Bergson ou la pensée philosophique derrière l’image

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Dans un espace amorphe on découpera des figures qui se meuvent18.

Henri Bergson, Matière et mémoire

 

Comme le mentionne Alice Godfroy, « le parcours beckettien s’apparente à la recherche progressive de moyens esthétiques pour attenter un procès — en mauvaise et indue forme, pourrait-on dire — à la représentation19 ». Cette recherche commence dès Godot, dans le cas du théâtre, et l’écrivain y met en œuvre un travail d’« hyperreprésentation20 ». Quel en est le résultat?

 

[A]lors que la forme reste chevillée au classicisme des trois unités, [Beckett] ne détruit pas, mais se contente de mettre en lumière, de surexposer même la représentation par une mise en abyme d’elle-même. Et ce mouvement « métacritique » enveloppe la réflexivité de la parole des personnages, « pauvre » parole qui n’exprime que sa propre faillite d’expression21.

 

Cette mise en abyme de la représentation s’inscrit dans la même logique que l’idée de métalangage dont parlait l’auteur dans « La lettre allemande », mais elle ira encore plus loin lorsqu’il s’agira de « mal voir » plutôt que de « mal dire ». C’est le cas du cinéma et de la télévision, médiums de l’image pour lesquels Beckett doit trouver les moyens intrinsèques lui permettant de mieux mettre à jour la faillite de la représentation. Avant d’examiner en détail les spécificités de ce métalangage, nous souhaitons présenter ici quelques-uns des soubassements philosophiques qui retracent en quelque sorte la conception de la structure langagière à laquelle, malgré tout, cette image appartient. À ce sujet, Anthony Uhlmann affirme que « Beckett, while developing a kind of image which would become his own in his art, was happy to make use of Bergson and others to help illustrate the kinds of aesthetic understandings necessary to taking into account how such an image might function22 ». Et bien que Henri Bergson soit loin d’être le seul philosophe dont Beckett s’imprègne (parmi lesquels on peut citer Descartes, Geulincx, Leibniz, Schopenhauer, Jung, Nietzsche, Spinoza, pour n’en nommer que quelques-uns), certains des aspects qu’il développe dans Matière et mémoire semblent intimement liés à l’esthétique de l’image telle qu’elle se présente chez l’écrivain. Toutefois, l’idée n’est pas de relire Bergson dans son ensemble, mais plutôt de présenter ici les quelques notions qui nous permettent, d’une part, de mieux cerner l’image beckettienne et, d’autre part, de lier ces considérations théoriques aux différentes techniques utilisées par Beckett pour parvenir à créer ce métalangage.

 

Selon l’hypothèse de Bergson, ce sont d’abord nos sens qui perçoivent l’image et qui transmettent cette information à notre cerveau. Ainsi, ce n’est pas seulement le regard qui est en jeu, car « sounds, smells, tastes and things touched all produce “images” to the sense organs which are interpreted by the brain23 ». Ceci fait en sorte que les images sont en premier lieu reçues comme des « sensations », avant d’être mises en contact avec un système de signes (quel qu’il soit) qui lui confère alors un « sens » (meaning). Or, entre la sensation qui la provoque et le sens qui lui sera accordé, l’image doit séjourner dans la boîte crânienne. Afin de percevoir l’image à son tour, le cerveau procède par écrans (screens). Le premier de ceux-ci est comparé à un écran de cinéma, au moment où le cerveau reçoit l’image comme une projection. Le second écran agit plutôt comme un filtre, qui sélectionne ce qui semble essentiel parmi les images reçues. Cette étape est cruciale pour le philosophe, car il soutient que nous percevons non pas en additionnant des informations, mais bien en réduisant leur nombre ou en soustrayant les informations jugées inutiles. Autrement dit, l’encéphale ne demeure pas passif comme un écran de cinéma, qui ne ferait que recevoir la projection : « it is a screen which in turn acts, and acts in two ways. It both analyses the images projected upon it and itself selects the movements it executes within its body24 ». Véritable instrument de sélection, le cerveau soustrait, découpe, isole, concentre, focalise (focus). Et c’est dans ce passage entre la chose-objet et la représentation, lors de cette transition qui s’opère dans les ténèbres de la boîte crânienne, que « l’objet pur » peut — parfois — apparaître :

 

Pour transformer son existence pure et simple en représentation, il suffirait de supprimer tout d'un coup ce qui la suit, ce qui la précède, et aussi ce qui la remplit, de n'en plus conserver que la croûte extérieure, la pellicule superficielle. […] La représentation est bien là, mais toujours virtuelle, neutralisée, au moment où elle passerait à l'acte, par l'obligation de se continuer et de se perdre en autre chose. Ce qu'il faut pour obtenir cette conversion, ce n'est pas éclairer l'objet, mais au contraire en obscurcir certains côtés, le diminuer de la plus grande partie de lui-même, de manière que le résidu, au lieu de demeurer emboîté dans l'entourage comme une chose, s'en détache comme un tableau25.

 

L’objet pur se présente alors comme une ombre, une dépouille, un fantôme, une parcelle d’image, « something less than the image26 ». Résidu immobile dans cet « espace amorphe », détaché de tout, il est pour Bergson « an existence placed halfway between the “thing” and the “representation”27 ». Nul besoin de rappeler combien il est en tout point semblable à ce qui se dévoile dans les toiles de Bram van Velde, que l’écrivain décrit comme :

 

une peinture de la chose en suspens, je dirais volontiers de la chose morte, si ce terme n’avait de si fâcheuses associations. C’est-à-dire que la chose qu’on y voit n’est plus seulement représentée comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Je n’en vois pas d’autre. (MP, p. 30)

 

Il s’agit d’un objet pur tel qu’on le croise, ça et là, dans les réalisations filmiques et télévisuelles de Beckett. Car l’auteur construit des lieux clos, sombres et vides où apparaissent des choses figées, immobiles. N’est-ce pas là une mise en abyme de ce séjour de l’entre-deux, dans les ténèbres de la boîte crânienne, le seul lieu où l’objet pur est possible? Ainsi peut-on voir des images qui se veulent moins que des images. Plutôt que des êtres, ce sont des choses mortes, comme ces fantômes qui passent lentement, silhouettes drapées, inidentifiables. Ou encore, des parcelles isolées, comme ces corps morcelés, fragmentés, désincarnés : une bouche découpée dans le néant, des visages blêmes flottant dans le noir ou un œil énorme, envahissant, mais vide. 

Not I, photogramme issu de l’adaptation télévisuelle de 1989 de l'œuvre originale de Samuel Beckett Not I (1972).
Légende: 

Not I, photogramme issu de l’adaptation télévisuelle de 1989 de l'œuvre originale de Samuel Beckett Not I (1972).

Crédits: 

© New York, What Where, Global Village

Film, photogramme issu de l’œuvre Film, 1966, scénario de Samuel Beckett, réalisation d’Alan Schneider, avec Buster Keaton.
Légende: 

Film, photogramme issu de l’œuvre Film, 1966, scénario de Samuel Beckett, réalisation d’Alan Schneider, avec Buster Keaton. 

Crédits: 

© Centre Pompidou 
/ The Samuel Beckett Estate

 

Cette façon de construire l’image serait donc en quelque sorte une tentative de résister à la représentation, car l’objet pur correspond plutôt à ce que Uhlmann appelle la « présentation » : « That is, it is something which requires interpretation, something which has not, in the manner of a representation, already been more or less completely interpreted by being drawn into a stable relation28 ». Afin de parvenir à créer une telle présentation, Beckett provoque des fissures à la surface de l’image, usant des mêmes outils qui servent habituellement à former cette image. Tel que démontré par Bergson, le cerveau procède par soustraction, il découpe, isole et concentre. Or, Beckett nous place devant des images déjà découpées, isolées, concentrées. Nous les reconnaissons, en tant qu’objets, mais le fil qui les lie à leur signifié habituel a subtilement été coupé. Par conséquent, « a presentation will not be something which we completely fail to recognize. We will recognise aspects of it: the mouth in Not I, for example, is recognised as a mouth, but the context within which mouths are usually represented is now missing29 ». Si subtile soit la faille (entre le signifiant et le signifié habituels), elle vient perturber l’ordre attendu des choses et peut alors nous entraîner vers une action inhabituelle : penser30. Loin d’être anodine, cette action de penser est bien sûr causée par la façon dont l’image est construite, mais elle transforme aussi, peut-être surtout, notre façon de percevoir et comprendre une telle image. Elle oblige un temps d’arrêt, pendant lequel l’image s’imprègne en nous, s’ancre dans notre mémoire alors même que notre quête de sens active cette dernière. Ainsi, elle apparaît à peine — toujours « évanouissante » — mais ne disparaît jamais. Toujours moindre, « toujours plus longue et pâle à mesure. Sans s’effacer tout à fait. Sous l’œil qui la survole31 ». Voilà comment l’image exerce son plein pouvoir et se rapproche alors de la quête de l’artiste, comme nous le rappelle Uhlmann :

 

Simple representation does not produce or require thought. Art, in whatever medium it might exist, stimulates thought in the interpretant, and one way in which it does this is by producing images that are on their way to being signs but are not yet or no longer signs32.

 

Par sa manière de façonner l’image, Beckett transforme non seulement notre façon de percevoir celle-ci, mais certains vont jusqu’à dire que cette logique esthétique « extends our understanding of what an image is and can do to literature, drama and audiovisual media33 ». Plus encore, il chambarde notre rapport à l’art, nous obligeant à voir la faillite que cache cette relation au réel dont toute forme de création artistique doit se libérer, non sans oublier qu’elle demeure une « expression artistique ». Terrible aporie dont Beckett est parfaitement conscient et qui forme l’essence même de son esthétique :

 

Je n’ignore pas qu’il ne nous manque plus maintenant, pour amener cette horrible affaire à une conclusion acceptable, que de faire de cette soumission, de cette acceptation, de cette fidélité à l’échec, une nouvelle occasion, un nouveau terme de rapport, et de cet acte impossible et nécessaire un acte expressif, ne serait-ce que de soi-même, de son impossibilité, de sa nécessité. Et ne pouvant aller jusque là, je sais que je me place, et avec moi peut-être un innocent, dans ce qu’on appelle encore, si je ne me trompe, une situation peu enviable, familière aux psychiatres. Qu’est-ce en effet que cette surface colorée qui n’était pas là avant? Je ne sais pas, n’ayant jamais rien vu de pareil. Cela semble sans rapport avec l’art, en tout cas si mes souvenirs de l’art sont exacts. (TD, p. 30)

  • 18. Henri Bergson, op. cit., p. 80.
  • 19. Alice Godfroy, « Beckett / Deleuze », Acta Fabula, vol. 9, no 4, avril 2008, http://www.fabula.org/revue/document4066.php (8 mai 2010).
  • 20. Isabelle Ost, Samuel Beckett et Gilles Deleuze. Cartographie de deux parcours d'écriture, Bruxelles, Saint-Louis Facultés universitaires, coll. « Lettres », 2008, 444 p.
  • 21. Alice Godfroy, op. cit.
  • 22. Anthony Uhlmann, Samuel Beckett and the philosophical image, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 30.
  • 23. Henri Bergson, cité dans ibid., p. 3.
  • 24. Henri Bergson, cité dans ibid., p. 9.
  • 25. Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 76.
  • 26. Ibid., p. 12.
  • 27. Henri Bergson, cité dans ibid., p. 8.
  • 28. Anthony Uhlmann, op. cit., p. 53.
  • 29. Ibid.
  • 30. C’est là que repose aussi le concept de l’image-temps chez Deleuze, qui s’appuie sur le même ouvrage de Bergson. Il emprunte l’expression d’image-temps au souvenir proustien : « un petit morceau de temps à l'état pur ».
  • 31. Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Éditions de Minuit, 2002 [1953], p. 57.
  • 32. Anthony Uhlmann, op. cit., p. 21.
  • 33. Ibid., p. 2.