Soumis par Joël Gauthier le
Ceux qui vont mourir / Those that will die est une œuvre de Grégory Chatonsky qui présente différents intitulés tirés de l’ExperienceProject, accompagnés d’images empruntées à Flickr et d'extraits sonores puisés de vidéos sur YouTube. Lorsque l’internaute accède à la page d’accueil de l’œuvre, une photographie en noir et blanc, qui occupe toute la largeur de l'écran, donne à voir l’image d’une foule de jeunes gens en train de faire la fête, tournés vers l'appareil-photo. La photographie semble avoir été prise à partir d'une scène lors d'un concert. L'image assombrie se fond dans un halo noir. Dans le haut de l’écran, le titre de l’œuvre apparaît en blanc, ainsi que le court descriptif «Youtube & Experience project sniffing». Dans le bas, le lien «ENTREZ / ENTER» mène l’internaute vers une seconde page noire au milieu de laquelle se trouve un court texte où l’artiste explique sa démarche (pour retranscription complète: voir section NOTES, un peu plus bas). En cliquant sur ce texte, l’internaute lance finalement l’œuvre comme telle.
Toujours sur fond noir, des phrases défilent une à une, apparaissant d’abord en transparence tout en bas de l’écran, puis glissant ensuite jusqu’à la limite du premier quart inférieur. La phrase devient alors opaque (blanche) et reste immobile quelques instants avant de disparaître, laissant la place libre pour une nouvelle phrase. Toutes ces phrases sont tirées au hasard du site Web ExperienceProject (intitulés de groupes de discussion). Au fur et à mesure que les phrases défilent, des photographies pulsent à l’écran, demeurant visibles quelques instants avant que l’écran ne redevienne noir, en attente d’une nouvelle image. Ces images sont appelées à partir des sites Web Flickr et YouTube en fonction de la phrase affichée au moment de leur apparition: les phrases servent de banques de mots-clefs, et les images sont les résultats des recherches d’images menées avec ces mots. En trame sonore, une musique d’ambiance inquiétante, générée à partir d'extrait de vidéos puisés sur Youtube, occupe tout l’espace, répétitive et obsédante. À chaque fois qu’une nouvelle phrase apparaît, l’internaute peut cliquer sur celle-ci afin de passer immédiatement à la suivante, s’il ne désire pas voir les images appelées par les mots-clefs qu’elle contient ni attendre qu’elle ne disparaisse d’elle-même.
Deux aspects principaux dominent l’œuvre de Chatonsky: le «je» anonyme du texte défilant et la noirceur qui, toujours, finit par reprendre possession de l’écran. Le «je» qui revient constamment dans le texte est le même «je» que celui de l’ExperienceProject: un «je» collectif vidé de toute singularité, partagé par des centaines d’utilisateurs vivant une expérience semblable. Par exemple: «I Wear Diapers», «I Am Very Kind Hearted», «I Love Mushrooms», etc. En cela, ce «je» corresponds au «je» chatonsky en habituel, anonyme et universel:
Si je dis ‘je’, paradoxalement, c'est parce qu'il y a parfois dans ce ‘je’ quelque chose d'anonyme. C'est aussi une manière de confronter les technologies que j'utilise avec mon intimité, de montrer que leur froideur n'est qu'apparence, de ne pas avoir peur des sentiments, des affects et de l'oubli, aussi. Si je parle de ma mémoire, c'est parce que ces technologies constituent avant tout un changement radical dans la gestion de nos mémoires individuelles. (Moulon, 2007: 85)
Le «je» de Ceux qui vont mourir est un «je» multiple, un «je» d’humanité, dont Chatonsky se sert pour appeler la singularité anonyme de l’image volée à YouTube ou Flickr, laissée en dépôt de mémoire par un individu dont l’identité nous reste inaccessible. Cette intimité de l’un devient mémoire de tous, instant partagé de la nouvelle mémoire collective du réseau. Quant à la noirceur omniprésente, elle n’est pas réellement "noire", mais plutôt un rappel du rapport à la nuit:
L'usage de l'obscurité est l'un des fils conducteurs de mon travail. Ce n'est pas le noir qui m'intéresse mais plutôt le nocturne. Ces nuits où l'on perçoit tout autour de soi le silence des gens qui dorment. […] [Le nocturne] est peut-être aussi une façon d'être devant Internet comme dans une salle obscure de cinéma, dans cette attente et ce deuil de soi. (Moulon, 2007: 86)
Les confessions et les photographies qui peuplent le Web sont les traces d’individus qui ne sont déjà plus là, des fragments de vie abandonnés au passage par les utilisateurs. Une fois que l’individu a téléchargé sa photographie et a fermé son ordinateur, celle-ci subsiste, orpheline, déjà détachée de sa part d'humanité. Celui qui pénètre ensuite dans ce territoire se retrouve au cœur d’un cimetière, entamant lui-même par chacun de ses clics un «deuil de soi», laissant derrière lui une trace morte de ce qui a déjà été. Au final, le «je» collectif et humain de Ceux qui vont mourir n’existe qu’au prix de la mort de l’individu, signifiée par la noirceur de l’œuvre.
Ceux qui vont mourir est ainsi une œuvre de mortalité, située à la rencontre de la singularité et de la communauté. Elle humanise la mémoire anonyme du Web en lui donnant un nouvel espace de commémoration où l’internaute peut se confronter au défilement sans fin des solitudes qui constituent, au final, le seul véritable «nous».