(Travail en phase de correction)
Faire l'école buissonière semble un acte de désobéissance spontané, voire un acte de révolte contre l'ordre étabi. Nous posons l'hypothèse qu'il s'agit d'un jeu préparant un rite de passage à l'âge adulte. Le texte de Jacques Prévert, "En sortant de l'école", à la fois chanson enfantine, poème lyrique et récit initiatique, raconte un voyage imaginaire, cosmique, le tour du monde d'un groupe d'enfants dirigé par un "chemin de fer", à la fois canal et actant du récit.
Partant de l'hypothèse de l'ethnocritique d'une homologie entre rite et récit, nous montrerons comment le récit poétique de Prévert fonctionne comme un rite de passage. L'auteur de "La chasse à l'Enfant" se fait-il le chantre du retour à l'ordre moral et à l'ordre social ? L'auteur du "Cancre" deviendrait-il le tabellion de l'entrée dans l'âge de raison, qui est d'abord l'âge de la raison graphique ? Le récit subvertit en douceur le rite dont il garde le sens (la direction, le but et la signification), en retardant au maximum son étape finale, celle du retour.
Pourquoi fait-on l'école buissonnière ? Que fait-on, pendant ce temps de vacance ? Jacques Prévert, dans "En sortant de l'école", fait entendre la voix de l'école buissonnière et sa voie : "un grand chemin de fer". Le chemin de fer, voie, acteur et moteur du texte, fait faire aux personnages et au lecteur un grand "tour", de l'école à la maison. Quel sens donner à ce voyage cosmique et onirique ? Comment comprendre le rôle du chemin de fer ? Comment interpréter la nécessité du retour, l'adieu au voyage sur lequel semble s'achever le texte ?
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La sortie de l'école
La cloche a sonné, ça signifie ... rien de bien clair : le gérondif, qui ouvre le poème et lui donne son nom, marque une simultanéité entre la sortie de l'école et le fait de s'embarquer pour le voyage. Un voyage qui surgit dans la vie, au dépourvu, sans s'annoncer et emmène les enfants loin de leur école. La première phrase du poème, à l'instar de la étape du rite de passage, opère une séparation : le sujet est séparé de la communauté, des normes sociales, de ses habitudes, comme l'explique Van Gennep (Van Gennep, 1909). La norme, c'est l'école : lieu de la Loi, de la discipline, de la règle, de la mesure du temps, de la raison, et particulièrement de ce que Jack Goody nomme la raison graphique (Goody, 1979). L'école, c'est l'immobilité, la sédentarité et la répétition ; le voyage c'est le déplacement, le nomadisme et la nouveauté. Le sens de "En sortant de l'école", c'est celui de la séparation avec la raison graphique pour rentrer dans une logique onirique qui opère d'abord une séparation puis une mise en marge.
Quel est le sens de cette école buissonnière, vacance qui garde le nom "école" en elle-même ? Est-elle une négation de la loi scolaire, de la raison graphique ? Ce n'est pas une négation, mais ce que Freud nomme une "dénégation" (Freud, 1925). En affirmant que je nie, j'affirme ce que je prétends nier. L'école buissonnière n'a de sens que par rapport à l'école, comme la transgression n'a de sens que par rapport à la loi ; le voyage des personnages du poème ne peut se comprendre que ce par rapport à quoi il est séparé : l'école, l'école qui figure dans le titre, et dont la logique pénètre le voyage onirique, en apparence débarrassé de ses règles. En effet, l'univers de la raison graphique, scolaire, infuse le poème, poème "infusé d'astres" (Rimbaud, "Le Bateau ivre") et infusé de culture scolaire. Ainsi, les personnages du roman de Dumas Les Trois Mousquetaires sont évoqués à la troisième strophe : ce roman est un classique au sens où il est largement lu dans les classes. Mais ils surviennent de manière incongrue, dans la strophe consacrée à la mer, comme dans un de ces collages surréalistes de Prévert. Dans cette strophe, on retrouve un autre collage : la lune sur un bateau voguant vers le Japon, qui rappelle le vers d'Eluard "Bateaux chargés du ciel et de la mer" (Capitale de la Douleur, 1926). Le voyage se dirige vers l'Est, vers la droite, c'est-à-dire comme une ligne d'écriture... Le Japon, évoqué après la mer, les îles, les naufrages, les coquillages, rappellent les ouvrages scolaires de géographie, les Atlas illustrés ou les cartes suspendues aux murs de la classe, où les noms de pays sont inscrits au milieu de symboles et de dessins propres à faire voyager l'imagination des élèves. Bref, dans cette fugue rimbaldienne, le sujet est séparé de l'école, mais il en a conservé les trésors intacts dans sa mémoire.
Que signifie sortir de l'école, dans ce poème ? Les personnages quittent physiquement l'école, mais le texte s'écrit en écho, en miroir de la culture scolaire, puisque sa logique s'imprime dans les formes qui composent les collages. L'ambiguïté concerne l'âge de nos personnages. S'agit-il de jeunes élèves de l'école primaire qui, à l'heure de la sortie des classes, seraient partis en voyage, interrompant ainsi l'année scolaire et leur propre scolarité ? C'est l'image la plus répandue dans les versions illustrées ou animées. Il s'agirait donc d'une fugue d'enfants. A moins qu'il ne s'agisse de la fugue mentale d'un enfant distrait, dans la lune, s'embarquant dans une grande rêverie motivée par les cartes, les tableaux de classification des espèces ("tous ses coquillages"), les ouvrages scientifiques et littéraires, qui trônent sur les murs et les étagères de la classe, auxquels il ajoute peut-être des réminiscences de poésies récitées en classe... "Hiver, vous n'êtes qu'un vilain", "J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades"...
Une autre interprétation s'impose : la sortie de l'école évoquée au début du poème, ne serait-ce pas tout simplement la sortie de l'âge d'aller à l'école, la fin définitive des cours en attendant l'entrée dans la vie active, ouvrant la jeunesse vers les grandes vacances ? Le voyage raconté n'est alors plus celui de bambins, mais celui de jeunes gens, libérés de leurs obligations scolaires, mais incapables encore de prendre un métier et de s'agréger (Van Gennep) à la société des adultes. Au sortir de l'école, comme on sortait du couvent dans les romans des XVIIe et XVIIIe siècles, on fait son entrée dans le monde ; une phase d'initiation est nécessaire, laquelle demande un rite de passage. Le jeune homme, pour devenir un homme, doit se confronter au monde, celui des marges où les règles s'inversent, afin de pouvoir trouver sa place dans le monde, celui du centre, de la société. La sortie de l'école coïncide donc, comme le gérondif l'indique, avec un nécessaire rite de passage qui exige une phase séparation puis une phase de marge, comme l'analyse Vidal-Nacquet dans Le Chasseur noir. On est donc loin de la joyeuse désobéissance, de la fugue enfantine ; ici, c'est l'ordre des choses, le train du monde, qui exige un départ, une marginalisation qui extrait le jeune homme de l'univers rassurant de l'école pour le jeter dans le "tohu-bohu" (Rimbaud) des marges du monde.
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Qui conduit le train (du monde) ?
Le "chemin de fer", dans le récit, occupe à la fois le rôle d'un itinéraire et d'un actant. Le chemin de fer est en effet personnifié dès la première strophe :
"En sortant de l'école / nous avons rencontré / un grand chemin de fer / qui nous a emmené / tout autour de la terre / dans un wagon doré."
Il est sujet du verbe "emmener". C'est lui qui emmène, transporte ; il sert aux enfants de chaperon et de guide. Les enfants sont confrontés au monde extérieur, tout en étant protégés par les parois du "wagon doré". Le chemin de fer est la voie et la locomotive du "wagon doré". On peut alors parler de "glissements métonymiques" (F. Rigolot, 1972) qui font "glisser" le chemin de fer du statut de conducteur locomotive à celui de cheminement, du statut d'actant à celui de machine que les enfants, en grandissant, apprennent à conduire. Le chemin de fer est d'abord la métonymie de la locomotive, et plus particulièrement de son chauffeur. Qui conduit ce train enchanté ? Quel est l'adulte qui enlève les enfants, les arrache à leurs parents, à l'instar de Gilles Vignault dans sa chanson "Le Grand Cerf-Volant" ? Sûrement s'agit-il du poète restant anonyme derrière son poème. C'est le poème lui-même qui conduit le train, qui fait voyager les enfants. Quelle est la logique qui préside à l'itinéraire ?
La logique est celle du cheminement narratif. Les enfants découvrent le monde grâce au mouvement ; le chemin de fer devient le chemin lui-même : il est à la fois le moyen et l'objet du poème, il désigne la "fonction poétique" (Jakobson, 1963) du texte et du langage lui-même. Ce qui est poétique, ce n'est pas le monde mais la façon de le parcourir. Ce qui est féérique, ce n'est pas les composantes du monde mais le "wagon doré" qui les traversent, les fait éclater et les re-composent à la manière d'un collage de Braque. La "terre" est en effet très prosaïque, quant aux éléments qui la peuplent : "mer", "coquillages", "naufrages", "sous-marin", "bateau à voile", "voiture". Le chemin de fer lui-même, en cette deuxième moitié de XXe siècle, n'est plus le symbole majestueux et terrible du siècle précédent que peignait Turner et que chantaient Vigny et Hugo. C'est la plasticité métonymique, le déplacement physique et métonymique du chemin de fer qui fait, dans ce texte, sa "poéticité". Le chemin de fer assure la continuité dans les lieux si divers du texte et du monde. Cette permanence est donc celle de l'être ; le paysage change, les enfants grandissent : le chemin de fer demeure. Il assure la continuité, l'éternel présent de la vie qui lie de manière continue le présent à l'avenir.
Les enfants grandissent au cours du voyage. A moins que ce ne soit le voyage qui les fasse grandir. D'abord, le chemin de fer leur sert de guide. Il sont, littéralement, agis par cet actant. Puis, le glissement métonymique opère cette révélation : le chemin de fer est un outil dont on peut se rendre maître et possesseur. Après avoir parcouru la terre, la mer puis le ciel, le chemin de fer ramène la petite troupe (ou les lecteurs) sur la terre :
"Revenant sur la terre / nous avons rencontré / une maison qui fuyait"
La structure rappelle la première strophe : le verbe en "-ant", fixant un décor prosaïque sur lequel un élément inanimé ("chemin de fer", "maison') surgit sous la forme d'un actant. Mais ce rappel n'est pas une répétition. Les enfants ont grandi : de spectateurs, ils sont devenus acteurs. Le chemin de fer change de statut, pour devenir une machine tandis que les enfants deviennent sujet du verbe :
"Mais nous sur notre chemin de fer / on s'est mis à rouler / rouler derrière l'hiver / et on l'a écrasé / la maison s'est arrêté / et le Printemps nous a salués / C'était lui le garde-barrière / et il nous a bien remerciés"
"Nous" est en position de sujet. Ce sont les enfants qui, devenus grands, actionnent la machine et l'utilisent consciemment. Le Printemps, actant du récit et sujet du verbe "remercier", expriment sa reconnaissance aux conducteurs, et non à l'outil. Dans la suite du texte, le chemin de fer est à nouveau personnifié, mais le sens métonymique est alors clair :
"et toutes les fleurs de toute la terre / soudain se sont mises à pousser (...) / sur la voie du chemin de fer / qui ne voulait plus avancer / de peur de les abîmer".
Le chemin de fer est doué ici de volonté et d'un sentiment, la peur, c'est-à-dire la sensibilité devant la nature. C'est une métonymie (presque une hypallage), puisque ce sont les enfants qui refusent de continuer le voyage ; ce sont eux qui ont "peur" d'abîmer la nature, nature qu'ils ont appris à aimer au cours de leur voyage après l'avoir connue dans leurs livres d'école. Le chemin du texte fait ainsi glisser le chemin de fer de l'état d'actant à celui d'objet, objet poétique puis objet pratique, dont il faut savoir faire usage, dont il faut savoir jouir à l'instar de la pomme et de l'assiette que saisit le Picasso de la "Promenade de Picasso" (Paroles). Les écoliers du début de la chanson, passifs et émerveillés, sont devenus des acteurs conscients et engagés. La réalité est au principe et à l'horizon du poème ; le voyage fantastique vient rappeler, au lecteur et au "peintre de la réalité" mis en scène dans "Promenade de Picasso", que l'enjeu de l'art n'est pas la peinture de la réalité ni la fuite vers un arrière-monde, mais l'action, la praxis, l'engagement dans le monde.
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Un voyage cosmique
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"Nous" : un héros pluriel
"En sortant de l'école", est-ce un poème sans héros ?
C'est un poème héroïque dès lors que l'on considère que la geste consiste à écraser l'hiver pour sauver une maison. La signification symbolique paraît encore obscure à ce stade de notre étude, mais le sens s'est clarifié : les enfants ont pris leur machine (leur destin) en main. C'est un récit où des personnages vivent un voyage original, où le fil narratif suit l'itinéraire des personnages ; le poème est un miroir que l'on promène le long d'une voie de chemin de fer, à travers un monde réenchanté par la poésie.
Il n'y a pas un héros. Le pronom personnel "nous" et le pronom impersonnel "on" remplacent le "il" ou le "elle" des récits à la troisième personne. La première personne du pluriel indique un / une narrateur (trice), voire plusieurs narrateurs, homodiégétique(s). Le récit se présente sous la forme d'un témoignage rétrospectif :
"Nous avons rencontré" , "qui nous a emmenés", "mais nous sur notre chemin de fer".
Le référent est tout aussi énigmatique que l'instance narrtive. Qui sont les personnages ? Combien sont-ils ? Nous ne disposons d'aucun nom propre. Il s'agit d'un héroïsme anonyme. On ne sait s'il s'agit de graçons ou de filles. Ce n'est peut-être pas la neutralité du genre, plus simplement la mixité. L'école mixte est, à l'époque de la rédaction du texte, une conquête récente. Ce n'est pas du ni masculin ni féminin, mais de la mixité, de la pluralité, de la collectivité.
Le jeune héros individuel masculin, viril ou en quête de virilité, laisse sa place à l'héroïsme des temps nouveaux : celui d'un héroïsme collectif, mixte, mêlant le masculin et le féminin. Le rite qui consiste à "devenir un homme (un vrai)" devient "devenir adulte", garçons et filles mêlés. Pas de prouesse érotique, pas d'initiation à la sexualité et à la volupté ; l'épreuve ne consiste pas à conquérir une femme ou une terre, mais à sauver une "maison qui fuyait" de "l'hiver qui voulait l'attraper". L'adulte peut hausser les épaules ou ricanner de cette geste en apparence puérile, dépourvue de virilité; tout semble même indiquer que ce texte ne pourrait s'adresser qu'à des enfants et les maintiendrait dans un état de puérilité absolu. Nous verrons qu'il n'en est rien.
"En sortant de l'école" est le poème de l'avènement de l'âge démocratique, celui des masses, des idéologies collectives. La Résistance sera le fait de héros de l'ombre, anonymes, hommes et femmes, reliés par des réseaux sillonnant les espaces ensauvagés, les broussailles, les forêts, les maquis. Si l'on prend à la lettre la référence aux Trois Mousquetaires cités dans le texte, on peut en déduire que la morale est celle de ces valeureux combattants épris d'idéaux chevaleresques :
"Un pour tous, tous pour un" !
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Parabole du retour
Le voyage n'est pas éternel : le départ et la traversée ne sont envisageables que dans le miroir du retour. Celui qui brûle ses vaisseaux, comme Tariq abordant la péninsule ibérique, ne voyage plus, il conquiert. "En sortant de l'école" n'est pas une conquête du monde par des enfants mi-colons mi-pionniers, non, c'est un voyage "tout autour de la terre", c'est-à-dire un tour du monde. Or il faut suivre la logique du texte annoncée dans la première strophe du texte: le tour du monde implique nécessairement un retour. Le retour est un motif littéraire bien connu: l'Odyssée d'Homère raconte un nostos, un retour, celui d'Ulysse dans sa patrie d'Ithaque. La dernière partie de l'épopée homérique, qui se déroule à Ithaque, raconte comment l'ancien roi re-conquiert son épouse et son trône en se vengeant des prétendants ; mais l'Odyssée est connue pour ses épisodes situés dans des contrées lointaines, exotiques, où les lois de la Cité, de la Polis, n'ont plus cours...
Pour terminer, je citerai simplement ces vers de Cavafy qui ont accompagné mes pensées lors de la rédaction de cette étude :
"Quand tu partiras pour Ithaque,souhaite que le chemin soit long,
riche en péripéties et en expériences.(...)Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit.
Ton but final est d'y parvenir,mais n'écourte pas ton voyage :
mieux vaut qu'il dure de longues années,
et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse,
riche de tout ce que tu as gagné en chemin,
sans attendre qu'Ithaque t'enrichisse.Ithaque t'a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n'a plus rien d'autre à te donner."
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