des coutumes de la société qui est la sienne ou de ses propres fonctions biologiques, rien de sa vie des dernières années. Lorsqu’il fait l’amour, il ne comprend pas ce qui lui arrive, ce qu’il ressent dans son corps. Il improvise sa vie, incapable d’anticiper ce qu’on attend de lui, étonné des surprises que son existence lui procure. Chaque matin, il est une nouvelle personne, comme si le sommeil avait tout supprimé. Ses perceptions lui apparaissent grandement déstabilisée, et notre propre accès à la leur réalité, fortement médiatisée. Le narrateur est un Thésée égaré dans un labyrinthe dont le dédale s’efface au fur et à mesure qu’il y progresse. Il est au centre de l’île, cette histoire est la sienne et, en même temps, il en ignore tout. L’oubli a tout gommé : « Je ne me rappelle rien », dit-il, « Rien clairement, rien de précis, rien. En cela je diffère de tout le monde. […] Je suis un carrousel de possibilités tournant sur le vide. Mais quelqu’un peut m’adresse la parole. Je peux répondre. Ma réponse existe. » (p. 157-158)
Le coma constitue le cinquième motif. Les fictions du coma ne traitent pas d’une amnésie à la suite d’un coma, elles tentent de mettre en mots le coma lui-même, de le représenter de l’intérieur, comme un processus en acte. Ce sont de pures fictions qui n’ont aucune vraisemblance physiologique. Le coma est une absence d’activité cérébrale et, par conséquent, une absence de pensées. Mais l’imaginaire a horreur du vide et il est tentant de le combler d’événements et de souvenirs réactualisés. Des romans tels que Les fontaines de Neptune de Rikki Ducornet (1989), Girlfriend dans le coma, de Douglas Coupland (1998) ou encore EntREfeR de Iain Banks (1986) jouent explicitement sur un coma habité de l’intérieur et exploité pour ses vertus allégoriques.
Le sixième motif représente les fictions de l’après-coup. Le terme décrit ces fictions qui, telles les fictions du coma dont elles représentent un cas particulier, explorent de l’intérieur une situation critique, celle de la mort, de l’existence dans le monde des morts. Les dernières œuvres d’Antoine Volodine, une partie de l’œuvre de Will Self, l’étonnant roman de science-fiction de Philip K. Dick, Ubik, et de nombreux autres romans jouent sur ce monde des morts habité par des spectres à la recherche du nirvana, d’une renaissance ou, plus simplement encore, d’une explication pour ce qu’ils expérimentent. Ces fictions se servent de façon presque systématique du Bardo Thödol, le Livre des morts des Tibétains, qui agit comme source littéraire, palimpseste, hypotexte ou véritable métaphore fondatrice. Ce livre, le Bardo Thödol, décrit les épreuves que doivent traverser les morts, dans le bouddhisme tibétain, s’ils veulent pouvoir échapper au cycle du Samsara (le cycle des renaissances et des souffrances) et se dissoudre dans le Nirvana. Il parle donc de la mort et de son expérience (il s’adresse, en fait, aux morts), selon une conception totalement étrangère à la philosophie et à la culture occidentales. On peut se demander ce qui motive un tel engouement. Peut-être faut-il y voir, comme pour les fictions du coma, la volonté d’explorer ce qui se trame sous le seuil de la conscience et de la pensée rationnelle, d’explorer par conséquent cette indétermination fondamentale qui s’ouvre quand l’esprit s’efface, au cœur du vivant comme avec le coma, au seuil de la mort comme avec le Bardo thödol.
Le septième motif réunit les fictions de la dissolution, marquées par une anti-quête, c’est-à-dire une quête qui, peu à peu, se défait. Les personnages s’y décomposent pour n’être plus que des spectres qui tendent vers des formes plus ou moins radicales de l’oubli et du non-être. À l’opposé de l’amnésique, qui se remplit petit à petit de souvenirs, ou du héros de la table rase, qui reste étanche à toute nouvelle information, le héros des fictions de la dissolution s’engage dans un processus de dégradation qui le mène à la mort ou à l’errance. Le tabula rasa n’y est pas un point de départ, cognitif ou ontologique, mais l’aboutissement d’un long processus. Des romans comme Un homme qui dort de Georges Pérec, Cité de verre de Paul Ausrer, La moustache d’Emmanuel Carrère, Le Diagnostic de Alan Lightman ou encore La route de Cormac McCarthy exploitent cette situation jusqu’à sa conclusion la plus absurde. Le sujet n’est plus rien, il se dissout peu à peu.
Le dernier motif correspond à un renversement complet de la logique de l’oubli et propose des fictions de la mémoire saturée. Le texte fondateur de ce motif est la nouvelle de Borges, « Funes ou la mémoire ». Ireneo Funes y apprend, à la suite d’un accident, que sa perception et sa mémoire sont maintenant infaillibles. Il se souvient de tout, il ne peut rien oublier. Ce qui paraît être un prodige se révèle très tôt un enfer, car l’homme qui ne peut rien oublier en vient à ne plus pouvoir agir. À ne plus pouvoir penser. Dans le prolongement de cette fable, des romans tels que Tous les Funes d’Eduardo Berti ou Artistes de la mémoire de Jeffrey Moore reprennent le motif d’une mémoire infaillible qui empêche plus qu’elle ne suscite l’action, boulet dont il faut apprendre à se défaire.
Ces huit motifs montrent bien la diversité des fictions de la ligne brisée. Raconter l’oubli, ce n’est pas seulement rester dans le périmètre de l’absence et faire du récit un tombeau, mais c’est aussi jouer sur les possibilités narratives, de la quête à l’anti-quête, d’un imaginaire qui fait de l’errance, de l’oubli et de la violence, ses principaux moteurs. Et c’est enfin déployer des allégories de la connaissance et de la conscience, ce que les fictions de la table rase illustrent aisément. L’oubli est le seuil de la connaissance et de la conscience. Connaître, c’est connaître quelque chose du monde et cela implique d’interpeller ses propres savoirs qui se voient confirmés dans leur agir. Quand ces savoirs ou ces interprétants sont neutralisés, ou encore brouillés et confondus, le monde reste illisible et le portrait qui en est fait paraît être d’une naïveté déconcertante ou alors d’une fluidité sans borne. Si, comme le dit Wittgenstein, à la toute fin du Tractatus, maxime devenue célèbre, « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. », on comprend que les fictions de l’oubli assument pleinement le paradoxe d’une parole qui ne devrait jamais exister, puisqu’elle parle de ce dont elle ne devrait pas pouvoir parler. Mais, ne rien dire, ce serait refermer la scène du langage, et laisser dans le néant le musement auquel l’oubli en acte donne accès. Le paradoxe se doit d’être maintenu, et exploité, car ce n’est que par sa fréquentation qu’on parviendra à faire reculer les limites de la connaissance.
L’oubli, en tant que signe d’une précarité cognitive, permet aussi ultimement de rendre compte d’une réalité trop souvent obnubilée. Il est la conséquence première d’une violence extrême, violence faite au sujet, violence vécue de façon subjective et dont les effets sur la pensée sont incommensurables puisqu’ils en enrayent les mécanismes usuels. Cette violence laisse le sujet sans mémoire, sans réelle identité, sans but. Elle en fait la victime idéale.
Ajouter un commentaire