Chapitre 1. Voir l'image, faire l'image

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comment dire —

vu tout ceci —

tout ce ceci-ci —

folie que de voir quoi —

entrevoir —

croire entrevoir —

vouloir croire entrevoir —

loin là là-bas à peine quoi —

folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi —

quoi —

comment dire —

 

comment dire1

Samuel Beckett, Poèmes

 

Lorsqu’une image se pose devant nos yeux, que se passe-t-il? Est-ce que voir une image n’implique qu’un regard? Et lorsque l’artiste veut transmettre sa vision du monde, doit-il alors tenter de reproduire ce qu’il voit? N’y a-t-il pas toujours une faille entre la vision de l’artiste et sa réalisation? Pour certains, alors, l’art ne peut que servir à montrer cette faille, cette impossibilité de traduire le réel d’un regard à un autre. Ce sera, pour Beckett, la révélation de l’art abstrait, qui devient ni plus ni moins qu’un point d’ancrage pour l’esthétique qu’il vise à atteindre en littérature, un canevas qui lui sert de référence pour « faire l’image ». Afin de mieux comprendre le processus qu’implique cette image, nous aurions pu nous tourner, comme les critiques le font souvent, du côté de Gilles Deleuze. En effet, le théoricien propose une définition de « l’image » beckettienne dans son essai « L’Épuisé2 », image qu’il contextualise dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain. Or, bien que ce choix eut été évident et pertinent, il nous importait de retourner directement aux textes ayant de près ou de loin influencé la pensée de l’auteur, c’est pourquoi nous présenterons ici quelques notions proposées par Henri Bergson dans son texte Matière et mémoire3. Ce faisant, nous verrons déjà en quoi le processus de l’image, tel que défini par le philosophe, rejoint la vision que Beckett se fait de l’art abstrait et annonce certaines des notions cinématographiques que nous découvrirons ensuite chez Eisenstein. Tout ceci, afin de mieux comprendre l’importance de l’image au cœur d’une r.évolution esthétique qui, selon nous, admet sans aucun doute le procédé de l’adaptation d’un médium à un autre sous certaines conditions.

  • 1. Samuel Beckett, « Comment dire », Poème, suivi de mirlitonnades, Paris, Éditions de Minuit, 2010 [1978], p. 27.
  • 2. Gilles Deleuze, « L’Épuisé », Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 57-106.
  • 3. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Flammarion, 2012 [1939], 352 p. 

Karl Ballmer, André Breton, Bram et Geer van Velde, Vassili Kandinsky, Pierre Tal-Coat, Alberto Giacometti, Henri Matisse, Jack B. Yeats, André Masson, Henri Hayden : ce ne sont là que quelques-uns des nombreux peintres et artistes que Beckett admirait. Plusieurs d’entre eux comptaient même parmi ses amis les plus intimes. Avec Hayden, il a partagé quelques années sombres, pendant la Deuxième Guerre mondiale; avec Giacometti, de nombreuses nuits d’insomnie dans les bars de Montparnasse.

Comme le mentionne Alice Godfroy, « le parcours beckettien s’apparente à la recherche progressive de moyens esthétiques pour attenter un procès — en mauvaise et indue forme, pourrait-on dire — à la représentation ». Cette recherche commence dès Godot, dans le cas du théâtre, et l’écrivain y met en œuvre un travail d’« hyperreprésentation ». Quel en est le résultat?

Qu’elles soient artistiques ou philosophiques, toutes ces réflexions et inspirations éclairent les fondements sur lesquels repose l’esthétique de l’image beckettienne, mais elles n’expliquent en rien par quels moyens techniques l’écrivain pourra concrétiser sa pensée. Beckett ayant une formation académique proprement littéraire et non filmique, la question se pose tout de même : comment passer de la théorie à la pratique?

La principale raison pour laquelle les puristes cherchent à interdire toute forme d’adaptation repose en apparence sur la logique beckettienne elle-même : chaque œuvre appartient au médium qu’elle tente par le fait même de déconstruire, et ne serait dès lors plus cohérente dans un autre médium.

Au-delà des échecs et des interdictions, le fait est que Samuel Beckett participa de près ou de loin à de nombreux projets d’adaptations vers un médium filmique ou télévisuel. Ces projets s’avèrent particulièrement significatifs, permettant à l’écrivain de découvrir les nouvelles possibilités qu’offre le médium choisi et ainsi d’aller plus loin dans sa vision esthétique. La version filmique de Comédie réalisée par Marin Karmitz en collaboration avec Beckett en 1966 est un cas très révélateur.

Si cette rencontre entre Karmitz et Beckett permet de mieux comprendre les enjeux essentiels du processus de l’adaptation filmique, nous verrons plus en détail comment ce passage vers un nouveau médium permet à l’écrivain d’approfondir sa pensée esthétique. Bien que celle-ci soit complexe et comporte de nombreux éléments, nous avons choisi d’examiner la fragmentation de l’image, qui se dévoile avec plus de précision à mesure qu’elle traverse son œuvre.