uqam

Quand l'évènement fait irruption dans la fiction

Quand l'évènement fait irruption dans la fiction

24 sur 24

On continue de se demander quelle est la part de l’évènement dans toute fiction. Voici le début de l’introduction du collectif, L’imaginaire du 11 septembre 2001. Motifs, figures et fictions, que nous avons cosignée Alice van der Klei, Annie Dulong, Simon Brousseau et moi-même; elle exploite ce moment où l’évènement surgit et perturbe de façon majeure une fiction.

« Realtime 9/11/01 »


C’est sur cette donnée temporelle que débute la page 127 du roman de Ronald Sukenick, Last Fall, paru en 2005 (Tallahassee, FC2).


« Temps réel : 11 septembre 2001 »


Qu’est-ce que cela veut dire? Est-ce une stratégie réaliste, l’inscription d’un temps diégétique, qui permet de suivre au plus près les remous de l’existence des protagonistes? Ce temps n’est-il réel que sur un plan fictionnel, une façon de nous faire croire à une immédiateté de la représentation? L’expression renvoie à ce temps au cours duquel un évènement ou un processus survient. Cela se passe en temps réel. Nous sommes, lectrices et lecteurs, au cœur des choses, plongés dans un monde qui se déploie au moment même où nous posons nos yeux sur le texte. Qui se déploie et qui, bien entendu, explose. C’est le 11 septembre après tout.

Sukenick, Last Fall

Donald Sukenick, Last Fall, 2005.


Dans Last Fall, par contre, ce temps réel n’est pas un artifice ou une stratégie narrative, mais une donnée temporelle réelle, comme la date d’une entrée de journal intime. Ce que nous nous apprêtons à lire à la page 127 a été écrit et se déroule le 11 septembre 2001. Ce n’est pas de la fiction, mais la pointe acérée d’une réalité qui vient s’encastrer dans l’ordre du discours. Ceci est écrit en temps réel le 11 septembre 2001. Ce jour-là, Sukenick travaillait dans son studio de Battery Park sur un roman, un jeu métafictionnel comme il les aime sur un supposé Musée d’art temporaire (un jeu de mot sur contemporary/temporary) où un vol aurait été perpétré. En regardant par la fenêtre, il a vu, de ses yeux vu, le premier avion s’encastrer dans la tour nord du World Trade Center. Le temps réel, c’est celui-là, le temps de l’observation en direct. Et on comprend rapidement à la lecture que les attentats de cette journée funeste sont venus briser le roman que nous avons entre les mains. L’intrigue initiale n’a pas survécu aux attentats : elle a déraillé et l’écriture s’est disloquée, elle s’est effondrée sur elle-même.
On s’est beaucoup posé la question de savoir comment représenter les attentats du 11 septembre, comment rendre cohérent narrativement des évènements imprévisibles, comme un tremblement de terre ou un acte terroriste. Par quelle mise en intrigue montrer à sa juste valeur un évènement que rien ne laissait prévoir? Certains ont choisi de l’inscrire aux limites du récit, l’identifiant d’entrée de jeu ou en bout de ligne, d’autres ont préféré en faire une présence constante ou un arrière-plan indépassable. Le 11 septembre 2001 devient un chronotope : d’un évènement localisé dans le temps, d’ores et déjà accompli, il se transforme en une durée, l’un des paramètres d’un monde de représentation.
Ronald Sukenick choisit une autre option, il le fait en transformant son roman en une surface d’inscription qui recueille la réalité de l’évènement, mais c’est une métamorphose à laquelle le roman ne peut malheureusement survivre. Le roman est littéralement brisé par les attentats. Publié à titre posthume en 2005, Sukenick étant mort en juillet 2004, Last Fall apparaît comme un roman détruit, fracturé en son centre. Et le jeu littéraire qu’était cette intrigue déployée dans un musée imaginaire d’art temporaire se rompt littéralement. Le jeu ne fait pas le poids face à la réalité. Et pourtant…

Tiré de Bertrand Gervais, Alice van der Klei, Annie Dulong et Simon Brousseau, "Introduction : motifs, figures et fictions. Représenter le 11 septembre 2001", in L'imaginaire du 11 septembre 2001: fictions, images, figures, Québec, éditions nota bene, 2014, p. 7-9.
 

Période historique:
Contexte géographique:
Champs disciplinaires:
Courants artistiques:
Objets et pratiques culturelles:
Figures et Imaginaires:
Classification

Ajouter un commentaire