OBSERVATOIRE DE L'IMAGINAIRE CONTEMPORAIN
Repenser le réalisme
Cette publication numérique fait suite au IIe Symposium international de sociocritique, lequel s’est tenu du 9 au 12 décembre 2015 à l’Université de Montréal. Cet événement scientifique avait pour ambition de «Repenser le réalisme» et réunit pendant trois jours de jeunes chercheurs et des professeurs d’université qui ont interrogés à nouveaux frais cette esthétique qui cherche à représenter la vie ordinaire.
Il n’y a pas un réalisme mais des réalismes, variant selon les âges et les lieux. Et s’il existe bien des effets de réalité, ils sont créés par les interactions mêmes des textes avec l’imaginaire social. C’est dans cette perspective que les actes du IIe Symposium international de sociocritique engagent à «[r]epenser le réalisme». Il s'agit de proposer une relecture critique des travaux sur le réalisme à partir des hypothèses nodales de la sociocritique.
La sociocritique envisage le texte littéraire (et tout autre dispositif langagier producteur de sens) dans ses interactions avec la semiosis sociale, c’est-à-dire avec les savoirs, les représentations, les images, les façons de parler, les discours, les multiples voix et les langages par lesquels une société, dans une situation sociohistorique précise, se représente ce qu’elle est, ce qu’elle a été et ce qu’elle pourrait devenir1.
Les travaux, à l’origine présentés dans le cadre du IIe Symposium international de sociocritique, examinent la manière dont les œuvres incorporent et transforment ce qu’elles empruntent à cet imaginaire social. Ils mettent en valeur l’historicité, la socialité, les mutations et la variabilité des réalismes. Ils proposent des réflexions portant sur des corpus variés, allant du Moyen Âge à l’époque actuelle. Ils s’ouvrent aussi à des œuvres aux origines géoculturelles diverses. Loin de se limiter au roman, ils mettent en exergue la pluralité générique et esthétique des œuvres considérées. Ils font ressortir la diversité des réalismes, qui s’exprime entre autres dans des expressions telles que «réalisme magique», «réalisme merveilleux», «réalisme symboliste», etc. Enfin l’ouvrage collectif accueille également des contributions qui relèvent de l’ethnocritique des textes, approche avec laquelle la sociocritique entretient un dialogue fructueux depuis quelques années.
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Ce volume allie analyses textuelles, réflexions théoriques et dialogues avec la critique littéraire; il s’ouvre sur l’exposition du projet à l’origine des actes de ce second symposium de sociocritique. Pierre Popovic explique comment les réflexions qui y sont contenues sont animées du désir d’étendre l’angle d’approche du réalisme littéraire à une multitude d’époques, de genres et de corpus, de manière à faire surgir l’historicité et la socialité des textes qui abordent le «réel».
L’ordre chronologique choisi permet de saisir l’évolution d’une tendance lourde de l’histoire littéraire qui précède de loin le XIXe siècle encore jugé par plusieurs critiques comme l’acmé du «réalisme» canonique. Les premiers articles de ce collectif se penchent sur le traitement du réel dans la littérature médiévale. Francis Gingras s’intéresse ainsi au rapport à la réalité dans les fabliaux du long XIIIe siècle de même qu’aux discours de justification de la fiction qui concourent alors à la redéfinition de la valeur de la vérité. Isabelle Arseneau s’attache quant à elle à montrer comment des philologues ont développé des modèles de lecture pour situer l’histoire du roman médiéval par rapport à l’évolution du genre romanesque général en valorisant le caractère réaliste des œuvres des XIIe et XIIIe siècles.
L’exploration chronologique se poursuit avec l’étude de textes produits sous l’Ancien Régime. Judith Sribnai pose la question du réalisme discursif à partir des réflexions du savant Pierre Gassendi sur l’expérience sensible du monde. Selon le philosophe et physicien du XVIIe siècle, la vérité nous échappe et ce que nous pouvons dire du monde n’est qu’une veri similitudo, c’est-à-dire une «semblance de vrai», expression qui renvoie à la notion de «vraisemblance» à partir de laquelle l’auteur problématise les rapports qui se nouent entre le monde et le discours sur le monde. Craig Moyes explique, pour sa part, pourquoi il est réducteur de considérer Le Roman bourgeois de Furetière comme l’ancêtre du roman réaliste du XIXe siècle, et invite à réexaminer le caractère polémique de ce texte à l’égard de l’affaire Fouquet.
Abordant la question réaliste à partir d’autres corpus et d’autres périodes, ces articles ébranlent la conception téléologique qui tient le roman réaliste français du XIXe siècle pour l’archétype du réalisme. Ils invitent dès lors à reposer cette question hors de tout myopisme historique et à partir d’œuvres issues de la période qui tient lieu d’âge d’or du réalisme, la modernité. Joël Castonguay-Bélanger s’attaque d’entrée de jeu aux «filiations problématiques» du roman réaliste canonique au moyen d’une analyse comparative où sont mis à profit les éléments co-textuels qui fondent le caractère référentiel des romans de Rétif de la Bretonne et de Flaubert. Denis Saint-Amand s’engage plutôt dans le territoire limitrophe du grand siècle du réalisme français en faisant de la poétique rimbaldienne un «réalisme halluciné» qui subvertit de façon ludique le discours social conjoncturel. Marie-Christine Vinson propose, dans un mouvement inverse, une relecture d’«En mer», nouvelle de Maupassant qui peut être considérée comme un texte typique du réalisme français du XIXe siècle, mais que l’auteure interroge à l’aide de structures symboliques qui relèvent de la mythico-poétique. Jean-Marie Privat élargit lui aussi l’angle d’approche du réalisme traditionnel puisqu’il examine la place du cadavre dans le roman policier, dont la notable absence dans la critique de ce genre littéraire montre le malaise généré par l’irruption du symbolique dans l’espace réaliste. Un demi-siècle plus tard, la question réaliste ne se pose plus dans les mêmes termes. Claudia Bouliane se demande ce qu’il advient du réel lorsqu’il est mis en texte dans un cadre aussi formalisé que celui du Nouveau Roman. Chez des romanciers comme Jean Ricardou, Michel Butour ou Alain Robbe-Grillet, la distanciation et l’indifférenciation sérielle rendent possible le réinvestissement romanesque d’un phénomène social devenu réservoir de clichés, le tourisme de masse. En portant son intérêt vers le genre de la science-fiction, Élaine Després s’intéresse également à des territoires de la littérature où la question du réalisme semblerait d’emblée devoir être écartée. Pourtant, l’auteure montre comment les romans de d’Élisabeth Vonarburg reformulent les discours et les représentations de l’imaginaire social de leur époque en accord avec les principes d’une esthétique qualifiée de «pseudoréalisme».
S’il était crucial de montrer comment des textes du Moyen Âge ou d’Ancien Régime posent la question du réalisme en des termes tout autres que ceux du roman français du XIXe siècle sans pour autant se contenter d’y déceler des prédéterminations de la pratique romanesque à venir, il importait d’en suivre le développement en aval et d’examiner également les formes inattendues que cette esthétique peut prendre dans la production littéraire contemporaine. Véronique Cnockaert voit ainsi dans Baise-moi de Virginie Despentes la réalisation d’un projet réaliste où la violence et la jouissance sexuelle s’exaltent mutuellement jusqu’à pousser à l’extrême une forme de «perversion» propre à la société occidentale selon une logique carnavalesque de renversement qui repose la question du réalisme en termes esthétiques. Sylvain David s’interroge sur la même œuvre, en l’abordant à partir des représentations du monde «rock» de l’auteure, que le texte charge d’une nostalgie comme d’une dimension critique qui débouche parfois sur un engagement social et politique réel. Dans son étude de La Classe de neige, Sophie Ménard examine en termes ethnocritiques la question du rapport des romans à des réalités d’ordre anthropologique à partir des référents socioculturels et des logiques initiatiques à l’œuvre dans le roman d’Emmanuel Carrère. Jean-François Chassay s’arrête pour sa part sur Quatre voyageurs, un roman d’Alain Fleischer, pour se demander comment le genre littéraire du roman fantastique peut être réinvesti au tournant du XXIe siècle de manière à évoquer les recherches futuristes des sciences biomédicales, dont les débouchés contribuent à brouiller les frontières de la réalité. C’est au domaine de la bande dessinée que Michel Fournier adressé la question réaliste, et plus précisément aux romans graphiques de Michel Rabagliati. L’auteur s’intéresse notamment au réalisme qui prend forme dans les albums de la série Paul, et cherche à montrer comment cette dernière, qui entre en dialogue avec la culture médiatique contemporaine, s’appuie sur les propriétés du roman graphique afin de mettre en œuvre une exploration de l’existence quotidienne. Aussi étrangère au domaine de la traduction que semble la question qui fonde l’unité de cet ouvrage, elle resurgit dans les interrogations que soulève le passage d’une langue à une autre. L’hybridité langagière à laquelle Bertrand Gervais consacre une étude montre comment le genre romanesque met en texte les problèmes de l’illusion de la traductabilité et des limites du langage pour exprimer une réalité qu’on suppose univoque, et qui pourtant diffère au gré des expériences des uns et des autres. Patrick Maurus envisage de même la question du rapport au réel à partir de l’acte de traduction, appréhendé, en termes sociocritiques, comme un «transfert de socialité» et d’historicité, transfert qui mène à mettre en doute la notion de «réalisme» universel puisqu’il implique une «intervention sur le réel» formulé dans le texte source. Olivier Parenteau met au jour l’hybridité des images grâce auxquelles des poètes donnent à lire la réalité du conflit armé en Irak dans des univers métaphoriques inusités plutôt qu’en ayant recours à des tropes militaires si employés qu’ils en perdent leur force significatrice. Dominique Viart déplace pour sa part le questionnement de la littérature réaliste vers le domaine de l’enquête de terrain, où l’apport du modèle des sciences humaines et sociales influe sur la forme-sens des œuvres qui entreprennent d’approfondir leur conception d’une situation réelle. Bernabé Wesley, enfin, cherche à comprendre comment le roman contemporain donne à lire le réel dans des phénomènes sonores qui, onomatopées, analogies sonores ou parlures populaires, représentent des réalités qui s’écoutent tout autant qu’elles se lisent.
En somme, les articles que réunit ce volume s’approprient des œuvres très différentes dont le genre littéraire, l’époque, l’origine géographique et les cultures où ils prennent vie attestent de la vivacité et de renouvellement constant de l’esthétique réaliste. De la pesanteur de nos réalités, de «cette saleté poisseuse qu’est le réel2», la littérature et l’art tirent une inventivité formelle qui dépasse de loin la transposition fidèle de la réalité. Elles offrent un saut dans l’imagination qui engage le lecteur dans une terra incognita qui est le hors-lieu dans lequel se manifeste la présence au monde d’œuvres qui nous disent ce que nous sommes, ce que nous éprouvons comme nos réalités, et la part que les mots et la créativité peuvent y prendre.
- 1. Voir le manifeste du CRIST, En ligne: http://www.sociocritique-crist.org/p/manifeste.html
- 2. Charles Robinson, Fabrication de la guerre civile, Paris, Seuil, 2016, p.342.
Bouliane, Claudia
Wesley, Bernabé
PrésentationSoixante-dix ans se sont écoulés depuis les hypothèses formulées par Erich Auerbach dans Mimésis (1946). En considérant que le réalisme se caractérise par le choix de mettre de plus en plus en scène la vie quotidienne des gens et d’en proposer une représentation sérieuse, complexe et/ou tragique, ce dossier exclut l’idée que le roman réaliste français du XIXe siècle est le canon par rapport auquel devraient s’évaluer les textes à prétention mimétique qui lui sont antérieurs ou postérieurs. |
Popovic, Pierre
Repenser le réalismeSoixante-dix ans se sont écoulés depuis les hypothèses formulées par Erich Auerbach dans Mimésis (1946). En considérant que le réalisme se caractérise par le choix de mettre de plus en plus en scène la vie quotidienne des gens et d’en proposer une représentation sérieuse, complexe et/ou tragique, cette introduction au numéro des Cahiers Remix réexamine la question du réalisme en littérature à nouveaux frais. |
Gingras, Francis
Fabuler et dire vrai: les réalismes et l’histoire des genres narratifs au Moyen ÂgeAux xiie et xiiie siècles, le mot réel et ses dérivés sont d’abord attestés en ancien français dans le vocabulaire juridique et économique au moment où, dans la même langue, des formes narratives jouent délibérément de la relation entre fiction et réalité en proposant différentes déclinaisons de la fable. Tandis que la fable de tradition ésopique gagne en popularité et se justifie dans la littérature vernaculaire par sa valeur exemplaire, une forme, qui se désigne comme fabliau, se développe parallèlement et, tout en abordant des sujets qui semblent la rapprocher du réel (en rejetant notamment les animaux qui parlent et le merveilleux) se présente en fait comme une sorte d’exploration critique de la capacité du langage à dire le réel sans mentir. |
Arseneau, Isabelle
Du «réalisme» des romans aux fictions des philologuesS’il est une «invention» dont les littéraires, et plus précisément les historiens de la littérature, rêvent de découvrir l’origine, c’est bien le roman réaliste, ou plus largement le réalisme littéraire, tel qu’il se pratique et se systématise au XIXe siècle. À partir des premières années du XXe siècle, des travaux de littérature «prémoderne» paraissent qui ont en commun de proposer, de façon plus ou moins affirmée, sinon une date de naissance, du moins un bassin d’œuvres dans lequel on retrouverait les premières traces du réalisme en littérature. |
Sribnai, Judith
«Des réalités plutôt que des mots»: les réalismes de GassendiPrésenter Gassendi comme un philosophe du XVIIe siècle, ou préciser qu’il n’apprécie pas beaucoup la littérature, encore moins les romans, c’est à peu près dire la même chose. Comme la plupart de ses confrères, Gassendi juge que les fables sont bonnes pour les enfants, car alors le mensonge sert d’appât et conduit à la connaissance. |
Moyes, Craig
«Un réaliste et rien de plus»? Pour une lecture sociocritique du Roman bourgeois«En effet, pour nous du moins, Furetière romancier est, surtout et avant tout, un réaliste, un réaliste beaucoup plus fort que nos blafards réalistes d’à-présent, car il a de la couleur, du repoussé, du relief, des qualités chaudes qui rendent la copie de la réalité plus intense, et qui, par là, touchent à l’idéal; — mais c’est un réaliste et rien de plus!» (Barbey d’Aurevilly, «Furetière») |
Castonguay-Bélanger, Joël
Le pied de Fanchette et les mains d’Emma BovaryLa critique a abondamment usé et abusé du mot «réalisme» pour décrire l’œuvre de l’un et de l’autre: Rétif de la Bretonne et Gustave Flaubert figurent en bonne place dans toute étude portant sur l’histoire de cette tendance esthétique dans la littérature française. |
Saint-Amand, Denis
Rimbaud aux frontières du réelTout le monde connaît Arthur Rimbaud: chacun a en tête son visage, tel que l’a immortalisé la célèbre photo de Carjat datée de 1871, et les grandes lignes d’une trajectoire qui nourrit le mythe. Plus ou moins abandonné par son père, Rimbaud est tour à tour brillant élève réfractaire à l’institution scolaire, exilé dans sa province natale et rêvant de capitale, libertaire, homosexuel, consommateur de haschich et d’absinthe, tête brûlée interrompant les récitations pédantes de ses confrères et mis à la porte de la capitale par ceux-ci. |
Vinson, Marie-Christine
Retour de l(’â)me: une lecture ehtnocritique d’En mer de Guy de MaupassantLa lecture proposée d’En mer de Guy de Maupassant, en montrant le choc de cosmologies hétérogènes à l’œuvre dans l’univers fictionnel, permet de mettre en tension deux lectures. La lecture réaliste fait de cette nouvelle un récit où la loi du profit s’impose face aux liens du sang et détruit les solidarités fraternelles. La lecture symbolique, elle, propose un univers où les rites déviants (enterrer son bras quand on est vivant) désorganisent le monde. |
Privat, Jean-Marie
Le cadavre du réalismeL’étude porte sur un petit corpus de romans policiers classiques dits à énigme (É. Poe, C. Doyle et surtout A. Christie). L’auteur se propose de garder raison par rapport à l’emprise critique du fameux paradigme indiciaire qui épuiserait les stratégies d’écriture et l’intérêt de lecture de ce type de bon vieux polar. Il souhaite au contraire mettre en évidence le travail de la pensée sauvage du récit. |
Bouliane, Claudia
Le cliché touristique dans le Nouveau RomanAvec le second après-guerre naît une nouvelle phase du développement industriel, laquelle induit le passage d’un tourisme d’élite à un tourisme de masse. Cette transformation s’inscrit dans la foulée des évolutions sociales qui ont eu cours pendant l’entre-deux-guerres, notamment en ce qui touche l’avènement de la «société des loisirs». |
Després, Elaine
Réalisme et pseudo-réalisme en science-fiction: l’exemple d’Élisabeth VonarburgLa science-fiction est un genre littéraire généralement considéré aux antipodes du réalisme ou, comme le propose Darko Suvin, comme le genre de la distanciation cognitive. Or la science-fiction, si elle use de topoï relevant de l’Ailleurs, de l’Autre ou du Futur, ne s’inscrit pas moins, comme toute littérature, dans l’imaginaire social de son époque. |