Du propos de Susan Brown (conférence du 14 février 2013) a émergé une interrogation fondamentale sur les travaux en humanités numériques. En effet, il a été question du corpus dépouillé dans le cadre du projet Orlando, qui recense notamment des romancières de l’époque victorienne qui sont tombées dans l’oubli. Doit-on mettre de l’avant les corpus «immergés» dans le cadre des grands chantiers en Digital Humanities, comme c’est le cas avec le projet Orlando, ou encore entreprendre des projets qui favoriseront la mise en valeur des principales figures et des objets de première importance du patrimoine historique, culturel, artistique et littéraire? Par ailleurs, le projet de S. Brown montre bien que la notion même de base de données est en train de se moduler sous l’éclairage des humanités numériques. Les connections entre les disciplines sont en effet redéfinies par les outils mis à la disposition des chercheurs pour la visualisation des données.

 

Face(the)book (pour la séance du 5 février)

Tout cela a commencé par un intérêt pour les communautés virtuelles. Académiques, j’entends.

HyperRoy est donc venu d’abord, avec ses questionnements d’ordre épistémologique: comment transposer sur support numérique un matériau textuel qui ne lui a pas été destiné? Comment créer un espace dynamique, capable d’illustrer les changements de perspective sur l’oeuvre de Gabrielle Roy au fur et à mesure qu’émergent de nouvelles études sur celles-ci (déjà abondamment commentée par la critique)? Comment créer, concevoir, ce point de rencontre afin qu’il devienne un lieu d’échanges entre la communauté universitaire et le public lecteur, encore nombreux à s’intéresser à l’oeuvre de Roy et à ce qu’on pourrait appeler ses «coulisses» (correspondance, archives personnelles, photos, etc.)? Comment pourrait-on favoriser, par la mise en ligne d’un tel site, les échanges entre le lectorat francophone et le lectorat anglophone de G. Roy, qui considérait les traductions anglaises de ses oeuvres aussi importantes que leur version originale en français?

Ensuite est venue la curiosité. J’ai voulu, à partir de mes réflexions sur la notion de communauté virtuelle, observer la façon dont se jouait la dynamique de la communauté sur les réseaux sociaux. Je me suis donc créé un compte… Facebook, en racontant à qui voulait bien l’entendre que ce ne serait que pour quelques semaines, que je le faisais pour des raisons strictement professionnelles et que je n’allais surtout pas me laisser gagner par ce «fléau» qui ne pourrait avoir pour conséquence que de me faire perdre mon temps.

Trois ans plus tard, mon compte est toujours ouvert. Avec des paramètres de sécurité supposément sûrs, qui empêchent ceux qui n’appartiennent pas au cercle restreint de mes 138 amis de voir ce que je publie sur mon babillard. Avec des photos de mes enfants — hélas! Avec des statuts qui parlent de la pluie et du beau temps. Avec un tel ramassis de banalités que j’en suis presque honteuse. Je consulte mes Actualités pratiquement tous les jours. Je commente les statuts plus ou moins scientifiques de mes «amis». J’envoie même, parfois, des «demandes d’amitié». Bref… j’ai voulu, au départ, jouer le jeu, à reculons. Aujourd’hui, je dois avouer que je le fais de manière à peu près consentante.

Ce récit n’est évidemment d’aucun intérêt (bien que certains se reconnaîtront peut-être dans mon propos) s’il ne mène pas à des interrogations qui nous ramèneraient à des considérations d’ordre épistémologique.  Dans quelle mesure Facebook, au-delà de sa dimension voyeuriste, permet-il un véritable échange, une véritable circulation des connaissances? Comment exploiter ses fonctionnalités de manière telle qu’on puisse y trouver une façon de consolider nos méthodes d’enseignement? Comment Facebook peut-il être exploité dans un cadre de diffusion de la recherche? En quoi un tel réseau social peut-il ouvrir la voie à l’émergence de nouvelles formes d’oeuvres collectives? Dans quelle mesure, si on interroge le phénomène, de manière plus ponctuelle, du point de vue de la littérature, les théories des discours de l’intime (autofiction, journal personnel, par exemple) permettent-elles d’analyser son contenu?

De l’Institution à la communauté

On le sait, les nouvelles technologies contribuent à la reconfiguration des réseaux de réflexion et des imaginaires qui leur sont associés. Les réseaux scientifiques, alimentés par des intérêts communs, ont trouvé leur actualisation, au cours des dernières décennies, dans la communauté virtuelle, dont le blogue est l’une des manifestations.

L’exercice qui est imposé aux étudiants du séminaire Littérature et environnement technologique (tenir un carnet de recherche qui prend la forme d’un blogue pendant une dizaine de semaines) permet en lui-même de réfléchir à l’usage des technologies pour la diffusion de contenu institutionnel. Le recours au blogue dans un contexte institutionnel participe en effet d’un certain décloisonnement des paramètres liés aux pratiques qui y sont habituellement reconnues comme ayant une «valeur» au plan académique.

Les organismes subventionnaires favorisent la redistribution des résultats de la recherche dans la communauté et incitent les chercheur à élaborer des stratégies de «mobilisation des connaissances» qui comportent un lien de plus en plus étroit avec le grand public. Or, les pratiques telles que le blogue rendent possible ce transfert des connaissances vers la communauté. Les nouvelles formes de diffusion de la recherche permettent en fait un véritable échange entre les chercheurs et la communauté.

On pourrait dès lors formuler la question suivante: partant du fait que le blogue favorise la circulation et l’échange des idées, dans quelle proportion le discours académique est-il susceptible d’être «contaminé» par celui de la communauté, et dans quelle mesure la communauté est-elle susceptible d’enrichir le discours académique?

Manuscrits et archives d’écrivains: problèmes juridiques et éthiques

Au cours des cinq dernières années, dans le cadre du projet d’édition électronique des manuscrits et des archives de Gabrielle Roy que je dirige, de nombreuses questions se sont posées quant à la propriété matérielle et intellectuelle des documents que nous allions rendre disponibles sur le web. Ces questions sont essentiellement de deux ordres: juridique et éthique. (1) On peut d’abord s’interroger sur la distinction à établir entre la propriété matérielle et la propriété intellectuelle (copyright). En effet, dans le cas des manuscrits, par exemple, la permission de consulter, de citer, de reproduire, etc., les documents doit être obtenue auprès de l’écrivain (s’il est vivant) ou de ses ayant-droits (dans le cas d’un auteur décédé depuis moins de 50 ans) qui possèdent les droits intellectuels, alors que la consultation est pour sa part régie par le dépôt d’archives public (Bibliothèque et Archives Canada, Bibliothèque Nationale de France, bibliothèques universitaires, par exemple) qui conserve lesdits documents. De la même manière, dans le cas d’une lettre, la propriété intellectuelle demeure celle de l’auteur ou de ses ayant-droits, alors que le destinataire de la lettre en détient la propriété matérielle. (2) La loi sur les droits d’auteur et sur la protection de la vie privée est reconduite dans le cas des textes publiés sur support électronique. Les mêmes règles régissant la propriété intellectuelle et la propriété matérielle sont donc reconduites pour les publications sur support électronique.

On peut dès lors s’interroger sur la frontière entre les aspects strictement légaux et les problèmes éthiques suscités par la publication de documents d’archives, tant par les voies traditionnelles de diffusion que sur support électronique: où le juridique s’arrête-t-il et où la dimension éthique intervient-elle? Il semble que ce soit ce qu’on pourrait simplement appeler la volonté de l’auteur qui serve à faire le pont entre ces deux catégories d’interrogations. Comment déterminer la «volonté» d’un auteur décédé par rapport à la publication de ses inédits ou de sa correspondance, par exemple, en l’absence de directives précises concernant l’utilisation des manuscrits et des archives?  Est-ce que le choix du support (papier, électronique) doit être considéré comme un enjeu éthique? Autrement dit, éthiquement parlant, que peut-on et que ne peut-on pas publier sur support électronique?  Cette dernière question est d’autant plus importante qu’on s’interroge depuis quelque temps sur la valeur institutionnelle des publications en ligne.