
Le laboratoire NT2 s’est donné pour mandat de renouveler les pratiques d’analyse et de favoriser une adaptation aux pratiques artistiques émergentes et aux nouvelles formes qu’empruntent les corpus littéraires, artistiques et cinématographiques. Le contexte traditionnel de production artistique fournissait au lecteur un certain nombre de figures d’autorité vers lesquelles se tourner pour obtenir des réponses, dont l’auteur. Mais depuis la déclaration formelle de la mort de l’auteur, postulat théorique forcément récupéré par les artistes dans leurs pratiques, sur quelles bases doit se fonder l’analyse? Un des axes du mandat du NT2 est l’élaboration d’une base de données des arts et littératures hypermédiatiques. Pour fins de description des œuvres répertoriées dans cette base, des mots-clés ont dû être développés qui cernent les phénomènes propres à la réalité de l’art tel qu’il s’invente à l’aide des nouveaux médias. Ces mots-clés se rapportent plus spécifiquement à des champs descriptifs bien définis, soit : la « Nature » de l’objet (œuvre, portail/répertoire, vitrine artistique ou littéraire, etc.), ses « Formes d’interactivité » (navigation à choix multiples, inscription en ligne, insertion de texte, etc.), et son « Format » (images animées, jeu vidéo, texte numérisé, etc.). D’autres champs descriptifs ont aussi été prévus, dont le champ « Auteur », qui confère une importance à l’identification de l’artiste. Ceci, nous le verrons, pose parfois problème dans le cadre du médium Internet dont un des traits caractéristiques est l’impossibilité de vérifier l’information trop abondante. Cette caractéristique est d’ailleurs exploitée par les artistes; une constante de l’art en ligne est son jeu sur la limite. Comme ces phénomènes sont plutôt inédits, la présente exploration suivra un parcours à l’aide d’exemples qui illustreront la difficulté inhérente à la volonté de tracer des limites dans un lieu qui, justement, investit la brèche, l’interstice.
Nature de l’objet
Déterminer la nature d’un site web n’est pas toujours aisé. Voici quelques exemples parmi les mots-clés que nous avons choisis pour cette catégorie : « portail/répertoire » se rapporte à un site ou support numérique offrant diverses ressources et références autour d’un domaine précis; un « site d’hébergement » est un site hébergeant plusieurs œuvres hypermédiatiques littéraires ou artistiques; une « œuvre » est un site ou support numérique offrant une œuvre littéraire, artistique ou vidéoludique. Ce dernier terme, « œuvre », pose problème : en quoi consiste une œuvre? Qui lui confère ce statut maintenant que l’intentionnalité de l’auteur n’a plus d’importance? Le site Web Rencontre Service est un exemple problématique à cet égard.
Rencontre Service se présente comme étant un site de rencontre où les utilisateurs se sélectionnent selon des critères plutôt inhabituels. Pour se décrire sur le site, les usagers doivent répondre à six questions dont : « Quelle est votre part d’idiotie? » ou « Et si c’était à refaire? ». Non seulement ces questions sont-elles ouvertes, mais en plus, le site ne permet aux usagers de répondre uniquement sous la forme de photographies ou d’images, médium dont le déchiffrage est davantage sujet à l’interprétation que le langage utilisé habituellement dans les sites de rencontre conventionnels. Les rencontres se font toujours à la cafétéria du musée du Centre Georges Pompidou. Qui plus est, le site comporte une section intitulée « Corpus », qui présente à l’internaute une sorte de manifeste, commençant par les mots « l’art est une rencontre ». En fait, Rencontre Service fonctionne de façon rudimentaire à la manière d’un site de rencontre, mais en subvertit les codes afin d’ouvrir le sens de ces rencontres (ce qui est une caractéristique du travail artistique), tout en leur incorporant des éléments qui renvoient institutionnellement au monde de l’art (musée, manifeste, etc.).
Rencontre Service pose problème au niveau du mot-clé correspondant à la « Nature » du site : est-ce une œuvre d’art, ou un site de rencontre? La créatrice du site, Karine Lebrun, étant disponible et consultable par courriel, il nous a été relativement aisé de trouver une réponse à notre question (du moins une réponse quant à son intention dans la création d’un tel site). Karine Lebrun nous a répondu par courriel : « Rencontre Service est clairement un projet artistique qui emprunte sa forme à une agence de rencontre. […] Je tiens à une certaine ambiguïté car mon projet artistique s’articule autour de la notion d’interstice et d’espace laissé vaquant par l’institution artistique. » Rencontre Service est donc, selon les dires de l’auteurs, une œuvre.
Mais, rappelons-le, la tradition a été déclassée et l’intention de l’auteur n’a plus la même autorité que par le passé : « c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur; écrire, c’est […] atteindre ce point où seul le langage agit, ‘performe’, et non ‘moi’» 1. Cette idée, si marquante dans le monde littéraire et artistique du XXe siècle, a obligatoirement poussé les artistes eux-mêmes à jouer sur le statut de l’auteur, son identité, son effacement.
Tout comme Rencontre Service était une œuvre cachée sous le couvert d’un site de rencontre, Mouchette se présente d’abord comme le site personnel d’une petite fille du même nom. L’esthétique rappelle les premières pages personnelles retrouvées sur le web, avec des arrière-plans colorés et des images animées rudimentaires. Jamais la possibilité que le site soit en fait l’œuvre d’une artiste n’est mentionnée et, par conséquent, il est impossible à l’internaute de s’adresser directement à l’artiste pour une explication. Ce site, puisqu’il joue sur la limite entre le site personnel et l’œuvre d’art, repose sur le fait d’une incertitude quand à l’identité de celui ou de celle qui l’a produit.
En fait, la spécificité du médium Internet est l’incertitude. Sur le web, toute information, qu’elle soit vraie ou fausse, controversée, fabriquée de toutes pièces, censurée, contrefaite, ambiguë ou autre, peut être publiée gratuitement et dupliquée à des centaines, voire des milliers d’exemplaires. Il est impossible d’être certain quant à la véracité d’une information véhiculée en ligne. Quoi de surprenant ensuite si les artistes web jouent sur l’incertitude, le canular, les limites? Tout comme Rencontre Service et Mouchette, Internet fonctionne d’abord sur le mode de l’ambiguïté.
La préconception principale héritée qui nous vient des média traditionnels (dont la littérature imprimée) est cette importance de l’auteur, qui ne s’applique plus dans le cyberespace. C’est ce changement de paradigme qui justifie de créer un vocabulaire spécifique à l’art hypermédiatique, utile afin de décrire ces nouveaux phénomènes. Un des défis de ce nouveau vocabulaire est de donner une plus grande part aux phénomènes de lecture et une plus petite à l’institution, qui est quasi inexistante sur internet.
Auteur
Nous l’avons mentionné, l’auteur ou l’artiste n’est pas toujours disponible ou clairement nommé dans le cas d’œuvres en ligne. C’est le cas du site Mouchette qui joue volontairement sur l’anonymat du créateur. Évidement il n’y a pas de mots-clés en ce qui concerne l’auteur dans la base de données du NT2; toutefois, le fait que le champ « Auteur » existe appelle nécessairement à une réponse, et demande que l’on se questionne sur la définition du mot. Un pseudonyme peut-il désigner un auteur? Si un même auteur se dissémine à travers le web sous une multitude de pseudonymes sans qu’on puisse, en tant que lecteur, les distinguer, peut-on y voir plusieurs auteurs différents ou un seul? Que se passe-t-il si l’œuvre n’est pas signée, pas réclamée? Que se passe-t-il si l’absence d’un auteur est essentielle à l’effet créé par l’œuvre? Ce sont des phénomènes courants sur le web et qui justifient une réflexion sur le thème de l’auteur, concept renouvelé par la conjonction entre les possibilités des nouveaux média et le contexte théorique depuis Barthes.
Spooky Robot est à la fois un site web et le nom que l’artiste qui l’a créé se donne. Comme il est aisé aux artistes de se cacher sous le couvert de l’anonymat, Spooky Robot réutilise intentionnellement les mécanismes autrefois utilisés afin de révéler l’identité de l’auteur dans le but de brouiller les pistes. Une section d’informations dans le site, explicitement présentée sous forme de paratexte, fait en réalité partie de la fiction – subversion ultime de l’institution et de l’autorité autoriale. Le texte utilisé dans ce cas est ludique plutôt qu’informatif : « This website contains my interactive artworks, and has no particular purpose or goal. Except that or turning original humans into merry androids. As many as possible » 2. Ce jeu sur le statut du paratexte rend ambiguë toute autre information trouvée sur le site, et par extension, sur le web – encore parasite-t-elle jusqu’aux modalités d’interactivité des œuvres de Spooky Robot, qui sont elles-mêmes ambiguës.
Interactivité
Dead or Alive 3 est un œuvre créée par Spooky Robot et dont les formes d’interactivité sont imprégnées, comme il se doit, d’ambiguïté. L’œuvre se présente comme une succession de tableaux qui offrent à l’internaute un choix entre deux mots ou idées, par exemple : « dead or alive », « organic or toxic », « yoga or buzz », « yes or maybe ». Chaque fois que l’internaute choisit un des deux mots en cliquant dessus, un écran noir avec l’inscription « calculating… » dans le coin inférieur droit apparaît pour quelques secondes avant l’arrivée du tableau suivant, ce qui laisse croire que les choix que l’on fait sont compilés et influencent le parcours à travers l’œuvre. Toutefois, après un long moment, on voit bien que certains tableaux se répètent et qu’il ne semble pas y avoir de conclusion ou de calcul final à l’œuvre. On en vient donc à une deuxième conclusion qui stipule que Dead or Alive n’est en fait qu’un générateur aléatoire fonctionnant à partir d’une banque limitée de tableaux, et que les choix faits par l’utilisateur ne sont pas comptabilisés.
Cet exemple incarne un autre défi lié au vocabulaire développé par le NT2 : l’interactivité doit-elle être définie selon le fonctionnement réel de l’œuvre, le code qui souvent n’est pas accessible à l’utilisateur, ou doit-elle être définie par rapport à l’impression qu’elle donne à l’utilisateur? Nous avons donc deux choix. Le premier : puisque le code de Dead or Alive donne l’illusion à l’utilisateur qu’il influence son propre parcours par ses choix, doit-on en faire un cas de navigation à choix multiples? Le second : faut-il plutôt tenter par tous les moyens d’obtenir le code et, par conséquent, l’intention du programmeur qui fait ici nouvelle figure d’auteur, et en faire plutôt un cas de simple activation puisque le parcours demeure aléatoire malgré les choix de l’utilisateur?
L’œuvre What are you? 4 fonctionne de la même manière : elle propose des choix qui, en définitive, n’influencent pas le parcours à travers l’œuvre qui est en fait gérée par un générateur aléatoire. La différence, c’est que dans le cas de What are you?, une section « info » est disponible dans le site qui explique le fonctionnement de l’œuvre : « Chaque clic lance aléatoirement une nouvelle association. » Avec Dead or Alive, il semblait logique de définir cet effet particulier d’interactivité du point de vue de son effet sur le navigateur, parce que l’intention de l’artiste n’était pas définie. Das le cas de What are you?, le fonctionnement du code est révélé, ce qui crée réellement un dilemme, puisque les deux alternatives sont possibles.
Donc, faut-il définir les formes d’interactivité en accord avec les phénomènes de réception ou de production? Dans la foulée des théories littéraires et artistiques depuis Roland Barthes, le NT2 s’est plutôt intéressé à l’effet produit sur le récepteur de l’œuvre. Ainsi, pour définir ce phénomène propre au web qu’est le soupçon (car l’utilisateur se demande de plus en plus, au fur et à mesure qu’il avance dans l’œuvre, si ses choix le mènent quelque part ou s’ils n’ont aucune influence sur son parcours), le NT2 a créé un nouveau mot-clé : « activation avec illusion de choix ».
Toutes ces questions que soulève l’art hypermédiatique sont symptomatiques d’un changement de paradigme au niveau du médium. Les habitudes de lectures ont été fermement établies, puis contestées, puis rétablies tant de fois dans le milieu de l’art et de la littérature « traditionnels » que nous ne pouvons nous en distancier spontanément pour aborder les nouvelles formes de l’art dans le contexte du médium internet. Il faut beaucoup de travail de recherche afin de développer des pratiques appropriées aux phénomènes du web et aux possibilités supplémentaires que ce médium propose à l’artiste et à son public. Il est crucial de comprendre comment ces possibilités se déploient à la croisée de l’avènement d’un nouveau médium et du contexte théorique dans lequel nous nous trouvons, l’après-mort-de-l’auteur. Comme c’est le langage qui codifie la réalité, il est donc essentiel avant tout de renouveler le vocabulaire théorique de la recherche littéraire et artistique. La description des phénomènes du web est la première étape qui permettra, dans un avenir rapproché, le développement de pratiques d’analyse plus poussées, d’une véritable sémiotique de l’hypermédia.
Bibliographie
[1] Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in Roland Barthes, Œuvres complètes, Tome II, Paris, Seuil, p. 492.
[2] http://www.spookyrobot.com/