Non sans humour, Édouard Levé (1965-2007) constatait dans son Autoportrait datant de 2005: «Bien que j’aie publié chez lui deux livres, mon éditeur continue à me présenter comme un artiste, si j’étais comptable, en plus d’être écrivain, je me demande s’il me présenterait comme un comptable». À la décharge de Paul Otchakovsky-Laurens, puisque c’est de lui qu’il s’agit, il faut admettre que, d’Oeuvres (2002) à Suicide (2008), en passant par Journal (2004) et Autoportrait donc, les textes d’Édouard Levé réservent à la littérature et à l’un de ses principaux véhicules, le livre, un sort qui justifie les réticences de l’éditeur à faire de leur auteur un écrivain. En effet, d’une part, en participant d’une forme d’écriture fragmentaire, ils renouvellent le soupçon émis par la modernité à l’encontre du concept d’œuvre, entendue comme totalité stable, génériquement identifiable et capable d’épuiser son objet; et d’autre part, dans la mesure où ils naissent de et s’inscrivent dans un contexte où l’expérience littéraire n’en finit plus de se métisser au contact d’autres pratiques sociales et artistiques (performances, interventions, lectures publiques, expositions, etc.), ils invitent à reconsidérer leur étiquetage à la lueur des rapports d’extrême proximité qu’ils entretiennent avec l’art contemporain et certains de ses procédés récurrents.
Concrètement, en se focalisant plus particulièrement sur Œuvres, catalogue d’œuvres possibles (533 entrées, assorties d'un index thématique) pensé comme un inventaire à la Perec, il s’agira d’interroger les modes d’inscription du photographique dans les textes de Levé. De fait, sans attenter de façon visible à la pureté toute abstraite du livre imprimé traditionnel et en tirant profit de l’activité imageante (Jacques Rancière) propre à la lecture, celui-ci laisse régulièrement sa pratique de la photographie interférer, in absentia, avec sa pratique de l’écriture. Dans cette perspective, on ne tentera ni de déterminer si c’est l’écrivain qui fait œuvre de photographe (ou l’inverse), ni de souligner les discontinuités et l’irréductibilité foncière du lisible et du visible; plutôt, on s’efforcera de montrer, au départ notamment des réflexions de Jacques Rancière sur ce qu’il nomme la «phrase-image», que les montages hétérogènes texte/image mobilisés par Levé interrogent le devenir contemporain de la littérature, mais aussi, plus globalement, le rapport fragilisé que nos temps entretiennent avec la réalité. (Archives)