Remonter le fil de la faille

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Pour cerner cette r.évolution esthétique, il nous faut remonter le temps et observer de plus près ce qui est à l’origine du projet beckettien. Ce que nous développerons dans le premier chapitre — et qui servira de cadre d’analyse tout au long du présent ouvrage — repose en grande partie sur les influences de « jeunesse » de l’auteur. Ainsi, sans vouloir tomber dans une approche biographique qui tiendrait de l’anecdotique, nous espérons plutôt que cette démarche « archéologique » viendra éclairer certaines notions essentielles pour notre démonstration. Certains écrits sur la peinture abstraite, par exemple, s’avèreront non seulement un poignant témoignage de l’admiration que Beckett vouait à ses contemporains, mais ils seront surtout très révélateurs quant à sa propre vision artistique. Ce sont aussi, outre l’immense correspondance de l’auteur qui commence à peine à être partiellement rendue publique, parmi les seuls propos « théoriques » pouvant expliquer sa démarche esthétique.

 

Le premier volume de cette correspondance, The Letters of Samuel Beckett, 1929-19406, offre toutefois quelques précieux artéfacts. Le plus connu dans le milieu académique est évidemment « La lettre allemande », à laquelle nous reviendrons souvent, adressée à Axel Kaun le 7 juillet 1937. Cette lettre est sans contredit devenue célèbre parce que l’auteur y jette clairement les bases de son projet littéraire, mais nous croyons qu’elle est également incontournable en ce qu’elle situe ses aspirations dans d’autres formes d’arts. Si « La lettre allemande » révèle que la « littérature du non-mot » (LA, p. 16) s’inspire de la peinture et de la musique, c’est une autre lettre qui nous pointe dans la direction du septième art. En effet, le 2 mars 1936, Beckett adressait à Sergueï Eisenstein une demande d’admission afin d’étudier à ses côtés à la Moscow State School of Cinematography7. Le jeune écrivain, qui a alors à peine 30 ans, ne rencontrera jamais le cinéaste et n’étudiera jamais le cinéma dans une institution académique. Toutefois, il lira attentivement les théories des cinéastes russes (Eisenstein, mais aussi Poudovkin), à tel point que la critique beckettienne n’a de cesse de découvrir en quoi elles ont influencé sa façon de « faire l’image ». Nous nous engagerons également dans cette voie dès le premier chapitre, en proposant un portrait général de l’impact qu’ont pu avoir les théories du cinéma sur l’esthétique beckettienne. Afin de parvenir à en faire la démonstration, le second chapitre détaillera certaines techniques précises, que nous avons choisies dans la mesure où elles viennent appuyer le processus « abstrahisant » que Beckett souhaite mettre en œuvre. Sans omettre de situer notre démarche par rapport au contexte critique déjà existant, nous avons voulu — au même titre que pour les écrits beckettiens — retourner autant que possible aux textes originaux d’Eisenstein. Ce faisant, comme toutes les fouilles archéologiques peuvent offrir des découvertes inattendues, l’examen des techniques d’Eisenstein nous redirigera vers un art littéraire très ancien, étrangement analogue à la vision artistique de Beckett : le poème court japonais.

 

Notre enquête eut été incomplète si nous n’avions pas pris soin de creuser quelque peu le terrain de la philosophie afin d’éclairer la notion d’image. Bien que l’auteur se soit intéressé à un très grand nombre de philosophes, nous avons vite compris qu’une étude trop large aurait pu alourdir nos recherches. Encore une fois, les multiples études déjà publiées à ce sujet auront dirigé nos pérégrinations dans la direction la plus appropriée afin de comprendre la particularité de l’image que Beckett met en place, soit le texte Matière et mémoire8 d’Henri Bergson. Si l’auteur y fait allusion dans certaines lettres et si ses biographes ont depuis longtemps mis à jour la connaissance approfondie qu’il en avait (ayant eu l’occasion de l’étudier et de l’enseigner à l’université), c’est surtout en retournant au texte d’origine que nous pourrons constater à quel point les idées de Bergson résonnent à travers l’esthétique beckettienne. Ainsi, les propos du philosophe viennent décrire et expliquer le processus de la formation et de la perception de cette « image pure », telle que nous la nommerons et la retrouverons tant dans l’art abstrait, l’art filmique ou l’art japonais, et qui constitue le principal pilier de la mediaesthetica.

  • 6. Samuel Beckett, The Letters of Samuel Beckett, 1929-1940, Martha Dow Fehsenfeld et Lois More Overbeck [dir.], Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 782 p.
  • 7. Ibid., p. 317.
  • 8. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Flammarion, 2012 [1939], 352 p.