Dans son essai Is There a Text In This Class [1], Stanley Fish donne un exemple cocasse des enjeux d'autorité à l'œuvre lorsque vient le temps d'attribuer une valeur littéraire sérieuse à un "texte". Après avoir donné un cours sur la littérature religieuse et avoir laissé au tableau une liste de mots hétéroclites, il demande aux étudiants du cours suivant, qui se tient dans le même local, de procéder à l'analyse du "poème" qui se trouve au tableau. Après une heure d'effort, les étudiants livrent, grâce à la mise en commun de leurs observations, une interprétation étonnamment convaincante et presque fonctionnelle. Fish leur apprend que le texte au tableau n'est pas un poème : le but de la démonstration était de démontrer que la valeur littéraire d'un texte n'est pas intrinsèque, mais bien qu'elle est extrinsèque, attribuée par une figure d'autorité et partagée par les membres d'une communauté. Cette anecdote démontre de manière plus générale que tout texte considéré comme étant valable pour l'étude et l'analyse est jugé comme tel par une forme de construction sociale. Il en découle le constat suivant: c'est également au sein d'une communauté qu'une interprétation est reçue, validée et transmise.
...avec une emphase sur le terme communauté.
Fish emploie le terme de communauté interprétative pour décrire ce phénomène. C’est la communauté interprétative qui accepte, régule et valide une interprétation et l’instaure, voire l’institutionnalise, comme étant admissible, voire “bonne”. Une interprétation peut varier et être remplacée par une autre au sein d’une communauté lorsque des lecteurs externes à cette communauté (ou internes et dissidents) remettent en question une interprétation acceptée. Le procédé est donc sans fin.
Précisons que la communauté interprétative de Fish est une vue de l’esprit qui décrit le mécanisme institutionnel par lequel une interprétation est mise en circulation et diffusée. C’est un phénomène qui s’impose de lui-même et qui revêt rarement la forme d’une structure formelle précise et encadrée. Les institutions universitaires sont suffisamment organisées pour que des communautés interprétatives se mettent en place, mais il n’y a pas de fonctionnement strict et explicite qui sous-tend leur action. Personne ne signe de carte de membre afin d'accéder à une communauté interprétative : un étudiant en littérature va, de par les cours qu'il suivra, participer à une pléthore de communautés interprétatives au cours de son cursus, et l'implication dans chacune de ces communautés sera très variable.
Il en va tout autrement dans le cas des ARG. Comme je l'ai souligné dans les Délinéaires précédents [2], la participation à une chasse au trésor 2.0 s'effectue grâce aux sites Web consacrés à ces jeux. Le phénomène de communauté interprétative prend ici une forme plus tangible (bien que virtuelle, puisque sur le Web…) et circonscrite (puisque s’adressant à des initiés et délimitant spécifiquement le cadre et l’objet de l’analyse en vue de produire une ou plusieurs interprétations). Le fonctionnement de ces communautés via les forums Web est clairement établi, et une liste de règles et de procédures codifient la participation à la résolution d'un ARG.
Prenons l'exemple de The Beast, dont la complexité et l'ampleur a mobilisé des milliers de participants organisés autour du groupe de discussion Yahoo The Cloudmakers. Le travail d'équipe a été essentiel pour résoudre bien des énigmes : certains participants aux connaissances informatiques et techniques plus avancées ont pu effectuer des manipulations audio-numériques complexes, parfois sous la suggestion d'autres participants moins habiles, mais à l'intuition juste. D'autres fois encore, ce furent des participants à la culture générale imposante qui ont vu dans les énigmes de The Beast un lien à une discipline quelconque (histoire, géographie, linguistique, cryptologie, etc). Le principe de communauté, renvoyant à une mise en commun de ressources par une multitude d'individus, a été déterminant lors de plusieurs étapes du jeu. De plus, les étapes du ARG The Beast ont été révélées au fur et à mesure que les organisateurs du jeu prenaient acte de la résolution des énigmes, et c'est une forme d'auto-régulation, par le peaufinage des hypothèses interprétatives mises en circulation sur les forums de discussion, qui a permis dans de nombreux cas d'en arriver à la bonne réponse.
En guise de conclusion, distinguons le concept de Fish et son actualisation en version Web 2.0, dont les finalités sont différentes. Fish a avancé l'idée d'une interprétation construite et sanctifiée par des instances d'autorité académique pour expliquer la validité des analyses littéraires afin de rejeter l'idée d'une interprétation littéraire normative; c'est une manière de dire à la fois qu'il n'y a pas d'interprétation littéraire qui soit "exacte" pour une œuvre, et de suggérer qu'une interprétation peut en arriver à être plus exacte que d'autres. Il en va autrement dans les ARG, puisque pour que le déroulement de ces jeux suive son cours, les organisateurs doivent d'emblée déterminer une "bonne interprétation", une réponse correcte permettant la poursuite du jeu. Outre cette différence déterminante dans la finalité de l'interprétation, il est étonnant de constater qu'un concept élaboré par un théoricien littéraire ayant élaboré son idée avant que le Web ne fasse son apparition peut rendre compte des comportements collaboratifs des joueurs de ARG!
[1] FISH, Stanley (1980) Is There a Text in This Class? The Authority of Interpretive Communities, Cambridge : Harvard University Press, 394 pages.
[2] Première partie : http://nt2.uqam.ca/fr/delineaires/chasse-au-tresor-20-le-monde-des-alternate-reality-games-premiere-partie
Deuxième partie : http://nt2.uqam.ca/fr/delineaires/entre-le-marketing-massivement-orchestre-et-lexperience-ludique-immersive-le-monde-des