Conclusion/Ouverture

Pour conclure mes réflexions sur la Machine à Tweets, j’ai recours au ‘point-form’ pour délinier, de manière plus précis, les questionnements qui m’intéressent le plus, et qui pourraient former la base d’un travail dans le future. Je divise ces pistes en trois catégories : technologiques, artistiques, et ‘autres’.

Technologiques :

Quelle est la différence entre le clavier et le stylo? Le clavier permet de choisir parmi de caractères existants et donne un texte standardisé et uniformisé- mon Times New Roman est le même que le tien. Le stylo permet une expression unique à chaque auteur, limité uniquement par sa capacité de dessiner. Dans les deux cas, c’est une technologie qui sépare l’auteur et le texte, mais comment est-ce que cette technologie informe la production/réception?

Quelle est la différence entre l’écran et le papier? L’écran permet d’afficher des images en mouvement, et de s’effacer facilement pour afficher quelque chose d’autre, mais ne permet pas d’afficher quelque chose en permanence. Le papier ne permet pas normalement l’affichage d’images mouvants, ni de s’effacer sans laisser de trace. Le papier n’est pas permanent non plus, mais l’existence des livres du Moyen-Âge implique quand-même une certaine durabilité.

Artistiques :

Est-ce qu’un Paper Twitter est représentatif ou performatif? Si on est présent pour ou si on assiste à sa création, on dirait qui c’est performatif- il y a une conversation qui se développe en temps réel et on voit les participants y contribuer en temps réel aussi. On pourrait pas prédire la fin ou le forme final de l’ouvrage. Si, par contre, on le voit après sa terminaison, on dirait que c’est une représentation d’une conversation dans le passé- il y aurait à ce moment-là un début, un milieu, et une fin. Il se lirait dans n’importe quel ordre, mais ne changerait pas en fonction de cette lecture- ça demeurerait le même texte.

Est-ce que c’est de l’art? Qu’est-ce qui rend un texte un texte littéraire? Est-ce dans la démarche de l’auteur? Les attentes du lecteur? Une conversation qui a eu lieu hier dans la rue ne serait pas un œuvre d’art, mais si cette conversation se mettait en scène? Si elle est reproduite exactement dans 50 ans? Si l’auteur sait qu’il y aura un lecteur, est-ce que c’est suffisant pour changer son intention au point où l’on peut parler d’une production artistique? Si le lecteur sait qu’il peut répondre à ce qu’il lit, est-ce qu’il reste un lecteur, ou est-ce qu’il se transforme en auteur? Est-ce qu’il peut être les deux en même temps, ou est-ce qu’il y a une alternance entre les deux états dépendant de ce qu’il fait dans le moment?

Autres :

Sur Twitter, les mots sont des images- c’est une reproduction des mots qui on été tapés sur une poste éloignée qui s’affiche sur l’écran. Est-ce que ça change quelque chose que dans un Paper Twitter, l’écrivain a touché le papier de sa main? Cela renvoie à la distinction entre représentation et performance : est-ce que Twitter et Paper Twitter peuvent s’arranger dans de différents catégories?

Sur Twitter, les mots sont les seuls choses qui comptent : toute la communication non-verbale (gestes, expressions) se fait évacuer pour laisser le texte comme seule véhicule de l’information. Si on assiste à la création d’un Paper Twitter, par contre, on est libre de parler à vive voix avec d’autres participants, de voir leurs expressions et leurs réactions- bref, d’intégrer les interventions textuels dans l’ensemble de communication humaine. Est-ce que cela permet un nouvel regard sur Twitter, pas en termes de ce qu’il nous apporte, mais de ce qu’il nous enlève?

Si ces questions vous intéressent, je vous invite d’assister à une communication sur ce sujet qui aura lieu au Laboratoire NT2 à l’Université Concordia ce vendredi, le 12 avril- et d’y apporter vos réactions et vos théories!

Lire la machine à tweets

Alors, nous avons imaginé une machine qui affiche des messages (que, à cause de leur breveté, nous pouvons nommer des ‘tweets’) lorsqu’il y a un espace consacré pour le faire (que, à cause de sa colonisation par des tweets, nous pouvons nommer un ‘twitter’. Cette machine, la machine à tweets, se ramène difficilement à l’expression purement orale, une fois qu’elle s’habitue à s’exprimer par l’écrit.

Nous avons aussi identifié les influences qui actent sur ces machines (car il en faut plusieurs pour qu’un twitter peut apparaître- une machine à tweets en isolement, c’est un artiste de graffiti). Elles sont nourries par les mèmes provenant de l’internet ; elles sont informées par des conventions de conversation qui trouvent leurs racines dans les listserv et fora au début de l’ère numérique.

Mais tout cela expliqué, comment lire le Paper Twitter, l’unique produit de cette collaboration entre machines ? C’est-à-dire, est-ce qu’il y a une stratégie de lecture qui permet de comprendre quelque chose de cette collection d’énoncés que nous n’aurions pas compris autrement ? Est-ce qu’un twitter, en général, peut-être un espace neutre pour la transmission d’idées, ou est-ce que le format doit influencer le sens ?

Pour répondre à cette question, nous allons souligner trois caractéristiques du Paper Twitter, et discuter leurs impacts sur la lecture.

1. Un lien à un temps et un lieu particulier

Sur le site Twitter, le message est encodé en impulses électriques et transmis par des fils jusqu’à l’écran du lecteur/destinateur, où il fait l’objet d’une récréation. Bien que l’auteur tape les touches qui forment le message, il n’y a aucun lien physique qui le lie à son message. Dans le cas du Paper Twitter, les lettres inscrits sont l’issue de la main de l’auteur- il a été en contact physique avec le papier et le crayon. Si l’on garderait les messages pendant assez longtemps, on créerait un genre de ‘time capsule’ qui ne comportera pas simplement une représentation du zeitgeist du temps et du lieu de la création, mais des artefacts tangibles de l’esprit de ce temps.

À remarquer : des références à des lieux locaux (qui peuvent disparaître au fil des années), l’utilisation d’argot local (qui peut changer selon le lieu et le temps).

2. Une collaboration active et présente

Sur le site de Twitter, les autres participants sont à distance, souvent pas reconnaissables, obscurés derrière l’anonymat impliqué de l’internet (où l’on n’est jamais trop sûr de qui c’est à l’autre bout du fil). Dans la création d’un Paper Twitter, par contre, les participants sont tous présents dans la même salle, et peuvent voir en temps réel l’impact de leurs messages sur d’autres machines. Bien que les deux Twitters, en- et hors-ligne, fusionnent l’orale et l’écrit, c’est juste celui hors-ligne qui sait intégrer le non-verbale : les expressions, les émotions, et les autres moyens de communication qui passent ni par l’écrit, ni par l’orale.

À remarquer : l’écriture à la main qui peut trahir l’état émotionnel de la personne qui a écrit, les réponses qui référencent le corps ou la présence physique d’une autre personne

3. Un œuvre clos

Twitter en ligne n’est pas terminé. Un jour, peut-être, le site va fermer, et l’œuvre aura atteint sa fin, et on pourra parler de son début, son milieu, et son fin. Pour l’instant, par contre, c’est un œuvre ouvert, qui va continuer d’évoluer hors le control d’un utilisateur un particulier, une manifestation de l’esprit de la culture à laquelle il appartient. Le Paper Twitter, par contre, représente une collection finie de messages, une collection même pas très grande- une collection tout à fait lisible par une personne. À cause de sa clôture, nous pouvons parler d’une narration- un début, un milieu, une fin- qui ressort de l’ensemble d’interventions. Ce n’est pas juste une image fixe du passé, mais plutôt une vidéo. Il met en scène non pas seulement les pensées d’un groupe particulier à un moment donné, mais aussi leur évolution dans un espace délimité.

À remarquer : des conversations où quelqu’un change d’avis, des conversations qui restent non-terminées, des personnes qui arrêtent d’intervenir.

Alors voilà. Il y a des différences importantes entre Twitter, tel qu’on le connaît en ligne, et Paper Twitter comme on a créé à Kingston. Paper Twitter n’est pas neutre : c’est un objet d’art ancré dans un présent bien délimité. On pourrait constater que cette clôture limite le Paper Twitter et même lui enlève son unique intérêt: si c’est pas en ligne, que peut-il ?

Au contraire, je constate que Paper Twitter nous permet d’intérroger nos moyens de communication hypertextuel, et le recentre sur notre état naturel d’immanence physique, par lequel la communication à travers la distance et le temps doit être délibéré : le produit d’un effort particulier, et non pas un hasard. Le texte est de plus en plus présent dans notre monde actuel, mais le milieu dans lequel il existe n’est pas neutre. En sortant les tweets de leur environnement attendu, on comprend mieux l’impact de cet environnement sur la manière dont ils sont compris.

Nourrir la machine à tweets

Alors, on a une petite idée de ce que fait un Twitter en papier, et ce que nous entendons par la machine à Tweets. En découpant le tweet de Twitter, nous le permettons de respirer un peu– et nous nous permettons comme lecteurs de lui porter un nouveau regard. Dans cette entrée, nous allons recenser les tweets qui ont apparu lors de la dernière mise en marche de la machine à Kingston, pour mieux comprendre quelles sont les éléments qui contribuent à leur alimentation.

Il y a deux moyens de classer les tweets que nous allons utiliser ici. Le premier, c’est par leur forme : c’est-à-dire leur utilisation de texte, image, ou les deux. Le deuxième, c’est par leur fonction : c’est-à-dire leur ton, registre, le sens de ses mots, s’ils veulent de réponse, etc.

1. Le forme des tweets

Il y a effectivement trois formes en jeu ici :

a) Texte uniquement. La grande plupart des tweets affichées se sont servis du texte pour véhiculer leur message. Tout comme les lettres, les poèmes, et les romans, nous sommes dans le monde du textuel pur.

b) Image uniquement. Il y avait très peu de tweets qui ne comportaient qu’un image, mais les images inclus étaient tous dans l’ordre représentatif- c’est-à-dire l’image d’un objet, et non pas une abstraction d’une émotion ou un sentiment.

c) Image et texte : plus rare que le texte pur, mais plus courant que les images sans texte, sont les juxtapositions d’un image et du texte dans un même texte. Très souvent, ce genre de tweet fait référence à des mèmes internets, ce qui nous emmène à notre deuxième piste d’analyse.

2. La fonction des tweets

a) lancer une discussion (solliciter une réponse). Dans quelques cas, une personne va faire un tweet qui n’est pas une réponse directe à un tweet antécédant, mais qui est sensé de lancer une nouvelle discussion. Ce tweet prend le forme normalement d’une question, ou se termine avec un imperatif (eg. ‘Discuss.’)

b) contribuer à une discussion en cours (solliciter une réponse). La grande plupart de tweets générés répondent à un tweet déjà affiché, pour prolonger une discussion. Dans cette catégorie, nous regroupons tous les tweets qui contribuent à la discussion avec un argument ou une observation plutôt pertienent(e), qui normalement provoquerait une réponse du OP (Original Poster) qui servirait à une prolongation de la discussion et une exploration de la matière en question.

c) contribuer à une discussion en cours (ne pas solliciter une réponse). La deuxième type de réponse possible à un tweet c’est une réponse ironique ou auto-référentiel, où l’auteur ne cherche manifestement pas une réponse sérieuse à son intervention. Ce type de Tweet peut générer des réponses, bien entendu, mais ces réponses sont normalement la prolongation d’une blague introduite ou une parenthèse. Les adeptes de ce forme sont parfois nommé des ‘trolls’ dans l’environnement numérique.

d) non sequitur. Dans cette dernière catégorie, nous voyons tous les autres tweets qui ne sont ni des réponses à un Tweet en particulier, ni des tentatives de lancement de discussion. Ces messages tombent dans la domaine de l’expression artistique pure.

Conclusions :

Dans le cas du forme des Tweets, il y a une réflexion intéressante à faire. Sur papier, on aurait normalement le droit de dessiner un image ou d’écrire du texte. Dans les deux cas il s’agit de dessiner une série de lignes pour transmettre une idée- mais bien entendu l’écrite est plus facile pour la discussion parce qu’elle standardise et normalise les termes de la discussion (ton chat et mon chien pourraient se ressembler beaucoup, mais mon mot ‘chien’ se distingue assez facilement de ton mot ‘chien’- nos talents artistiques respectifs sont moins importants quand on dessine des lettres). Cependant, la présence des images dans une proportion importante de tweets démontre que le textuel n’est pas isolé ici comme il l’est dans le roman ou le lettre- et le fait que lesdits images trouvent pour la plupart leur génèse sur l’internet, y compris reddit et twitter, démontrent à quel point nos communications hors ligne sont perméables à ces innovations iconolinguistiques.

Pour ce qui est de la fonction des Tweets, il va falloir plus de donnés pour en tirer des vraies conclusions. Cependant, plusieurs tendances se sont manifestées dans l’expérience qui m’ont fait penser à la communication numérique tel que je le comprends sur Twitter- il y a des personnes qui souhaitent tenir un discours très civil et pratique, d’autres qui veulent déranger des telles discussions, d’autres qui sont là pour s’exprimer sans se soucier des réponses qu’ils vont avoir, et d’autres. Il faut remarquer que dans cette expérience tous les participant.es étaient présent.es dans la même salle, alors l’anonymat qui soutend les communications sur Twitter n’existait pas dans ce cas-ci. Est-ce que cette visibilité voire transparence a enlevé de pouvoir aux ‘trolls’? Est-ce que c’est un facteur plus important que le niveau de scolarité des participants ou le milieu universitaire qui entourait l’expérience?

À voir.

Inventer une machine à tweets

Le 9 février 2013, j’ai eu le grand plaisir d’effectuer une expérience artistique à l’Université Queen’s à Kingston, dans le cadre du THATCamp 2013: la création d’un ‘Paper Twitter’. À partir des cartes de recettes vides, des crayons, des ficelles, et du ruban, les participants (une vingtaine d’étudiants des cycles supérieurs en lettres) ont créé un réseau social en papier.

En faisant cette expérience, j’ai eu l’intention de démontrer que beaucoup des conventions que nous voyons sur les réseaux sociaux sur support numérique sont en réalité des conventions communes à toute communication qui passe par l’écrit. Les réponses à des messages précis, de nouvelles discussions qui émergent des discussions antécédentes, la cohabitation de plusieurs registres et de styles, et le contact entre le mot et l’image figurent parmi les caractéristiques que je voulais souligner.

Pour cet article, je me limite à une présentation des règles du jeu tel que présenté à Kingston, et une brève discussion de la notion de machine à tweets. Dans les trois articles qui vont suivre dans les deux prochaines semaines, nous allons parler de nourrir et de lire ce que je nomme ‘la Machine à Tweets’, et finalement d’explorer les point de contacts entre le en- et hors-ligne qu’elle suggère.

1. Les règles à Kingston.

Il n’y en avait que 2 : a) de se restreindre à un côté de carte pour chaque message (pour que le tout soit lisible), et b) de ne pas parler.

2. Conventions qui en ont surgi.

a) Après une vingtaine de minutes, j’ai permis aux participants de s’entreparler, mais personne ne l’a fait – nous pouvons donc constater qu’une fois que la discussion est démarrée à l’écrit, elle passe difficilement à l’oral sans autre changement de contexte (changer de salle/d’activité). Nous pouvons aussi savoir que les messages affichés par les participants, bien qu’ils démontrent une certaine perméabilité à l’oralité, sont issus de la tradition écrite (la présence d’images soutient ce point de vue).

b) Bien qu’il y ait un message qui a fait l’objet d’une tentative de censure (une participante l’a couvert d’une autre carte qui disait ‘Censored’), aucun message n’a été arraché du mur. Nous avons tous vu quelqu’un enlever une affiche qui lui a déplu, mais cela est impossible sur Twitter, par exemple, d’enlever le message de quelqu’un d’autre. Est-ce que c’est significatif?

c) Les participants se sont restreints à un seul mur dans l’espace, jusqu’à ce que j’aie affiché un message de l’autre côté de la salle et l’ait connecté au réseau par une ficelle : une fois que je l’ai fait, plusieurs autres participants ont colonisé librement les autres murs de leurs idées. Comment est-ce que nous visualisons l’espace qui nous est réservé pour la communication? Est-ce différent entre l’hors- et l’en-ligne?

Qu’est-ce que la Machine à Tweets?

Alors, pour y répondre, on se demande qu’est-ce qu’un Tweet? Est-ce simplement un message affiché sur twitter.com, ou est-ce qu’il a un sens plus large? Un Tweet, c’est un texte (dans le sens d’un message SMS) destiné à être lu par plusieurs personnes. Est-ce qu’il faut Twitter pour avoir un Tweet? Ou bien, un Tweet, sans Twitter, c’est quoi? Il y a beaucoup de résonances entre le graffiti, le marginalia, et les bulletins publics et le Tweet – est-ce qu’alors un Tweet n’est qu’une nouvelle médiatisation d’un ancien genre?

La Machine à Tweets, c’est ce qui génère ce message. Twitter ne génère rien – il transmet. La Machine, alors, c’est dans sa tête. Et alors, elle peut faire quoi d’autre, cette Machine. Dans les prochains jours, je vous inviterai à y penser, muni de quelques citations académiques et théoriques.

fou(illes) de textes littéraires: questions

La conférence de Stefan Sinclair la semaine passée m’a inspiré à penser au rapport entre les outils d’investigation d’un chercheur, et le type de questions qu’il pose à son objet. Bien que ces réflexions ne sont pas encore assez développées de ma part pour former la base d’un compte-rendu critique, je voulais juste mettre en texte quelques idées qui m’ont préoccupé suite à la conférence.

1. Big Data

Big Data est un néologisme qui s’inspire des formulations telles que ‘Big Oil’ et ‘Big Pharma’. Normalement, ces termes ont un caractère un peu sinistre: Big Oil peut déclencher de la dévastation environnementale dans le Golfe du Mexique, par exemple, sans que la loi ne puisse lui toucher. Il est trop grand, et il a trop d’influences sur les partis politiques pour faire l’objet d’une vraie enquête (telle que celle à laquelle Bradley Manning a dû faire face, par exemple). Big Pharma peuvent abuser du système de génériques pour défendre leurs profits, sans que l’État ne puisse les arrêter, encore dû à leur influence énorme. Est-ce que ça va aller de même avec Big Data? Qu’est-ce que Google, par exemple, envisage de faire avec les méga-octets de données qu’ils ont pu rassembler à propos de leurs clients? Devrions-nous nous sentir menacés?

2. Les outils qui dictent les questions

Au 17e siècle, aucun scientifique n’aurait pu proposer que les êtres vivants sont composés de petits cellules, parce qu’il leur manquait les outils nécessaire pour vérifier leurs prédictions. Avant l’invention du télescope, aucun astrologue n’aurait pu constater la présence de lunes autour d’autres planètes, car il leur aurait manqué le moyen de les voir. Dans les sciences dures, tout comme dans les humanités, il faut des outils d’observation pour découvrir de la nouvelle information, mais qu’est-ce qui arrive quand les outils viennent poser les questions? C’est-à-dire, est-ce que nous nous posons juste des questions auxquelles il est possible de répondre avec nos outils actuels, où est-ce que nous nous posons les bonnes questions?

3. L’échelle

Pour qu’un fait soit prouvé de façon ‘scientifique’, il faut normalement beaucoup d’information. Des mesures, des calculs, des observations minutieuses, le tout pour confirmer qu’un résultat ne serait pas le résultat d’une chance, où d’un phénomène ‘autre’ insaisissable. De l’autre côté, dans les sciences humaines, et surtout la littérature, le chercheur va cibler le plus étroitement possible son objet d’étude, afin de préserver la cohérence de son approche théorique. Il y a très peu de caractéristiques de la littérature qui se comparent aux caractéristiques universelles de la matière, ou les forces fondamentales, par exemple. La technologie nous permet de regarder notre objet à de plus en plus grandes échelles, mais est-ce que cela va nous pousser à poser des questions sur une échelle plus large, abandonnant les projets de critique du 20e et leurs conclusions? Est-ce possiblement un retour vers le structuralisme, où tout peut être compris en tant de ‘système’?

À voir.

Dessiner les contours de la Twittosphère comme espace numérique

J’ai déjà fait allusion sur ce blogue à l’espace numérique, une espèce d’espace hypothétique qui sert au milieu d’échange pour les internautes branché-es sur les réseaux sociaux. Dans cet article, je m’inspire des propos de Christiane Lahaie dans son texte « De l’espace, du lieu, et de la nouvelle » paru dans Ces mondes brefs. Pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporain en 2009 (L’instant même), afin de dessiner quelques contours de l’espace numérique tel qu’expérimenté par les utilisateurs des réseaux sociaux. Il faut souligner d’emblée que Lahaie se concentre sur la représentation de l’espace dans la fiction, surtout dans la nouvelle, mais cette exploration vise à une transposition de ses observations dans le registre des réseaux sociaux.

Lahaie commence son article en remarquant que « tout être humain peut concéder que l’espace constitue ce qui lui permet de se mouvoir et d’exister » (24). Elle précise qu’il y a deux conceptions de cette notion de l’espace, l’un « milieu concret et tangible » (24) au sein duquel une personne existe, déambule, etc., et un autre, « géométrique » (24) qui serait le produit de la pensée pure. Toutefois, « on peut imaginer un espace vide » (24) dans l’une de ces conceptions aussi bien que dans l’autre, mais « pas de concevoir des corps en dehors de tout contexte spatial » (24).

Je postule qu’un tel contexte spatial est nécessaire aussi dans le cas des messages éléctroniques tels que les tweets, mais ce contexte spatial existe quelque part sur l’axe qui relie l’espace physique et l’espace imaginaire, et non pas à l’un de ses pôles. Évidemment, parce qu’il s’agit d’un message écrit, il faut un espace où peuvent s’afficher les caractères composants, une espace qui existe normalement en deux dimensions sur l’écran. Par contre, au delà de l’espace physique qu’occupent les mots du message, il y a un espace purement hypothétique où déambulent les ‘profils’ (ou les personnages, pour emprunter un terme aux études romanesques) et où ils entrent en contact les uns avec les autres : on comprend cet espace, normalement, comme l’infrastructure du site, notamment le flux d’actualité, la messagerie, la page de profil, etc.

Il ne faut pas confondre l’espace physique de la page (le simple texte) et l’espace imaginaire qui ordonne sa configuration — le premier est fixe, objectif comme une page d’un livre qui est perçu de la même manière par tout observateur (même si l’interprétation de son contenu va varier), et le deuxième est fluide, subjectif de la même manière que le format attendu d’un ouvrage (même si ces normes changent à travers le temps et la culture de production). Il reste que le message électronique ne peut pas exister sans un écran pour l’afficher, ni sans un site pour le mettre en contexte (donner le nom de l’auteur, l’heure, la date, etc.), mais l’espace qu’occupe ce message est le produit des deux en contact, ne se situant ni de l’un ni de l’autre côté de la dichotomie dessinée par Lahaie.

Lahaie poursuit sa réflexion en commentant le « fameux esprit des lieux » (28). La « géocritique » telle que conçue par Lahaie n’écarte pas cette idée pourtant qualifiée d’« anthropomorphique » (28), par laquelle un endroit peut transmettre une émotion ou un sentiment à un occupant. Lahaie reconnaît aussi, comme les praticiens de site-specific theatre que « l’espace se voit investi de manière subjective par les êtres humains » (31) et donc que « les êtres et leur milieu de vie deviennent interdépendants » (32).

Ici encore, il est possible de relier cette conception de l’espace et celle, posée en principe, d’un espace numérique. Les lieux, ou plutôt les sites, sur l’internet sont aussi investis par leurs habitants d’un certain caractère, et ce caractère est enfin le produit d’une interaction entre la mise en page physique (comment les messages sont-ils organisés sur l’écran, quel paratexte se présente avec eux, quel longueur de message est permise, etc.) et l’espace imaginaire à travers lequel déambulent ses utilisateurs. Il est assez simple de saisir ce point pour les personnes ayant une expérience des réseaux sociaux : la mise en page physique influence le type de contenu que l’utilisateur affiche, et le type de contenu affiché va influencer le forme des futures mises à jour de l’infrastructure physique. C’est-à-dire que le format physique de Twitter, par exemple, privilégie les messages courts, adressés à un destinataire précis ou insérés au sein d’une discussion particulière (une discussion délimitée par l’inclusion dans chacun de ses tweets composants d’un mot-clique). En même temps, le fait que la plupart des éléments de contenu sur le site s’insèrent dans l’une ou l’autre de ces catégories, autrement que l’espace imaginaire favorise l’émission de tels messages, va influencer le forme physique du site dans le futur.

Il y a un deuxième élément pertinent à cette piste d’analyse, et c’est la dimension humaine. Il y a l’espace physique qui ordonne le format des messages et un espace imaginaire qui influence leur contenu, mais pour médiatiser entre ces deux pôles, il faut des êtres humains. En principe, le format des messages et leur contenu attendu se combinent pour attirer ou repousser certains types de personnes, qui eux vont assurer la médiatisation de différentes manières entre le medium et le message.

Dans le cas de Twitter, nous pouvons considérer la prépondérance de journalistes et de politologues : ils sont là, pour la plupart, parce que les messages sont courts (et alors facilement et rapidement lisibles), et leur présence influence le type de contenu qui y est affiché (c’est-à-dire souvent journalistique ou politique). Si on changeait de manière importante le contenu des messages (par exemple en bloquant tous les journalistes), l’espace numérique de Twitter serait altéré de façon importante. En même temps, si on changeait de manière importante la forme du medium (par exemple, permettre 280 caractères), il se pourrait que les journalistes quitteraient, provoquant un changement semblable, mais par une voie opposée. Dans le fond, ce qui reste, c’est que l’espace numérique que je dessine n’est pas la simple interaction entre un espace physique et un espace imaginaire, mais la médiatisation de cette interaction par une personne observatrice/participante.

Il n’y a rien de nouveau dans cette théorie de l’importance de l’observateur humain par rapport à la réalisation d’un espace, soit physique soit imaginaire, dans l’oeuvre littéraire. Lahaie, en fait, consacre une partie majeure de son texte exactement à ce phénomène. Elle souligne que les géographes préfèrent « l’étude des liens ontologiques et culturels entre l’humain et son milieu, entre l’individu et les lieux qu’il choisit de configurer à son image » (35). Elle énumère quelques manières dont l’humain peut investir son espace avec le sens : à travers la mémoire (individuelle ou collective) ou l’identité, par le passage ou l’occupation d’un endroit, par la représentation ou par l’évocation, par la narration ou par la description (37-38).

Toutes ces possibilités peuvent se manifester aussi dans l’interaction d’un utilisateur avec d’autres utilisateurs sur Twitter : un utilisateur peut préciser son endroit physique lors de l’envoi d’un message, où l’envoyer sans indice à son emplacement physique. Il peut passer beaucoup de temps sur le réseau, ou très peu. Il peut parler des sujets qui évoquent la mémoire collective d’une société ou des banalités. C’est l’utilisateur, en combinaison avec la mise en page et les messages d’autres utilisateurs, qui investit le réseau avec un sens, un sens qui va varier justement selon les utilisateurs.

Enfin, il faut ici faire un dernier rapprochement entre la théorie littéraire de Lahaie et la théorie d’un espace numérique que dont je dessine quelques contours dans ce texte. Lahaie conclut dans son chapitre que la manière dont l’écrivain représente l’espace doit varier selon le format de l’ouvrage en question : dans la nouvelle, à cause de sa brièveté, le lecteur va « dégager des constellations verbales » (61) d’une manière semblable à l’interprétation d’un poème, au lieu de suivre le fil d’une longue narration qui met les évènements dans un ordre à peu près chronologique (malgré des analepses et des prolepses, par exemple). Également à cause de sa brièveté, la nouvelle tend à une généralisation et une généricité des lieux, c’est-à-dire, de parler d’une gare de train, au lieu d’une gare de train en particulier. Dans un texte court, dit Lahaie, en citant Verley, « l’abstrait prime sur le concret » (64).

Est-ce le cas sur Twitter, où les messages sont même plus courts que la plupart des poèmes ? Résumons le parcours jusqu’ici : l’espace numérique de Twitter émerge de l’interaction entre le medium (mise en page physique) et le message (culture imaginaire), médiatisée par un utilisateur. Ici, par contre, nous passons d’une description de l’espace numérique qu’occupe Twitter à une théorie entourant la représentation de l’espace dans le texte d’un auteur précis. À cet égard, il y a une innovation importante qui distingue une telle représentation numérique d’une représentation littéraire, cela étant l’hyperlien.

Certes, Twitter limite un message à 140 caractères, mais à l’aide d’un hyperlien, un seul caractère peut renvoyer à un autre texte qui fournit des informations supplémentaires, et qui enracine le lieu évoqué dans le texte dans un lieu réel. Je parle des applications tels que ‘FourSquare’, qui permet à un utilisateur d’encoder sa position géographique dans son message. Dans 140 caractères, selon Lahaie, un utilisateur serait limité à une évocation très générique du lieu où il se trouve: « At Tim’s at Guy and de Maisonneuve», par exemple. Dans un texte littéraire, si le lecteur connaît l’endroit, il aura une idée de la réalité de l’endroit mentionné, mais s’il agit d’un lecteur n’ayant jamais quitté la ville de Sherbrooke, par exemple, il n’aurait qu’une idée très générique de ce restaurant. Dans un texte numérique, par contre, si l’auteur met un lien à une page FourSquare de ce restaurant Tim’s, le lecteur peut voir des photos, une carte, et même quelles autres personnes y sont en même temps. Bien sûr, ces informations auront un impact différent sur un lecteur qui connaît le restaurant et la ville de celui qu’il aura sur un lecteur qui ne les connait pas, mais il s’agit quand même d’une rupture importante avec la théorie littéraire classique.

Alors, il y a des résonances et des ruptures entre la conception de l’espace dans le littéraire chez Lahaie, et mon idée de l’espace numérique dessinée ci-haut. Ce sont, bien entendu, les ruptures qui feront l’objet de mes futures réflexions.

vers une étude des réseaux sociaux

Ce trimestre, je suis un cours en méthodologie de recherche, en vue de déposer mon projet de mémoire en mai. L’un de nos premiers projets  est d’expliquer, en cinq minutes, la problématique qui nous intéresse, et ce que l’on a déjà pu découvrir à son propos. Dans un esprit d’ouverture, je présente ici cette petite introduction à mon projet. En une trentaine de mots, mes questionnements se résument ainsi: 1) qu’est-ce que les réseaux sociaux peuvent nous dire sur le discours social ambiant qui ne se saurait pas ailleurs? et 2) qu’est-ce que la théorie littéraire peut expliquer des réseaux sociaux qui ne s’expliquerait pas autrement?


Définissons nos termes

Par réseaux sociaux (ou ‘social media’), on entend l’ensemble de sites et d’outils en ligne qui permettent aux utilisateurs de publier des images, du texte, des vidéos, etc., et de commenter, partager et éditer les publications d’autres utilisateurs, dans un endroit libre de hiérarchie explicite. Cela s’oppose aux médias traditionnels, où la publication est restreinte à quelques acteurs désignés (l’écrivain dans une maison d’édition, le journaliste dans un journal, le metteur en scène au théâtre) et où il y a une hiérarchie explicite (le journaliste rend son travail au rédacteur en chef qui l’approuve, et qui l’envoie au conseil d’administration pour le faire approuver; la personne lectrice n’est pas libre de répondre directement).

Ici, nous voyons se dessiner une distinction importante: dans les médias traditionnels, on peut parler de la personne lectrice comme ‘consommateur’ de production médiatique, qui a à peu près les mêmes droits qu’un consommateur d’aliments dans un restaurant: on est libre de quitter le restaurant, de plus jamais y revenir, de publier une critique en ligne ou sur papier, mais point d’entrer dans la cuisine et de changer des choses. Le consommateur médiatique est alors passif devant l’oeuvre qu’il lit. Sur les réseaux sociaux, par contre, la personne lectrice est plus proprement considérée comme un ‘collaborateur’. Au lieu de consommer ce qu’on lui sert au restaurant, un collaborateur assiste plutôt à un pot-luck, où chaque invité prépare un plat et tout le monde mange un petit peu des contributions des autres. Ils parlent de leurs créations et s’exposent aux pratiques et aux visions des autres. Le collaborateur médiatique ne peut être qu’actif dans la création de l’oeuvre, qui n’appartient dans sa totalité à personne.


Le cas de Twitter

Jusqu’ici, mes recherches n’ont visé que Twitter. Il y a deux raisons pour cela:

1) Sa simplicité. Sur Twitter, chaque intervention comporte une limite stricte de 140 caractères. Chaque tweet ne peut comporter que quatres fonctions de base: le texte simple (visée de la théorie littéraire, bien sûr), le @profil (qui sert à adresser un tweet à un utilisateur en particulier), le #hashtag (qui sert à insérer un tweet dans le discours entourant un #sujet particulier) et le hyperlien (manifestation pure de que Genette appelle l’intertexualité, c’est-à-dire la présence effective d’un texte au sein d’un autre texte). À ces quatre fonctions de base rajoutent quatre opérations fondamentales: le retweet (où l’on republie verbatim le tweet d’un autre utilisateur), la réponse (qui se fait par la fonction @profil, mais qui permet à Twitter d’afficher à une troisième personne lectrice le tweet auquel on répond, ainsi que la réponse elle-même), le ‘favourite’ (qui désigne au-delà du simple retweet que le tweet en question plaît à la personne qui republie), et l’abonnement (faire afficher les tweets du profil auquel on s’abonne dans son propre flux). Les structuralistes, j’en suis persuadé, auraient eu bien moins de difficulté à formuler leurs théories si la littérature avait adhéré à une structure si nette.

2) Son achalandage. Il y a 500 millions de profils actifs sur twitter. Même si on suppose que les 3/4 (chiffre à confirmer) sont des bots (profils automatisés) ou des sock-puppets (multiples profils alimentés par un seul auteur), cela nous donne quand même 125 millions de personnes uniques dans l’environnement du site. Cela fait quatre fois la population du  Canada et treize fois celle du Québec. Parmi eux, Barack Obama, le Pape, NotACop, et l’astromobile Curiosité – c’est-à-dire des vraies personnes qui entrent en contact avec les personnages inventés. Ça fait bizarre, si ce n’est pas intéressant.


Que sait-on déjà de Twitter?

Beaucoup et pas beaucoup. Twitter se distingue des autres réseaux sociaux, cela on le sait déjà. Sur Twitter, il y a parfois, mais pas toujours, une correspondance entre le nom et l’image du profil et l’identité de la personne derrière le clavier (sur Facebook, ce lien étroit est obligé par les conditions de l’utilisations du site – il faut normalement que ça soit son vrai nom et sa vraie photo sur son profil, et cela tient à 95% (chiffre à vérifier)). Sur Twitter, il y a une limite très stricte du nombre de caractères qu’un message peut comporter (sur Reddit ou Wikipédia, il n’y a pas de telle limite). Sur Twitter, il y a beaucoup de monde (sur Google+, il n’y en a presque pas).

On sait qu’il n’y a pas d’auteur unique sur Twitter. Nous pouvons postuler un ‘texte zéro’ sur Twitter, qui serait la somme totale de tous les messages n’ayant jamais été sur le site. Nous ne pouvons pas observer ce texte, bien que nous pouvons en concevoir son existence. Un texte à auteurs multiples n’est pas quelque chose que l’on trouve souvent dans la littérature traditionnelle – oui, il y a des anthologies (où il est clair que tel auteur a écrit telle partie de l’oeuvre), oui, il y a des romans ayant plus qu’un auteur (où c’est le rédacteur qui est le médiateur entre eux), mais ce n’est pas le même ordre de choses.

On sait que le rédacteur/narrateur est absent de Twitter. Chaque message est publié au nom de son auteur, mais il n’y a pas de superstructure qui vient imposer un sens – la structure de Twitter émerge des messages publiés là-dessus. Il y a des commentateurs qui peuvent a posteriori interpréter la signification de tel ou tel tweet, mais personne qui ne le fait dans une capacité d’autorité, comme le fait le narrateur dans le roman humoristique, qui peut médiatiser entre les différents points de vue qui sont représentés. Dans la littérature traditionnelle, il y a toujours soit un narrateur, soit un rédacteur qui s’assure d’une unité de sens dans l’oeuvre: cette unité est évacuée de Twitter.

So what?

Ce sont juste des petites ébauches de théorie que je me suis permis de publier ici, car le grand travail d’interrogation n’est pas vraiment commencé. Reprenons nos questionnements du tout début:

1) qu’est-ce que les réseaux sociaux peuvent nous dire sur le discours social ambiant qui ne se saurait pas ailleurs?

Ici, il est clair qu’un milieu où peuvent interagir le Pape, le Président, et Curiosity est un milieu fécond pour l’observateur de l’imaginaire contemporain. En mettant ces acteurs sur un pied d’égalité (un profil, une voix, 140 caractères), Twitter permet une interaction libérée en partie des exigences du protocole social qui informe toute interaction dans une société. Moi, en réalité, je prendrais plus que 140 caractères si je m’adressais au Pape, je m’habillerais d’une certaine manière, je me rendrais probablement en Italie pour le faire, je serais entouré d’autres personnes voulant elles aussi lui adresser la parole – bref, c’est une interaction complètement différente de celle que j’ai quand je lui adresse un ‘what’s crackin » en pyjama de ma chambre à coucher. Et, ce qui est de plus, si on se limite à considérer cette interaction dans la twittosphère (et non pas une éventuelle réponse où His Holiness se pointe chez moi pour me dire what’s what, et où les protocoles sociaux normaux s’appliqueront), Sa Sainteté elle aussi est contrainte à me répondre en 140 caractères (peut-être alors qu’il est en pyjama lui aussi).

En fait, la différence entre la médiatisation effectuée entre des individus par les médias traditionnels et celle qu’effectuent les réseaux sociaux, c’est l’instantanéité. Si j’avais voulu  écrire au Pape dans mon pyjama en 1950, j’aurais très bien pu le faire, mais il m’aurait fallu des semaines pour avoir une réponse (imaginant qu’il reçoit mon message et qu’il y répond immédiatement). Maintenant, on parle d’un délai de secondes. Si j’avais voulu dire qu’un journaliste était un crétin en 1950, j’aurais très bien pu le faire, mais il m’aurait fallu une semaine pour voir ma lettre dans le journal (dans une autre section) – si le rédacteur avait décidé de l’approuver et de republier. Les réseaux sociaux nous permettent de voir la réponse sociale à un propos où une idée à peu près en temps réel. Si, enfin, cela ne nous permet pas de comprendre de manière différente, cela nous permet au moins de comprendre plus vite.

 2) qu’est-ce que la théorie littéraire peut expliquer des réseaux sociaux qui ne s’expliquerait pas autrement?

À cette question, je n’ai pas encore de réponse. Les travaux des structuralistes (surtout Barthes) nous permettent de dessiner une idée de la structure de Twitter, et possiblement les réseaux sociaux en général. Les théories de la lecture (chez Eco, par exemple) et l’idée du maître absent (chez Michel Biron?) nous permettent de combler l’absence de narrateur/rédacteur. Le plurilinguisme chez Bakhtine nous permet de comprendre un peu l’impact d’une multitude de perspectives au sein d’une même oeuvre. La théorie du discours social chez Marc Angenot nous donne une idée des différents discours existants et entourants avec lesquels les réseaux sociaux peuvent entrer en contact. Ces théoriciens ont mis en place des réflexions qui expliquent quelques-uns des phénomènes que le lecteur averti remarque sur Twitter.

Il reste à les développer face à un nouvel objet.

(edit: corrections de S. Marcotte intégrées le 22 janv. 16h45)

introduction/accueil

Il n’est jamais facile de commencer ce genre d’affaire: d’afficher son premier article sur un nouveau blogue. Je suis conscient que cet article va informer le ton à ceux qui vont suivre. Il faut alors, dès le tout début,  choisir mes mots soigneusement, pour susciter une ‘bonne’ impression chez mes lecteurs et mes lectrices. Voilà  !  Je féminise, c’est déjà quelque chose. On est plutôt bien parti, me semble-t-il.

Je me présente donc. Je m’appelle Marc Rowley. Je suis un étudiant en première année à la Maîtrise en Littératures francophones et résonances médiatiques à l’Université Concordia. Je suis né en 1988, en Angleterre, et j’ai grandi depuis l’âge de deux ans à Cambridge, en Ontario. En 2006, j’ai déménagé à Waterloo, et mis à part un séjour de huit mois à Nantes, en France, en 2008-09, j’y ai vécu jusqu’à mon déménagement à Montréal le 1 janvier 2011. Je suis la première personne dans ma famille à avoir appris le français, et le seul à le parler maintenant (vous êtes prié.es, donc, d’excuser mes maladresses et mes erreurs, mon ‘accent’ autrement dit!).

Pour cet article d’introduction, je vais aborder très brièvement la question de mon identité culturelle. Qui suis-je, justement, et comment cette identité va-t-elle influencer mes recherches et ma pensée?

Évidemment, c’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. On peut d’abord établir (et plus facilement) ce que je ne suis pas. Je ne suis pas Anglais, bien que je détienne un passeport britannique. Il ne reste presque aucune trace de l’accent de mes parents dans mon anglais parlé;  quand je rends visite à ma famille en Angleterre, j’ai l’impression d’être un étranger de passage dans le coin, et non pas un exilé.

Je ne suis non plus Ontarien, bien que j’aie grandi dans cette province. J’ai l’impression de partager de moins en moins la manière d’envisager le monde de mes anciens collègues et de mes amis d’enfance  ; il s’agit peut-être d’une idée à développer plus tard, mais je trouve, tristement, que cela devient de plus en plus ‘étasunien’ là-bas, tant au plan de la rhétorique politique que de la culture populaire. Je ne suis pas non plus, bien entendu, Étasunien, bien que je partage leur accent et leur continent (et leur affinité pour le baseball). Quand je retourne en Ontario, soit à Toronto, à Cambridge, ou bien à Waterloo, j’ai encore l’impression d’être de passage, et non pas de faire encore partie du tissu social.

Que me reste-t-il  ? Selon ma carte soleil et ma facture d’Hydro-Québec, je suis sensé être Québécois et, techniquement, c’est le cas. J’ai voté lors des dernières élections, et je crois que je suis établi dans à ‘la belle province’ pour de bon. Mais je ne suis pas Québécois au sens où l’entendent les plus ‘old-fashioned’ c’est-à-dire qu’un Québécois.e est une personne francophone (au lieu de francophile) pur laine (au lieu de ‘nouvel arrivé’). Je suis très conscient qu’il y a une place pour moi au Québec: même le PQ dit que c’est un pays accueillant, moderne, ouvert. Mais en même temps, je suis conscient qu’ici je vois mon futur, et point un reflet de mon passé.

Alors, je n’appartiens ni à ma culture d’origine, ni à celle de mon enfance, ni à celle de mon présent. Qui suis-je, alors  ?

Une réponse se dessine. Je suis Montréalais. Je vis ici, mes amis sont ici (pour la plupart), mon emploi est ici, mes études se font ici. J’adore cette ville parce que je ne suis pas seul à être ‘autre’ en fait, je constate qu’une pluralité importante de Montréalais et de Montréalaises se situent dans la même catégorie d’« Autre  » que moi: en train d’apprendre à  maîtriser le français, en train de s’établir quelque part pour que leurs enfants et leurs petits-enfants auront aient des opportunités que leurs parents n’ont pas eues. Je suis tombé en amour avec la diversité de la ville  une diversité qui fait le pont entre le Vieux-Port et Parc Ex, qui relie (dans l’espace défini qu’i est notre île) le passé et l’avenir. C’est une diversité qui fait le pont entre l’Ancien et le Nouveau Monde, où entrent en contact des pratiques et des croyances venant de partout dans le monde et en histoire.

Alors oui, au plan physique, je suis Montréalais.  Je vis ici, ma vie est ici, et je m’y sens bien. Mais suis-je autre chose aussi  ?

J’ose dire que je suis également Canadien. Je peux m’inscrire dans le registre honorable des personnes étant venues ici pour bâtir une nouvelle vie, même si la décision n’a pas été la mienne, il reste que ce sont mes enfants qui seront Canadien.nes de la première génération. Tout.e Canadien.ne, sauf pour les peuples autochtones, est venu, ou ses ancêtres sont venus, pour construire quelque chose de différent, qui n’aurait pas pu exister dans son pays d’origine: que ce soit une demeure, une chanson, un niveau de vie, ou un widget, on est ici pour innover. Je suis un Canadien responsable, bien sûr, et pour en savoir plus sur ma canadienneté, je vous invite à consulter mon blogue en anglais  : torontrealis.wordpress.com. Je suis fier, en tout cas, d’être citoyen d’un pays composé de nations diverses, où chaque personne est la bienvenue peu importe ses origines.

Donc, ni Anglais, ni Ontarien, ni Québécois, mais un Canadien montréalais. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus  ?

Effectivement. Mon identité ce n’est pas seulement la transposition des endroits où je vis. Je suis, ce que l’on appelle en anglais, un ‘digital native’– un natif du monde numérique. Ma vie sociale est en contact avec les réseaux sociaux depuis leurs origines au début des années 2000. Sur l’Internet, des questions de race, d’orientation, et d’âge peuvent s’effacer quand elles ne sont pas pertinentes, et il y a juste la qualité de ma pensée qui compte. Je ne suis pas obligé de respecter les normes sociales ni mon ‘rôle’ de jeune diplômé de la manière où ce jeu est attendu dans ma ‘vie réelle’. Je suis libre de me comporter comme je veux, de projeter l’image de moi que je souhaite, et d’entrer en contact avec qui je souhaite pour parler de ce qui nous fait plaisir.

Il y a un espace physique où j’habite, où je fais mes courses, où je prends l’autobus. Il y a des drapeaux, la langue publique, les codes sociaux à respecter. Cet espace physique comporte donc des limitations: il y a certains livres disponibles dans la bibliothèque du coin, d’autres qui sont introuvables. Il y a certains sujets que je peux aborder, certains qui sont tabous. Il y a du marketing partout, des propriétés privées où je n’ai pas le droit d’entrer (même si c’est un bel endroit et une belle journée et que j’ai apporté un petit pique-nique). Mais il y a aussi un espace numérique où je suis libre de suivre mes intuitions et nourrir mon imagination, où les seules limites sont celles qui sont imposées par mes compétences techniques et la taille de mes rêves.

Alors, en fin compte, c’est ce que je suis, ou ce que je pense être, ou au moins d’où je pars. Un Canadien montréalais numérique. Il y a plusieurs contradictions dans cette petite définition de trois mots, des contradictions qui feront bien sûr l’objet de futures recherches. Et le monde numérique ne peut point se résumer dans un petit paragraphe à consonance poétique telle que je l’ai explicité ci-haut. Mais c’est un point de départ, et dans un monde déraciné (et peuplé de plus en plus de personnes déracinées elles aussi) ce que l’on croit être là au départ devient, effectivement, le point de départ.

À suivre.