Comme toutes les avant-gardes à partir du début du 19e siècle, la décadence se définit à partir d’une rupture, ou plutôt d’une série de ruptures – face à d’autres courants littéraires ou esthétiques, face à certaines caractéristiques du champ littéraire ou du social, face à des faits de mentalité ou à des comportements propres à son époque. En cela, elle constitue un courant qui applique de façon exemplaire les préceptes d’innovativité de la modernité. Il faut même admettre qu’elle pousse plus loin que plusieurs de ses prédécesseurs le goût de la provocation. Certes, les romantiques et la bohème avaient bien cultivé l’excentricité vestimentaire et des modes de vie qui s’opposaient aux normes de la bourgeoisie naissante; les parnassiens avaient choisi de développer un langage rare peu susceptible de se trouver compris et récupéré par le journal; le naturalisme avait introduit en littérature des sujets techniques, triviaux, ou même bas et malodorants. Mais ce qui distingue la décadence du point de vue de l’innovation est sans doute qu’elle effectue en quelque sorte la compilation systématique de toutes ces stratégies. Les textes les plus représentatifs de la décadence fin-de-siècle recourent en effet à la transgression tous azimuts, en série et à tous les niveaux. Pensons parmi de nombreux exemples possibles aux textes emblématiques que sont À rebours de J.-K. Huysmans (1884), Monsieur de Phocas de Jean Lorrain (1901), ou Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau (1899), dans lesquels on retrouve des personnages de dandies qui font preuve d’originalité et même d’excentricité, qui dépeignent des moeurs sexuelles osées et volontiers scandaleuses, le tout dans une langue innovatrice, surchargée et baroque.
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Cet article a d'abord été publié dans la revue Nordlit, vol. 28, en 2011.
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