Université du Québec à Montréal

Entre Fœtus et Momie : l’identité de l’enfant du siècle

7 sur 17
- Groupe privé -

Version inachevée. Travail en cours

Alfred de Musset, dans un des chapitres les plus lucides du romantisme français, aura su à sa manière esquisser les grands traits du jeune homme du XIXe siècle. En effet, le deuxième chapitre de la Confession d’un enfant du siècle se présente comme une explication de la «maladie morale abominable» (Musset, 1960: 65) rongeant la jeunesse de l’époque depuis la Révolution. Cette sorte de préface, d’abord publiée séparément dans la Revue des deux mondes le 15 janvier 1836, est à la fois une des clés de lecture du roman, en ce qu’elle explique les causes sociohistoriques des maux d’amour d’Octave, le protagoniste principal du récit, et une analyse profonde sur le rapport entre la politique et la formation de la jeunesse, sujet qui nous intéresse au premier chef. Ce double jeu s’explique par la nature autobiographique de l’œuvre qui permet de passer d’Octave à Musset, de la socialité du texte à la société française de l’époque. Il s’agit dès lors d’un document précieux pour apprendre à lire le type du jeune homme dans la littérature de l’époque. Nous allons donc suivre le poète dans son histoire de la jeunesse masculine de France, afin de faire ressortir les éléments qui construisent ces personnages particuliers. 

Dès le premier chapitre, les jeunes romantiques sont d’emblée représentés comme des personnages affaiblis : «si j’étais seul malade, je n’en dirais rien; mais comme il y en a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du même mal, j’écris pour ceux-là» (65). Cette métonymie posée, il convient de comprendre l’extension pratiquée par l’auteur de Lorenzaccio sur toute cette jeune génération. L’origine de cette souffrance viendrait des différentes formes d’absences vécues et c’est par celles-ci que nous pourrons pénétrer dans la morale de ce début de siècle, période qu’Alfred de Vigny qualifiait de siècle «qui sait qu’il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas» et qui «se considère d’un œil morne, et aucun autre n’a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit» (Vigny, 1965: 674). Cette autoscopie frénétique n’est d’ailleurs pas étrangère à l’épidémie de désespérance (Musset, 1960: 74) gangrénant les enfants du siècle, puisque c’est lorsqu’un corps est atteint qu’il prend généralement conscience de lui-même et de la partie infectée. Ce regard sera aussi celui de Narcisse, condamné à ne voir que lui-même, sombrant alors dans un individualisme aliénant. Entamons donc la description de ce grand corps malade.

Le récit de Musset commence in media res après la Terreur, alors que Napoléon mène déjà les guerres de l’Empire. Ces conflits armés ont mobilisé chaque année « trois cent mille jeunes gens» (66) et, pendant que leurs maris et leurs frères « étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle et nerveuse» (65). Les pères disparus, il ne restait, pour ces jeunes, que «des cadavres et des demi-dieux» (66). Lacanien avant l’heure, Musset souligne qu’à défaut d’avoir une vraie figure paternelle, cette génération se rapatria sur la seule chose qui leur resta : Napoléon. Cet homme, le «seul homme [...] en vie alors en Europe » (65), tous voulurent respirer «l’air qu’il avait respiré» (65), car lui seul donnait vie à des démiurges : les gens «croyaient Murat invulnérable et on avait vu passer l’empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu’on ne savait s’il pouvait mourir» (66) Malheureusement pour eux tous, ils eurent à vivre Waterloo et virent ensuite «toutes les royales araignées découp[er] l’Europe, et de la pourpre de César se [faire] un habit d’Arlequin» (66). Ça en était fait du seul modèle d’homme disponible.

Or, la chute du tyran ne termine pas l’histoire, elle la commence. Certains pères revinrent des campagnes les cheveux gris, sans force pour reprendre l’éducation de leurs enfants, sacrifiant toujours plus cette jeunesse qui allait devenir celle de Musset : «veuve de César», la France «tomba en défaillance et s’endormit d’un si profond sommeil» (67). Laissée à elle-même donc, la «[jeunesse soucieuse] s’assit sur un monde en ruine» (67). Nul avenir, nul passé ne se présente dès lors à eux. Le passage de Napoléon ayant égratigné la royauté et la religion d’une façon encore inouïe dans l’histoire — après tout, il ne se fait pas couronner par le pape, qui «avait fait trois cents lieues pour le bénir au nom de Dieu et lui poser son diadème» (70), il lui prend plutôt la couronne «des mains» (70) sans le moindre respect —, la tradition fut ébranlée de manière durable : «tout avait tremblé dans cette forêt lugubre de la vieille Europe» (70). Ainsi, «Napoléon mort, les puissances divines et humaines étaient bien rétablies de fait, mais la croyance en elles n’existait plus» (70).
À cette défection du passé s’ajoute le dévoiement de l'avenir. L’idéal militaire de Napoléon aura tout autant assombri l’horizon du progrès. L’empereur ayant formé toute la jeunesse de France à croire à ses conquêtes et à vivre à leurs rythmes, quel séisme ce dut être  lorsque, du jour au lendemain, suite à la défaite, plus rien ne s’offrit à eux comme option :

tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les cercueils en étaient aussi; [... ] tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides (66-67).

Le résultat de tout cela?

Du passé ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne; l’avenir ils l’aimaient, mais quoi! comme Pygmalion Galatée : c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât, que le sang colorât ses veines. Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule qui n’est ni la nuit ni le jour. [...] L’angoisse de la mort leur entra dans l’âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus.(69)

Désormais coincé dans ce que François Hartog nomme un régime d’historicité présentiste (Hartog, 2003), c’est devant le froid conflit entre la raison et la passion que se met en place une sorte de logos complètement schizophrénique :

Il est certain qu’il y a dans l’homme deux puissances occultes qui combattent jusqu’à la mort : l’une clairvoyante et froide, s’attache à la réalité, la calcule, la pèse, et juge le passé; l’autre a soif de l’avenir et s’élance vers l’inconnu. Quand la passion emporte l’homme, la raison le suit en pleurant et en l’avertissant du danger; mais, dès que l’homme s’est arrêté à la voix de la raison, dès qu’il s’est dit : «C’est vrai, je suis fou; où allais-je?» la passion lui crie : «Et moi, je vais donc mourir?» (71)

Exemplaire en ce sens, la figure de Valentin, le personnage principal d’une nouvelle de Musset intitulé Les Deux Maîtresses, possède un esprit qui regroupe ces «deux personnages différents» (Musset, 1960: 322) alternant entre la dépense et la contention, entre le plaisir et la raison, entre «l’or et le soleil» (323). Ce genre de balancier est le même chez certains personnages de Balzac, qu’on pense aux jeunes hommes décrit au tout début de La Fille aux yeux d’or : «Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs? L’or et le plaisir» (Balzac, 1988: 210-211). Notons que dans le cas de Balzac, l’or ne représente pas la dépense, comme chez Musset, mais l’économie par opposition au plaisir.
Pierre Laforgue a raison, suivant ce constat, de souligner à quel point les désirs de Napoléon auront rendu illégitimes par extension ceux de ses enfants . Ceux-ci, désormais voués à errer en «pâles fantômes» (Musset, 1960: 67) dans un présent sans fin, sont «condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, [tout en voyant] se retirer d’entre eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras.» (70-71) C’est alors que commence la nouvelle distribution des rôles et des rapports sociaux. Le jeune homme va alors apprendre à se distinguer, dans tous les sens du terme. En ce siècle où «il n’y a plus d’amour» (75), Musset se plaindra de l’abîme creusé entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les hommes eux-mêmes. Pour ces derniers, l’amitié devient une relation contractuelle capitaliste axée sur l’intérêt personnel plutôt que collectif : «l’amitié consiste à prêter de l’argent; mais il est rare d’avoir un ami qu’on puisse aimer assez pour cela. La parenté sert aux héritages; l’amour est un exercice du corps; la seule jouissance intellectuelle est la vanité» (75). Nous assistons alors à la naissance de l’homo economicus qui fera la fortune de plusieurs romanciers, mais aussi du libéralisme économique. Le Louis Lambert de Balzac est tranchant à ce propos : «Ici le point de départ en tout est l’argent. Il faut de l’argent, même pour se passer d’argent.» (Balzac, 1967: 95)

En ce qui concerne les femmes, la situation n’est guère mieux. Dans une société où la femme dépend du patrimoine de l’homme, rien de plus terrible que cette montée de l’égoïsme. Les pauvres, désillusionnés face à l’église et face à la toute-puissance aristocratique des riches, tomberont eux aussi dans la débauche et dans le plaisir abrutissant. Ainsi, les étudiants, les artistes et les hommes, «en se séparant des femmes, avaient chuchoté un mot qui blesse à mort : le mépris» (72), poussant alors les femmes, la grisette en tête de liste, à vendre le seul bien qui leur restait : leur corps. Les poètes ne chantent donc plus l’amour, mais sa laideur et son impossibilité, c’est pourquoi Musset termine cette réflexion par une apostrophe à l’égard de Byron, Goethe et Chateaubriand, car «déjà Chateaubriand enveloppa[i]t l’horrible idole de son manteau de pèlerin» (75) : cette «littérature cadavéreuse et infecte, qui n’avait que la forme, mais une forme hideuse» (75). Plus encore, il conclut sur l’impossibilité du beau en ce siècle d’individualisme où les fats jeunes hommes ne font que s’embourber, s’enliser dans le mythique farniente, dans le dandysme et dans l’orgie.

Nous pouvons suivre ou ne pas suivre Musset dans son analyse historique: le jeune ici décrit est certes plus parisien que Français. Par contre, il convient d’admettre qu’au-delà de l’interprétation elle-même, les symptômes de cette maladie du siècle sont à prendre au sérieux. L’absence d’autorité sur la jeunesse de l’époque aura mené à une sentimentalité exagérée qui n’est pas de l’ordre d’un simple larmoiement romantique ou de la naissance de l’individualité moderne. C’est plutôt de la naissance de l’individualisme moderne dont il s’agit. Alors que le jeune homme de la Grèce ancienne, tel que décrit par Jean-Claude Vernant (Vernant, 1996: 173-209) , avait la gloire et la honte pour se guider au sein de sa communauté —la gloire représentant l’honneur à venir et la honte, le passé qu’il convenait de fuir—, le jeune romantique, Napoléon oblige, est un enfant qui n’a ni l’un ni l’autre. Le jeune Grec pouvait voir son reflet dans sa collectivité, le jeune né de la Révolution est condamné à se regarder dans une glace. Une sorte d’aplanissement moral s’abat alors sur toute cette génération qui ne se préoccupe dès lors que de la réussite individuelle et des plaisirs qui s’y rattachent, au détriment des relations sociales, qu’elles soient familiales, amicales ou amoureuses. Dans tous les cas donc, le constat de Musset permet de voir comment s’imbriquent l’histoire, la politique, l’économie et la production des subjectivités en ce début de siècle.

Bibliographie

De Balzac, Honoré,  Ferragus suivi de La Fille aux yeux d’or, Paris, GF-Flammarion, 1988

De Balzac, Honoré,  Louis Lambert, dans La Comédie humaine, t. IX, Genève, Rencontre, «Le Cercle du bibliophile», 1967

Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, «Points histoires», 2003

Laforgue, Pierre, L’Œdipe romantique. Le jeune homme, le désir et l’histoire en 1830. Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble, 2002

De Musset, Alfred,  La Confession d’un enfant du siècle, dans Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1960

Vernant, Jean-Pierre, «Entre la honte et la gloire : l’identité du jeune spartiate», L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, «Folio histoire», 1996

De Vigny, Alfred,  Servitude et grandeur militaireŒuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1965

Aires de recherche:
Période historique:
Contexte géographique:
Champs disciplinaires:
Courants artistiques:
Figures et Imaginaires:
Classification

Ajouter un commentaire

Commentaires

Portrait de Marion Caudebec

Par rapport à ce qui a été dit jeudi sur le roman, j’aimerais revenir sur l’idée de dégénérescence. Je suis toujours surprise de voir la persistance de cette idée dans l’imaginaire (on voit bien néanmoins la continuité du sentiment de crise de la virilité!). La Confession d’un enfant du siècle date de 1836 et on retrouve encore (et surtout) cette idée à la fin du siècle.

Je voudrais faire un rapprochement avec La Débâcle de Zola, publié en 1892. Chez Zola, le soldat n’est plus viril parce que la dégénérescence est dans les rangs. Le modèle militaire n’est donc plus vraiment valable pour l’identité masculine (multiplicité de soldats efféminés, brigands et corrompus; courage et honneur de certains mais qui semblent venir d’un autre temps, etc.). Zola aime la vie (cf Fécondité) et le soldat n’apporte que la mort. Mais malgré les soldats dégénérés, la guerre reste bonne. Pas pour l’exaltation de la virilité mais plutôt parce qu’elle régénère et purifie la France. Elle fait table-rase (par la mort des hommes faibles et corrompus) et permet un retour à la vie saine et vigoureuse : une renaissance sanglante.

Ainsi, Jean Macquart dit que « si c’était vrai qu’on avait quelque part de la pourriture, des membres gâtés, eh bien, ça valait mieux de les voir par terre, abattus d’un coup de hache, que d’en crever comme d’un choléra » [399-400]. Maurice (personnage aux caractères et comportements très féminins), dans l’agonie, soutient qu’il était ce membre pourri qu’il fallait faucher pour que l’arbre-société reparte plus sainement.

« C’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’Empire, détraquée de rêveries et de jouissances […]. Désormais, […] la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître. » [624]

Ce nouveau départ (très biblique; on pense au châtiment de Sodome et Gomorrhe à la fin du roman) est porté par Jean qui va devenir paysan dans La Terre et qui sera, par la suite, un des rares membres de la famille des Rougon-Macquart a avoir une descendance. Zola présente une solution à la dégénérescence : couper les membres gangrénés (par la guerre) et faire un retour à la terre et au travail (retour à la nature puis civilisation et pacification?).

La transposition de la figure paternelle sur le dirigeant est également présente dans le roman. Celui qui était supposé incarner le père symbolique (Napoléon III) est gâté et impuissant (mais il essaye de garder la face en maquillant, littéralement, ses faiblesses que son corps laisse voir). Il a cédé son épée aux Prussiens : on le voit dans le Dictionnaire érotique de Delvau, l’épée (et l’arme en général, comme on a pu aussi le constater dans la critique de Full Metal Jacket) est associée au phallus dans l’imaginaire social; Napoléon a donc livré sa virilité en signe de défaite. Plus de père donc (Jean n’a d’ailleurs plus de lien avec le sien qui est tout aussi défaillant que l’Empereur), il a été coupé avec le reste de la gangrène. C’est la jeunesse qui donne un nouveau départ et se prend comme point d’origine.

Donc si le Octave de Musset regrette le modèle guerrier et l’idéalise, cinquante ans plus tard, cette virilité ne fait plus tant rêver un auteur comme Zola. Il reconnaît le courage des hommes partis se battre en 1870 mais n’y voit plus vraiment un modèle de virilité à suivre. L’homme, le vrai, est celui qui fait la vie (le père, l'écrivain, le savant, le cultivateur, etc.), pas celui qui tue ou qui a été biberonné au « savoir-mourir ».

 

Je voulais également soumettre une autre hypothèse.

On l’a dit, Octave, dans La Confession, est choqué d’être trompé par sa maîtresse, tromperie qu’il aurait parfaitement acceptée s’il avait été son mari. Anne Vincent-Buffault, dans L’Exercice de l’amitié, montre que le modèle conjugal se modifie depuis le XVIIIe siècle. Il y a une montée du « mariage d’inclination » [206]. Les mariages d’intérêt sont toujours importants bien sûr, surtout dans les classes supérieures, mais les mœurs évoluent. Voir l’adultère dans le mariage comme une norme et n’envisager l’amour qu’en dehors de l’union matrimoniale laisse entendre qu’il y aurait là un impensable. Or, il n’est pas si impossible de voir de l’amour dans un mariage au XIXe (la mésalliance n’est pas étrangère aux classes supérieures! Et son principal motif est l’amour). Je pense que cet élément souligne encore une fois l’inadéquation d’Octave avec son temps.

Portrait de Jordan Diaz-Brosseau

C'est vachement intéressant cette question du mariage d'inclinaison, je vais certainement fouiller de ce côté là.