OBSERVATOIRE DE L'IMAGINAIRE CONTEMPORAIN
«Entre autres villes» ou le poème en marche
J’habite en exil dans ma propre demeure
Michel Beaulieu
La suite «entre autres villes» de Michel Beaulieu présente un sujet attentif aux déplacements de la foule, aux moyens de transport, à tout ce qui, en somme, rend les villes impersonnelles et anonymes. À cela s’ajoute un parti pris esthétique: les poèmes sont constitués d’une seule longue phrase, sans ponctuation, et leur dimension poétique repose souvent sur les enjambements – le pas, la marche, la station éclairent le sens de l’avancée en même temps que celui des mots.
La poésie de Michel Beaulieu, en dépit de son apparence simple, est d’une grande complexité. S’y manifeste une lucidité extrême, douloureuse, tendue entre l’expérience du corps et celle des lieux où s’articule ce que Pierre Nepveu désigne comme «une pure syntaxe de la conscience1». Kaléidoscope2 présente une suite de 31 poèmes intitulés «entre autres villes». Le sujet y traverse des espaces urbains dont la spécificité tient davantage des souvenirs qu’ils recèlent que de leur emplacement géographique. Souvent de passage, il s’y adonne à la flânerie, à la déambulation, attentif aux déplacements de la foule, aux moyens de transport, à tout ce qui, en somme, rend les villes impersonnelles et anonymes. Les parcours dont rendent compte ces poèmes narratifs s’apparentent à ceux du flâneur urbain tel que le décrit André Carpentier. Comme lui, le sujet va, «hypnotisé par sa propre fascination et s’abandonne au jeu d’un double musement dans l’espace et dans la pensée. Un musement qui fusionne l’espace et la pensée3.» Mais, contrairement à l’écrivain flâneur qui cherche l’inusité dans le banal ou l’invisible dans le visible4, Beaulieu cherche au contraire la banalité pour elle-même, et pour sa force d’anéantissement, de suppression de la singularité. Comme si l’exercice de la subjectivité et l’expérience du déplacement devaient nécessairement passer par l’oblitération de l’identité: la sienne propre, celle des villes. À cela s’ajoute une particularité esthétique: les poèmes, de genre narratif, sont constitués d’une seule longue phrase, sans ponctuation, et leur dimension poétique repose presque exclusivement sur la structure d’ensemble et la coupe des vers. Ces stratégies favorisent une remontée temporelle, de l’âge adulte jusqu’à l’enfance, indispensable à l’ouverture de la voie et seule garantie de l’avenir. C’est cet effet de concentration et de condensation des lieux marchés que j’étudierai dans cet article.
Le sujet dans la ville
Les poèmes de Kaléidoscope renvoient tous à un univers urbain. Entrecoupée d’autres poèmes, la suite «entre autres villes» structure l’ensemble du livre. Si le coefficient d’étrangeté ou d’exotisme y va croissant, jusqu’à l’avant-dernier poème où les villes ne sont plus que rêvées, le titre de la suite annonce déjà le peu d’importance que l’auteur accorde à leur spécificité. Il arrive qu’on les reconnaisse par certains de leurs attributs, mais aucune n’est nommée. Toutes sont désignées par le pronom «celle», par quoi généralement le poème débute. Cette indistinction donne à entendre qu’elles se valent toutes en leur qualité de ville et de lieu de passage. Mais ce ravalement des villes à un espace indistinct semble tenir d’un autre impératif. Les poèmes 1 et 31 commencent par les deux mêmes vers, à deux mots près:
celle où tu reviens au bout
du compte des voyages le flanc
de la montagne taillé d’un coup
d’aile tu n’arrives pas
de très loin retraçant les marches (p. 17)
celle où tu reviens au bout
du compte des voyages des séjours
plus ou moins longs dans les influx
d’images l’œil attentif
à ne rien perdre le corps grave (p. 119)
Or ces deux textes réfèrent assez clairement à Montréal. On a l’impression que le paysage montréalais, celui d’où l’on part et où invariablement l’on revient, a structuré une fois pour toute la conception de l’espace et son mode d’habitation. Polarisé par la montagne et le fleuve, cet espace est animé par un double mouvement horizontal et vertical.
tu rêves déjà projeté si loin sur le plan
horizontal où la vitesse ne se modifiera
du moins pas d’une façon perceptible
de ton vivant tu te retiens à la barre
verticale où l’on te presse le bras (p. 36)
L’axe horizontal, accordé au mouvement du fleuve, suggère la fluidité,
et son regard tu le sens à la rapidité
de ses pas tu marches dans son sillage
au ralenti souhaitant qu’elle ne traverse
pas la ville mais s’échappe dans une rue
perpendiculaire où tu ne la suivras pas (p. 38)
tu vas
tu vaques à tes affaires
tes navigations coutumières
dans la fluidité de la ville (p. 70)
tu vis tu circules tu ne regardes
tout que de très loin les images
mouvementées dont la réalité
t’indiffère en te gavant tu passes
à autre chose (p. 72)
tandis que la verticalité est calquée sur la montagne et ses versants. Ainsi trouve-t-on une multitude de murs, de pierres, de parois, d’enceintes dans les poèmes.
Des deux axes, le vertical semble le plus important, ou à tout le moins est-ce celui qui paraît le plus évident, car il contraste avec le mouvement naturel du déambulateur urbain. La ville se présente le plus souvent sous cet angle. Tantôt on y monte, tantôt on y descend. Cela vaut tant pour le sujet lui-même que pour les êtres qu’il y observe:
celle dont les oiseaux
tutélaires fracassent
leurs ailes sur le pare-brise
de l’autobus […] (p. 56)
celle où tu ne descendras jamais
plus depuis qu’escale entre les îles
et le continent sa ceinture d’hôtels
dévore l’horizon (p. 69)
tu redescends la rue
jusqu’à ce que les orteils disparaissent (p. 75)
descendre de nouveau vers la vieille
ville tu n’en as pas l’intention (p. 79)
On pourrait voir dans le destin des oiseaux de la première citation Les aléas du corps grave, qui sert de sous-titre au livre : le corps grave, siège de la conscience, lieu de l’épreuve du désir, des limites, de la souffrance, qui nous cloue au sol ou qui invariablement y redescend après toute tentative d’élévation. Le Kaléidoscope pour sa part connote une avancée, une continuité, donc éventuellement une horizontalité, mais qui serait constellée de trouées, d’arrêts sur images. C’est un peu ainsi qu’agissent les poèmes d’«entre autres villes» à l’échelle du recueil. Ils y mettent de la verticalité, ponctuent la marche de leurs nombres, jalonnent le territoire, marquent l’avancée tout en la poursuivant.
Ces trouées apparaissent également dans l’espace intime. C’est que l’espace urbain chez Beaulieu n’est pas forcément public, ni même ouvert. L’urbanité du sujet a comme corollaire l’espace intérieur, celui du corps propre, au premier chef, cette «enveloppe où tu respires» (p. 36), celui du corps de l’autre, l’amante, de même que celui de l’appartement. Dans l’appartement les amants se rencontrent, et parfois le sujet se cloître, observant le paysage à travers la fenêtre ou les murs.
tu rentres en toi l’hiver
où rien ne la retient
de ces phrases laissées
en suspens parmi les murs
de l’appartement tu donnes (p. 49)
la manche traîne parmi les lettres
il regarde à travers le mur
flou le bruit des pas la strie
traverse les lignes il écoute (p. 42)
La marche du sujet est à la fois thématisée par la relation des déplacements dans les villes et figurée par la forme des poèmes, dont la portée imageante réside essentiellement dans la structure syntaxique et les enjambements. Il importe ici de prendre le mot «enjambement» au pied de la lettre. On enjambe l’espace comme on enjambe les vers, l’enjeu étant essentiellement d’instituer cet espace de mouvance où opérer des trouées par ces enjambées mêmes. Ainsi le pas, la marche, la station éclairent le sens de l’avancée en même temps que celui des mots.
À cette avancée répondent l’autotélisme de certains textes et les récits de la venue à l’écriture, des premiers contacts avec les mots, l’encre, le papier. Le sujet avance dans la langue comme dans les rues de la ville. C’est parfois lent et laborieux, mais il arrive que ce soit rapide et même très rapide. Chez Beaulieu, la rapidité, la fluidité et la foule sont apparentées. Ce n’est pas par hasard que l’auteur s’intéresse de si près aux moyens de transport, et en particulier aux transports en commun: taxi, autobus, tramway, train, avion. On pourrait même parler à ce sujet d’une véritable fascination. Dans tous les cas de figure, le défilement du paysage urbain rend floues les identités jusqu’à engendrer l’anonymat. Or c’est là l’une des visées principales des poèmes: créer un effet de foule en déplacement dans laquelle le sujet puisse disséminer son identité, et ce, jusqu’à la dépersonnification.
ici nul n’a plus de visage nul n’a de nom
que pour une dizaine d’âmes disséminées
parmi les feux d’artifice de la ville
[…]
tu dis j’exulte et tu te fonds aux pierres (p. 10)
descendant à travers
le cimetière vers le bas
de la ville où la foule
aimantée flue sur l’onde
[…]
tu vas avec ce visage
que tu ne reconnaîtras pas
avant lurette pour tien
parmi la dissémination
de la matière organique (p. 132)
Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur une imprécision, un «tu» et une troisième personne qui ne laisse pas deviner s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Ce «tu» et cette troisième personne reviennent tout au long des poèmes, se relayant souvent sans transition, entretenant l’ambiguïté quant à l’identité du sujet et la valeur des pronoms: s’agit-il d’un «tu» autoréférentiel? D’une adresse à l’amante? Et cette troisième personne, est-elle une projection du sujet dans la fiction? Il est souvent impossible de le dire avec exactitude. Une telle ambiguïté amène à s’interroger sur l’érotisme et son rôle éventuel dans l’habitation de la ville.
L’érotisme
Le corps, dans la poésie de Michel Beaulieu, et pas seulement dans ce livre, est une figure centrale. C’est lui qui éprouve et mesure l’espace et l’avancée.
celle dont les murailles étreignent
les pierres où tu t’enfermes les rues
gravies à la façon d’un étranger
[…]
sa pellicule d’années la musique
assourdie vibre dans les murs
la basse ailleurs en bas te cerne
les muscles de l’abdomen
les parois du siège où tu t’enfonces
tendent leur fibres et craquent (p. 44)
On descend la rue, vers le bas de la ville, comme à l’intérieur du corps grave: par d’obscurs canaux. On sent toujours la présence des murs, comme celle des limites du corps, mais il arrive que l’on puisse atteindre l’ailleurs. L’écriture le permet avec les murs, l’érotisme avec le corps.
L’érotisme est traité comme tous les autres sujets, sans préambule, de façon assez triviale et parfois crue. Dans la suite étudiée, la 13e ville est assimilée à une femme.
celle entre les jambes de qui
tu t’enfonces une fois
terminée la sonatine
[…]
au retour la première
où s’engloutisse ta verge (p. 63)
ses cuisses magnétiques tu
t’y coules […] (p. 64)
Le corps de l’amante fait écho à l’enceinte de la ville. L’étreinte a en outre cette particularité de faire coïncider l’horizontalité (les amants sont souvent présentés au lit) et la verticalité (superposition des corps, pénétration).
et maintenant que tu connais
depuis longtemps la lenteur de la verge
lisse dans les parois lubrifiées
de la chair entrouverte lis-tu (p. 57)
quand tu te rêves léchant
le plaisir entre ses cuisses
[…]
tout en bas sur la ville
tandis qu’elle invite à l’amour
en mordillant tes doigts (p. 108)
Dans «entre autres villes 2», un voyage en avion est l’occasion de faire coïncider trois récits de séjours dans une même ville (vraisemblablement New York): le premier à l’âge de 13 ans avec sa famille, le second à la fin de l’adolescence avec un ami, le troisième à l’âge adulte avec une femme, lequel se termine sur une scène érotique. La rencontre des corps achève de brouiller les repères spatiotemporels et fait basculer le couple dans la vitesse et l’anonymat. Or c’est là seulement, semble-t-il, et en évoquant dans un même élan avion, train, taxi, que le sujet prend véritablement la mesure de l’espace et du temps.
[…] l’air
ailleurs les muscles
des jambes si tendus
qu’ils te dispersent entre
la douleur et le plaisir
pressenti les images
défilent se rassemblent
au foyer des muqueuses (p. 24)
profitons-en la nuit
pèle depuis longtemps
la rue de ses passants
nous ne rencontrerons
personne avant la foule
aveugle et bigarrée
du Village où nous serons
en sécurité qu’un couple
de plus dans l’anonymat (p. 26)
De même que le sujet ne fait que passer dans la ville, préférant les véhicules et les foules qui y circulent aux places publiques et aux édifices, de même ce ne serait pas tant le corps de l’amante qu’il habite, que le désir lui-même, le désir étant vécu comme pure tension, moyen de transport et de projection du sujet hors des limites du corps grave, des murs de la chambre, des frontières de la ville.
Ce poème, et en particulier sa scène finale, suggèrent une parenté entre les moyens de transport, qui rapprochent les villes, et le transport des sens, qui rapprochent les corps, faisant des unes et des autres des lieux de concentration et de condensation.
Le narratif
Ainsi les corps s’étreignent et se pénètrent comme ils respirent, comme le cœur bat, sans préméditation, par nécessité, parce que la présence en dépend. Par le désir le corps fait irruption, dans la langue, dans le récit. On ne s’en étonne pas outre mesure de la part d’un poète chez qui l’anodin, le banal, l’anecdotique, le trivial sont le substrat de l’écriture. Il y a dans ce parti pris esthétique, contrairement aux apparences et venant d’un écrivain dont la connaissance de la poésie moderne ne saurait par ailleurs être mise en doute, une réelle exigence. Comme le souligne Pierre Nepveu:
Il est difficile de mesurer la modestie, l’«abnégation» (le mot est dans Visages) qu’il fallait pour maintenir vaille que vaille ce registre, pour ne pas fuir vers des horizons poétiques plus légers, plus émoustillants. On pourra toujours suggérer que Beaulieu n’avait pas le choix, que cette tonalité s’imposait à lui, mais ce serait là faire bon marché de l’immense travail qu’il lui avait fallu, et qu’il lui fallait toujours, pour donner forme à la banalité de l’expérience quotidienne, pour créer à partir de si peu cette syntaxe du désir et de la douleur qui donne leur tension à ses meilleurs poèmes5.
Dans cette poésie composite, faite d’anecdotes croisées, de souvenirs et de récits enchâssés, toute en méandres et en digressions, il y a une correspondance à établir entre la place faite au corps et l’usage de la narrativité. Alors qu’elle appelle la linéarité, la narration ici multiplie les incises («ajoutes-tu», «dis-tu», «dit-elle»), déplace des syntagmes, dévoie la syntaxe. Le corps alors semble y faire irruption – comme si, par ces incisions dans la chair du texte, le corps sursautait et qu’avec lui la phrase tressaillait («où tu découvriras l’existence/à ton corps défendant du jazz» [p. 83]).
«Le sens, rappelle Marie-Pascale Huglo, est un lieu narratif tensionnel qui s’inscrit dans une dialectique du texte et du contexte6.» L’anecdote en tant que forme narrative jouit d’une certaine autonomie, mais aussi d’une ouverture sémantique, puisqu’on peut la lire de deux façons, en la rattachant soit à son contexte d’origine, soit à son contexte d’insertion et/ou d’énonciation. «Par leur fonction communicationnelle et leur mode implicite de représentativité, les anecdotes sont capables de resserrer ou de détourner des identités, de renouer ou de dénouer l’ordre prévisible du monde7.»
Chez Beaulieu, non seulement l’anecdote détourne les identités et l’ordre du monde, mais elle brouille la dialectique du sens elle-même, ou plutôt réduit l’espace tensionnel au seul texte en train de s’écrire et de s’énoncer. Les noms des villes et les identités étant oblitérés, le texte sécrète son contexte à même le tissu d’anecdotes qu’il élabore en les intriquant si bien qu’elles perdent leur autonomie narrative. Le contexte dès lors n’est autre que celui de la négation d’un hors-texte et d’un sens transcendant. Il n’y a pas d’autres frontières que celles du texte, pas d’autre événement ni d’autre destination que le poème, pas d’autre temps que celui de l’écriture et de sa durée. Or cette durée est primordiale chez Beaulieu, pour qui il n’existe aucune forme de transcendance – d’où l’importance de la marche, de la syntaxe, de l’enjambement, de l’adresse. Ce n’est certainement pas par hasard que le poète a intitulé l’un de ses livres Indicatif présent. Tout chez lui aspire à cette durée dans l’immanence.
Creuser jusqu’à l’enfance
Être poète, affirme Heidegger, c’est mesurer, c’est prendre la mesure de l’espace et du temps8. C’est précisément ce que fait le narrateur de Kaléidoscope. Or, on l’a vu, cette mesure se prend à même le corps:
réfractaire aux montres depuis tant d’années
tu te fies au mouvement relatif du soleil (p. 11)
tu mesures l’étendue
de ton enfermement (p. 103)
un an des chenilles
revient la canicule
de mai l’inconfort
du vêtement le temps
qui ne passe jamais
assez vite et passera
sans que tu le voies
venir en cet espace
vide où Dieu déjà
ne t’entend plus (p. 129)
L’espace se mesure aussi aux pas:
la foulée rétrécie sur la glace
tu entends qu’on te parle du froid
[…]
tu redescendais la rue jusqu’à ce
que les orteils disparaissent
au fond de tes bottes doublées
de mouton parmi les visages
que tu ne reverrais jamais (p. 75)
Mesurer, chez Michel Beaulieu, c’est compter, faire le compte et le décompte des événements, des ans, des âges.
Cette accumulation n’est pas anodine. Elle sert à baliser le chemin, afin de guider la mémoire et de permettre au sujet-narrateur de revenir sur ses propres pas. C’est cela, chez lui, l’habiter. Combinant l’anonymat et le travail de la mémoire, le poème permet à la fois de remonter vers le passé, avant même la naissance du sujet, comme c’est le cas dans «entre autres villes 2», et de faire se déployer le chemin devant soi. Dépouillées de leurs spécificité, alignées dans une suite de poèmes numérotés de 1 à 31, dont le dernier compte 30 fragments eux aussi numérotés, les villes, comme les identités, se confondent, se concentrent et se condensent pour former un cycle, offrant un espace où la mémoire s’active et se rejoue l’enfance. Le sujet peut ainsi marcher vers la ville d’origine, creuser les sillons de son passage jusqu’à ce que resurgissent les premiers cahiers, les premières sensations de crainte, de plaisir, les premiers désirs, les premières détresses.
Dans un des tout premiers poèmes, alors que le sujet se trouve à Paris, lui revient par un lointain écho à sa déambulation des souvenirs de son grand-père avec son accent «d’il y a deux cents ans»: «cent ans tu remontes le courant/de la foule dépourvu de cette démarche» (p. 10) La même chose se produit dans «entre autres villes 15», alors que le narrateur se rappelle une jeune femme jadis entrevue à l’aéroport:
où dix secondes tu la suis
qui te paraîtront dix minutes
et pourquoi pas des heures
et pourquoi des années
plus tard te souviens-tu
précisément de ce visage (p. 67)
L’anecdote ici infléchit le cours du temps, le replie, ramène le passé dans le présent et les fait coïncider dans le nombre «10». Le temps du coup se fait relatif, ductile, malléable. Ainsi les lieux deviennent en quelque sorte des pièges à temps.
tu retrouves l’enfant qui pleure
entre deux rangées de cases
tu lui dis voilà ce toi
c’était moi (p. 128)
en traînant la patte
dès le premier tiers tu lis
les inscriptions des parois
les chevilles vibratiles
en rêvant d’une pinte d’eau
glacée mais grimpes grimpes
le dernier tiers au galop
cœur débattant lèvres
abrasives qu’à tes pieds
s’étale enfin souffle repris
l’espace de l’Enfant (p. 55)
Au fond, l’enjeu du livre, ce qu’il s’agit de retrouver et d’habiter, c’est l’enfance.
On creuse le sol comme on fouille sa mémoire. On creuse ses propres ornières, jusqu’à les voir converger et produire une seule image, kaléidoscopique, de tous ces «tu» et ces «ils» qui forment cette foule dans laquelle se perdre. L’écriture, en fin de compte, ne servirait qu’à cela9. Ce n’est pas sans raison que le dernier poème introduit un personnage, qui s’adresse au narrateur, et dont les paroles sont données en italique. Comme si toutes les identités y étaient soudain rassemblées, l’adresse se retourne, bifurquant comme un chemin, vers le sujet et l’unifie. Il s’agit bien sûr d’une unification partielle, et ponctuelle, puisque par essence impossible, et refusée. On ne retourne pas à l’origine, chez Michel Beaulieu10. Il n’y a pour lui d’originel que le poème, et le chemin qu’il ouvre devant lui. Mais hors de ce chemin, toute habitation est impossible. Sans errance, il n’est pas question de rentrer chez soi. Ainsi il aura fallu que Montréal, en consentant à l’anonymat, ouvre sur un espace virtuel où se rencontrent toutes les villes visitées, marchées, entrevues, rêvées, afin qu’elle perde son caractère contraignant, que ses frontières s’éloignent et que le sujet puisse enfin y revenir. C’est là la condition pour que la ville soit habitable. Sans cette ouverture, elle apparaît mortifère.
de l’autre côté de la table
où tu t’appuies tu penses
qu’il te faudra de nouveau
déménager dans cinq ans
d’ici de la ville où tu meurs
à petit tout petit feu (p. 113)
la montagne cernée
par le cadre peint
de la porte arrière
tu ne la reverras
plus tu n’as pas su
vivre dans ce lieu
le plus habitable (p. 114)
Mais il aura fallu également que Montréal accueille tous les âges de la vie, que «entre autres villes 30» reprend par tranches, de la petite enfance jusqu’à la trentaine où il commence à compter les morts et à entrevoir la sienne, pour que le personnage du dernier poème donne au sujet son «Congé», comme l’indique le titre.
que vas-tu chercher là
s’inquiète le personnage
tu attends que j’aie terminé
mon numéro tu rentres
chez toi dormir
quand arrachées de la vision
vide la foule s’éparpille
à pied dans ses automobiles
de l’autre côté de l’épaisseur
des murs tu entreprends
le compte à rebours des ans
qu’il te reste à vivre […] (p. 150; les italiques sont de l’auteur)
C’est dire que l’habitation, chez Michel Beaulieu, loin de participer de la fixité ou de l’enracinement, nécessite au contraire un constant déplacement, dans les lieux, dans la langue. Elle nécessite en outre cette tension «vers un certain effacement de soi, bien que sans se dérober à [soi]-même et à son unité d’être11», dont parle André Carpentier au sujet de l’écrivain déambulateur. Mais entre les deux états (effacement, unité), il y aurait chez Beaulieu un décalage, et on pourrait ajouter un décalage horaire. C’est dans cet espace que loge le poème et que s’active la mémoire. Le poème apparaît donc comme l’ultime territoire à arpenter, le seul lieu où marcher permet d’enjamber le temps. Par le mouvement qu’il investit le poème devient ce creuset où les temps affluent, se superposent, se plient aux méandres de la parole et finalement s’abolissent, s’offrant dès lors en espace virtuel où les villes prennent un visage humain et le présent l’allure d’un jour où l’on déambule en s’y sentant chez soi.
Bibliographie
Beaulieu, Michel. 1996. Fuseaux. Choix de poèmes. Montréal: Le Noroît.
Beaulieu, Michel. 1984. Kaléidoscope ou Les aléas du corps grave. Le Noroît: Saint-Lambert.
Carpentier, André. 2009. «Être auprès des choses. L'écrivain flâneur tel qu'engagé dans la quotidienneté», dans Sandrina Joseph (dir.), Révéler l’habituel. La banalité dans le récit littéraire contemporain. Montréal: , «Paragraphe», t. 28, p. 17-42.
Nepveu, Pierre. 1996. «La dure syntaxe de la conscience. Présentation de Michel Beaulieu», dans Fuseaux. Choix de poèmes. Montréal: Le Noroît.
Gervais, Bertrand. 2007. Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, tome I. Montréal: Le Quartanier.
Huglo, Marie-Pascale. 1997. Métamorphoses de l'insignifiant. Essais sur l'anecdote dans la Modernité. Montréal: Balzac-Le Griot.
Heidegger, Martin. 1958. «..L'homme habite en poète..», dans Essais et conférences. Paris: Gallimard, «Tel».
- 1. Pierre Nepveu, «La dure syntaxe de la conscience», présentation de Michel Beaulieu, Fuseaux. Choix de poèmes, Montréal, Le Noroît, 1996, p. 11.
- 2. Michel Beaulieu, Kaléidoscope ou Les aléas du corps grave, Saint-Lambert, Le Noroît, 1984, 149 p. Désormais, les références à ce livre seront données directement à la suite des citations (folio entre parenthèses).
- 3. André Carpentier, «Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté» dans Sandrina Joseph (dir.), Révéler l’habituel. La banalité dans le récit littéraire contemporain, Montréal, Département des littératures de langue française, Université de Montréal, 2009, p. 27. Le concept de musement est emprunté à Bertrand Gervais, qui le définit comme «une errance de la pensée, une forme de flânerie de l’esprit, le jeu pur des associations qui s’engage quand un sujet se laisse aller au mouvement continu de sa pensée.» Bertrand Gervais, Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, tome I, coll. «erres essais», Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 18. Cité par André Carpentier, ibid.
- 4. «C’est que la banalité quotidienne, comme objet littéraire, prend des proportions qui n’ont rien à voir avec le simple, le peu, la signification voisine du zéro. Au contraire.» Ibid., p. 28.
- 5. Pierre Nepveu, «La dure syntaxe de la conscience», p. 10-11.
- 6. Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant. Essais sur l’anecdote dans la Modernité, coll. «L’univers du discours», Montréal, Balzac-Le Griot, 1997, p. 206.
- 7. Ibid., p. 200.
- 8. Voir Martin Heidegger, «…L’homme habite en poète…», Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, coll. «Tel», Paris, Gallimard, 1958, p. 224-245.
- 9. «écrivant qu’importe / aux yeux d’autrui / la difficulté d’être / l’unique objet tu / la page du carnet / ligné tu devines / que dans cinq mois / cinq ans tout au plus / tu la déchireras / en parallélépipèdes / irréguliers les mots / cassés tu les auras» (p. 134)
- 10. «tu ne remonteras / pas à tes origines tu ne verras pas / les derniers états de la matière jamais / tu ne sauras» (p. 118)
- 11. Carpentier, «Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté», p. 36.