
Décrire des œuvres provenant d’une nouvelle forme d’art peut se révéler une tâche laborieuse.Il nous faut à la fois réfléchir sur une terminologie qui rend compte des nouvelles pratiques tout en rendant accessible, pour un chercheur un peu moins informé, la définition des oeuvres. Il faut à la fois que les mots soient précis tout en demeurant généraux afin de rendre compte de la manière la plus objective possible l’expérience qu’offre la rencontre de l‘internaute avec ces oeuvres. C’est pourquoi j’aimerais ici m’attarder à une difficulté rencontrée lors de la description d’oeuvres d’arts hypermédiatiques, celle de maintenir une rigueur scientifique. Plus les mots-clés deviennent précis et évidents, en ce sens qu’ils permettent, de manière commune, de catégoriser les éléments constitutifs des œuvres, plus ils s’éloignent du même coup de l’expérience singulière qu’apportent celles-ci. J’aimerais aborder leurs avantages, mais surtout leurs limites en regard de leur rôle descriptif tout en proposant une alternative, par le label, pour pallier l’insuffisance créée par la précision des mots-clés.
Le premier piège avec les mots-clés, bien qu’ils n’épuisent pas la description des sites, c’est qu’ils déterminent, à l’intérieur d’une même catégorie, des éléments complètement différents. C’est le versant négatif de leur généralité. Je prends ici pour exemple un des mots-clés des plus problématiques: « navigation à choix multiples ». Ce mot-clé rend compte de l’expérience interactive qu‘entretient l’internaute avec une œuvre, celle d’avoir le pouvoir de décider entre différents parcours proposés. Étant donné que cette expérience interactive va presque toujours de pair avec le médium Internet, on utilise ce mot-clé lorsque ce type de navigation est la seule forme d’interactivité proposée par l’œuvre. Il représente un degré minimal d’interactivité. Certaines œuvres ont pour seule forme d’interactivité la « navigation à choix multiples », mais offrent toutefois, par leur contenu et leur aspect formel, une expérience interactive distincte. Par ailleurs, les autres types de sites répertoriés (site de références, sites d’artistes), proposent souvent uniquement cette forme d’interactivité. Certaines œuvres présentent un parcours construit de manière arborescente, mais leur expérience se rapproche plutôt de celle d’un labyrinthe. Prenons à titre d’exemple l’œuvre de Annie Abrahams (bram.com). L’interaction proposée par cette oeuvre diffère largement de celle que l’on retrouve dans un site de références qui ordonnent souvent son contenu pour faciliter la recherche (chronologies, thèmes). L’œuvre arborescente est créée de manière à offrir un parcours à choix multiples, mais son expérience peut devenir vertigineuse par les nombreux tissages que génèrent les hyperliens : cela fait partie de l’œuvre, de son sujet ! La « navigation à choix multiples » devient ainsi un mot-clé dont la signification ne retient que le principe d’avoir un choix à faire. Pour quiconque recherche une oeuvre proposant une expérience vertigineuse, il n’y a pas véritablement de mots-clé pour la repérer. Une autre difficulté est que la rigidité des mots-clés ne permet pas l’utilisation d’un qualificatif. La « navigation arborescente », terme alors proposé par un membre du groupe pour définir les œuvres dont les choix sont très abondants, pose problème dans la mesure où il devient entièrement subjectif et aléatoire de définir comment la navigation à choix multiples, toujours arborescente par ailleurs, se transforme en une navigation vertigineuse. Seule l’expérience individuelle peut le déterminer. Par ailleurs, on ne peut produire une définition technique du fonctionnement du site. Une telle description ne tient plus compte de l’expérience de l’internaute (que nous avons préconisée pour les mots-clés reliés à l’aspect interactif). Pourtant, bien qu’il se soit révélé, jusqu’à présent, le plus adapté, le mot-clé « navigation à choix multiples » n’est pas toujours représentatif de l’expérience interactive. Il ne définit pas l’oeuvre plus qu’il ne la documente puisqu’il est sous-entendu dans presque tous les sites. S’il nous informe sur quelque chose, c’est d’une manière déductive. Lorsque le mot-clé en question est présent pour définir une œuvre, nous supposons que cette oeuvre ne comporte pas d’autres formes d’interactivité. Sa présence pallie l’absence d’autres formes d’interactivité telles celles du capteur de position ou de la manipulation d‘images.
Le deuxième piège avec les mots-clés est que, pour rendre intelligible la définition des oeuvres, ils cherchent à définir des phénomènes nouveaux à l’aide d’un vocabulaire existant. Cela donne lieu à des descriptifs qui ne sont pas spécifiques à l’expérience rencontrée, mais qui tentent de la définir en termes communs. Nous devons alors ajuster la définition des termes employés comme mots-clés. Au lieu de chercher un nouveau terme, nous avons souvent opté pour l’adaptation de termes connus (insertion d’images, chatbot). Par contre, cette adaptation devient parfois une redéfinition et ainsi, peut-être faut-il tout simplement créer une expression pour les expériences particulières. J’ai rencontré cette difficulté lorsque j’ai expérimenté des oeuvres dans lesquelles je pouvais m’insérer par l’entremise d’une Web Cam. Le groupe a préféré choisir des mots existants pour le définir: « insertion de vidéo en direct ». Mais l’expérience interactive proposée par l’oeuvre déborde largement cet énoncé statique. Il y a une « manipulation de vidéo », une « insertion d’image », un « capteur de position », un « déplacement du spectateur ». Cette expérience est difficile à saisir parce qu’elle est nouvelle. Toutefois, nous pouvons compléter la définition de l’expérience par les mots-clés de format et de contenu. Mais inévitablement, on morcelle l’expérience globale qu’offre l’œuvre. J’arrive donc à mon dernier problème engendré par les mots-clés : ils sont des repères intéressants et nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants. Ils fragmentent l’expérience et la décharnent du même coup.
Depuis le tout début de nos recherches en arts hypermédiatiques, le Groupe de recherche sur les identités narratives a travaillé avec le label. Nous apposions une étiquette aux œuvres, afin de mettre en relief le thème principal de ces œuvres. Puisque la liste d’oeuvres augmentait à une vitesse fulgurante, le label permettait alors d’opérer un certain classement lié à la direction principale que prenait l’œuvre, voire, son thème. Cela nous a aussi permis de se repérer rapidement dans la base de données. Le label ainsi défini permettait non seulement de saisir les grandes tendances en arts hypermédiatiques, donc de former une sorte de typologie, mais il représentait aussi une manière originale et créative de les regrouper. En ne refermant pas la description, les labels ouvrent l’oeuvre vers plusieurs significations. Ils offrent ainsi une piste de réflexion et un moyen d’appréhension pour aborder l’oeuvre. De même, ils enrichissent la description de l‘oeuvre. Les labels sont aussi des mots-clés, mais qui relèvent peut-être davantage de l’interprétation analytique de l’oeuvre plutôt que de sa description. Ils font, à mon avis, un bon équilibre avec les mots-clés que nous avons élaborés. Les mots-clés relevant de la nature du site, par exemple lorsqu’il s’agit d’une oeuvre, sont très généraux, ils s’appellent tout simplement « œuvre ». Ensuite, deux productions artistiques entièrement différentes peuvent comporter sensiblement les mêmes mots-clés au niveau de l’expérience interactive et de l’aspect formel et différer un peu sur le contenu. Souvent, seul le contenu différencie des œuvres aillant une expérience interactive et un aspect formel similaires. Pourtant la relation entre tous ces éléments, que nous fragmentons par les mots-clés, génère une expérience inédite et différente. Le label opère alors une sorte de synthèse. Il est évident que les mots-clés sont beaucoup trop généraux pour être le seul outil de recherche. On s’est demandé à quoi servait le label s’il pouvait être dans les mots-clés, mais il n’est pas simplement un contenu, il définit un corpus. En tous les cas, il est demeuré, tout au long de notre activité de recherche, notre outil de classement principal.
Comme le label s’est présenté de manière spontanée, nous n’avons pas pris le temps de réfléchir sur chacun d’entre eux. Toutefois, nous avons utilisé le label « mythographie ». Ce terme est apporté dans les recherches en arts hypermédiatiques par Joanne Lalonde. La mythographie est une « écriture visuelle ou littéraire de la projection fantasmatique d’un sujet permettant de multiplier ses extensions identitaires, où les propositions sont subversives et permettent une redéfinition critique de nos certitudes» 1. Les mythographies sur Internet peuvent parfois prendre les formes propres à la pornographie en utilisant une Web Cam, un journal intime et des photographies. Ce label accolé à une oeuvre dite « mythographique » permet de saisir l’oeuvre à travers un concept à la fois défini, mais qui ouvre vers une panoplie de réflexions sur celle-ci. On aurait pu donner d’autres noms à ce type d’oeuvres (pornographie artistique) qui définit précisément ce dont il est question au premier abord, mais qui réduit du même coup le potentiel réflexif relié à l’oeuvre. L’artiste se met en représentation et adopte le style de la pornographie sur le Net, mais le simple énoncé « ceci est de l’art » change les paramètres et l’expérience de l’oeuvre. Au lieu de joindre deux termes connus pour faciliter la compréhension, lorsqu’on utilise le label mythographie, on crée une nouvelle catégorie et l’on se concentre sur l’aspect non pas pornographique, mais identitaire relié à cette mise en représentation. Une grande recherche et une profonde réflexion soutiennent ce terme employé dans le cadre des arts hypermédiatiques. Nous avons par ailleurs catégorisé les recherches avec les labels comme celui du « rituel » ou celui du « portrait interactif ». Les œuvres peuvent certainement comporter plusieurs labels puisque ceux-ci demeurent un point de vue, une réflexion sur les productions. Il faut aussi dire que certains « labels » existent déjà sur le Web et il serait aussi important d’y porter attention. Du Neen Art aux Soundtoys on retrouve déjà une panoplie de typologies sur Internet!
J’ai donc voulu mettre brièvement en lumière le fossé engendré par le travail des mots-clés tout en soulignant leur pertinence. Ils sont nécessaires pour une description commune et élémentaire des sites, mais insuffisants pour la recherche et la réflexion sur les œuvres. J’ai saisi cette occasion pour discourir à la fois sur la commodité du label et sur son potentiel réflexif pour l’étude des œuvres d’arts hypermédiatiques.