Prologue. Quand viendra le temps?
Espérons que viendra le temps, Dieu soit loué, il est déjà venu dans certains cercles, où le langage sera utilisé au mieux là où il est malmené avec le plus d’efficacité. Comme nous ne pouvons pas le supprimer d’un seul coup, tâchons au moins de le discréditer. Y forer un trou après l’autre jusqu’à ce que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter — je ne peux pas imaginer de but plus élevé pour un écrivain d’aujourd’hui1.
Samuel Beckett, « La lettre allemande »
Là où naît l’image
Malmener le langage, y forer des trous, le faire faillir. Dans une lettre adressée à son ami allemand, Samuel Beckett annonce la direction que prendra son œuvre : Cap au pire. Il lui faut, par tous les moyens, montrer l’échec du langage, révéler son incapacité à dire le réel, dissoudre « la matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots » (LA, p. 15). Ses narrateurs et personnages tomberont dans cette faille, resteront pris entre l’être et le non-être, ils seront Innommable[s] et ne montreront finalement que leurs Têtes mortes. En creusant des trous dans le langage, l’auteur souhaite en arriver à des Nouvelles et textes pour rien, mais puisqu’il doit écrire malgré tout, il tentera de faire en sorte que ce soit Mal vu mal dit… Et il poursuivra, Pour finir encore, jusqu’aux derniers Soubresauts.
Ainsi est née une esthétique de la faille, un art de l’échec, un projet de « littérature abstraite2 » qui prend racine dans la peinture, le cinéma, la musique. En créant des œuvres où tout se désarticule, où la structure langagière habituelle n’a de cesse de se déconstruire et où les êtres et le monde se déréalisent, Beckett est venu bouleverser notre façon de « voir » la littérature. Devant ce suintement du vide, que reste-t-il au lecteur? Une musicalité, plus qu’une syntaxe officielle. Une sensation, une émotion, bien plus que la suite logique d’une trame narrative. Surtout, une chose étrange, morcelée, isolée, mais qui saisit le lecteur et reste clairement ancrée dans sa mémoire : une image. De sorte que le texte, même dans sa dissolution la plus extrême, invite le lecteur à conclure en songeant : « à présent c'est fait j'ai fait l’image3 ». Il en va de même au théâtre, où les pièces les plus obscures et absurdes aux yeux de certains spectateurs provoquent parfois l’incompréhension la plus complète, mais lèguent très souvent une image inoubliable : deux hommes sous un arbre, une femme enterrée dans une butte, trois personnages prisonniers de leur jarre, une femme qui se berce, un homme avec ses « bobiiines4 ». Des images simples, dénudées, pures.
De cette faille, donc, naît une image. Une image si présente d’une œuvre à l’autre, qu’elle s’avère être au cœur de l’esthétique « abstrahisante5 » qui se déploie à travers toutes les créations beckettiennes. En suivant son chemin, on doit sauter avec elle du texte vers le théâtre, puis du théâtre à la radio, et de la radio au cinéma, pour finalement aboutir à la télévision. Pour qui suit attentivement cette longue odyssée, l’évolution de l’image devient indéniable. Aussi est-il impossible de croire, à l’instar d’une majorité de la critique, que les passages de Beckett dans le domaine des médias constituent des expériences isolées. Par conséquent, il serait injuste de considérer ses œuvres selon leur genre ou leur médium en ignorant qu’elles forment des vases communicants. À un tel point que, parfois, l’auteur souhaitera recommencer le travail d’un médium à un autre, transportant une pièce depuis le théâtre jusqu’à la télévision, comme il le faisait d’une langue à une autre. Et tous ces sauts, ces passages, ces allers-retours, laissent des traces, ils transforment l’esthétique que Beckett met en place. La plus marquante de toutes ces empreintes, nous souhaitons le démontrer ici, est sans aucun doute celle que laissent les médias. C’est une r.évolution de l’image, la mediaesthetica.
- 1. Samuel Beckett, « La lettre allemande » [1937], Objet Beckett, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007 [1983], p. 15. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention LA.
- 2. Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, 170 p.
- 3. Samuel Beckett, L’image, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1959], p. 17.
- 4. Samuel Beckett, La dernière bande, version française de Krapp’s Last Tape [1958], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 11.
- 5. Max Bense, Aesthetica, Introduction à la nouvelle esthétique, traduit de l’allemand par Judith Yacar, Paris, Éditions du Cerf, 2007, 473 p.
Pour cerner cette r.évolution esthétique, il nous faut remonter le temps et observer de plus près ce qui est à l’origine du projet beckettien. Ce que nous développerons dans le premier chapitre — et qui servira de cadre d’analyse tout au long du présent ouvrage — repose en grande partie sur les influences de « jeunesse » de l’auteur. |
Tout ce travail ascendant n’a qu’un seul but : cerner ce qui constitue l’esthétique de l’image, ce sur quoi elle repose et comment elle se définit, afin de comprendre son évolution et le rôle qu’y jouent les médias. En abordant, dans les deuxième et troisième chapitres, l’œuvre de Beckett avec ces prémisses en tête, en examinant comment « l’image pure » apparaît dans les textes, au théâtre puis dans les différents médias investis par l’auteur, nous verrons que celle-ci prend un certain virage à un moment très précis. |
Puisque Beckett accordait une importance certaine aux médias, tant dans ses réflexions idéologiques que dans l’élaboration de son esthétique « asbtrahisante », comment ne pas croire que son œuvre puisse constituer une réelle invitation à être justement transposée vers les médias? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’adaptation filmique (de tout temps fort courante si l’on songe à la quantité inouïe de films inspirés d’œuvres littéraires) n’est pas chose facile ou même admissible aujourd’hui lorsqu’il s’agit de l’œuvre de Samuel Beckett. |
À nos yeux, cet essai eut été lui-même illogique, incohérent et insatisfaisant s’il n’avait pas, pour parler de l’image et des médias, fait appel à ceux-ci autrement qu’avec des mots. Il s’est très rapidement avéré essentiel d’y intégrer, évidemment, des images fixes (œuvres d’art, photographies, etc.) pouvant illustrer et appuyer nos propos. |