L’exemple de Comédie

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Au-delà des échecs et des interdictions, le fait est que Samuel Beckett participa de près ou de loin à de nombreux projets d’adaptations vers un médium filmique ou télévisuel. Ces projets s’avèrent particulièrement significatifs, permettant à l’écrivain de découvrir les nouvelles possibilités qu’offre le médium choisi et ainsi d’aller plus loin dans sa vision esthétique. La version filmique de Comédie réalisée par Marin Karmitz en collaboration avec Beckett en 1966 est un cas très révélateur. Tout comme la version télévisuelle de Not I réalisée par la BBC en 1976 et la version télévisuelle de What Where (intitulée Was Wo) réalisée neuf ans plus tard en collaboration avec la télévision allemande (Süddeutsche Rundfunk - SDR)57, cette adaptation filmique s’inspire d’une pièce de théâtre écrite après le point tournant de 1963 (dont nous avons parlé en introduction), où l’esthétique de la fragmentation de l’image est hautement présente. Ceci, dès lors, rend encore plus évidente la compatibilité nécessaire entre l’œuvre et le support envisagé pour l’adaptation. Mais, nous venons de le dire, cette familiarité esthétique à elle seule n’est pas suffisante, comme le prouve l’incapacité de la BBC à adapter la même pièce pour la télévision en 1976. Qu’a fait Marin Karmitz en 1966, que l’équipe de la BBC n’aura pas su faire à peine dix ans plus tard? Dans une entrevue accordée au quotidien Libération en 2000 à l’occasion d’une exposition, le réalisateur se souvient que dès leurs premières conversations, Beckett et lui se seraient entendus sur le fait qu’ils souhaitaient tous deux abandonner totalement l’idée d’un théâtre filmé et qu’ils ont dès lors réfléchi à ce que le cinéma, l’image et le montage pouvaient apporter de plus à la pièce originale. L’extrait qui suit est à cet égard des plus probants :

 

Le contexte est celui des années 60. J'étais jeune cinéaste, obsédé par ce qui tournait autour du langage, en particulier tel qu'il était utilisé dans le Nouveau Roman. La question était de savoir si on pouvait aller dans le cinéma jusqu'à l'écran noir, question qui se posait également en peinture à la même époque58.

 

Non seulement Karmitz s’inspire de la démarche littéraire des contemporains de Beckett, mais il partage aussi le questionnement de ce dernier sur l’art, cherchant le moyen d’atteindre une déconstruction formelle au cinéma et se demandant jusqu’à quelle extrême limite celle-ci pouvait bien se rendre. Il travaillera en collaboration avec l’auteur et, sans aller jusqu’au noir total, ensemble ils parviendront — entre autres — à une composition d’image dont le fragile équilibre repose sur la technologie utilisée : « Notons encore que la qualité des noirs et blancs de ce film est si précise qu’une diffusion télévisuelle était impossible à l’époque, comme aujourd’hui encore, et que Beckett était déjà contre le principe de le montrer sur une télévision dans sa fabrication même59 ». Ainsi, loin de se contenter de filmer une représentation théâtrale de Comédie, les deux artistes ont volontairement choisi de s’attaquer à une particularité cinématographique, exploitant son potentiel au maximum.

 

Ils feront de même avec le son, ce qui ne fut pas sans peine. Car, déjà, la pièce originale exigeait un débit de paroles si rapide que de nombreux metteurs en scène et comédiens jugeaient les indications de Beckett exagérées, relevant presque de la torture. Souhaitant atteindre un rythme encore plus accéléré, humainement impossible, l’écrivain semble convaincu que la technologie lui permettra de relever un tel défi :

 

Mais le flux verbal obtenu n'était pas encore assez rapide pour Beckett. On a donc été chercher une machine, qui avait été mise au point au département de recherches de l'ORTF, chez Pierre Schaeffer, et qui permettait d'accélérer les sons sans changer le niveau des voix — ce qui semble aujourd'hui le B.A.-ba de la musique électronique était alors compliqué, la machine n'était pas fiable, etc. Mais on est arrivé à un rythme satisfaisant, une bande musicale que les acteurs ont alors dû dire deux fois et demi, en play-back60.

 

Il s’agit en fait d’un phonogène, breveté en 1951 par Pierre Schaeffer (aussi inventeur de la « musique concrète », l’ancêtre de la musique électroacoustique). L’équipe de Karmitz tente pour la première fois de manipuler des voix avec cette nouvelle technologie, jusque-là utilisée uniquement avec des sons et des bruits. Pour relever le défi lancé par Beckett, ils devront d’abord enregistrer chaque acteur individuellement, replacer les voix dans l’ordre grâce au montage, couper tous les silences et réduire les espaces entre chaque voix. Puis, à l’aide du phonogène, accélérer le rythme sans perdre les tonalités originales. Mais pour que le tout fonctionne avec l’image, les acteurs ont ensuite dû jouer leur texte devant les caméras en synchronisant leurs lèvres au rythme de la bande sonore ainsi créée. Il s’agit donc d’un travail de déconstruction sonore, qui se jumelle aussi à une mise en pratique de la fragmentation de l’image, où le spectateur retrouve sans grande surprise la plupart des éléments annoncés précédemment. Ainsi, ce n’est plus le projecteur qui isole, découpe et concentre notre attention sur les trois visages prisonniers de la scène; c’est par le cadrage et le montage, alliant plan large et extrême gros plan, que l’image se fragmente ici. Cette vision est totalement différente de la Comédie originale, où le projecteur se fixe sur un visage à la fois, alternant de l’un à l’autre durant presque toute la pièce. On ne doit voir les trois visages simultanément qu’à deux reprises. Alors que Katherine Weiss remarque que le projecteur agit sur scène comme le regard autoritaire d’une caméra, Karmitz évite le piège du mimétisme technique. Sa caméra ne se contente pas de se fixer sur un personnage à la fois, emprisonnant seulement le visage. Graley Herren nous offre ici une description très précise de la déconstruction visuelle que le réalisateur opère, non sans sacrifier une partie de la mise en scène originale :

 

The film begins by displaying all three heads identically on screen — same size, same lighting. However, only a few seconds in this parity is replaced by rapid image variations. Sometimes the three appear in standard medium close-up, other times in long-shot so distant that they are barely recognizable as heads, and still other times in such extreme close-up that the face fills the entire frame. Most startling, the three faces frequently appear at varying distances all at once, so that the silent player might barely be visible in long-shot, another more discernible in medium-shot, while the speaker takes up a third of the screen in close-up61.

 

Ce sont là, sans aucun doute, des choix de cadrage qui n’ont rien d’anodin. La multiplication des plans et le jeu sur la profondeur du champ visuel sont bien entendu des moyens de fragmenter l’image — moyens d’ailleurs très semblables au montage sériel tel que décrit par Eisenstein. Tel est aussi le cas de l’extrême gros plan, sans contredit un héritage direct du théoricien russe, même s’il prend une signification particulière chez Beckett. Voilà précisément ce que nous approfondirons dans les chapitres qui suivent.

 

Photographie issue de l’adaptation filmique de Comédie, réalisée par Marin Karmitz en collaboration avec Samuel Beckett en 1966, inspirée de l’œuvre originale de l’auteur (Play, 1963).
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Photographie issue de l’adaptation filmique de Comédie, réalisée par Marin Karmitz en collaboration avec Samuel Beckett en 1966, inspirée de l’œuvre originale de l’auteur (Play, 1963).

Crédits: 

© Carlier/Gebauer, 2005 

 

  • 57. Notons qu’à ce moment, la SDR a déjà produit les versions allemandes de plusieurs pièces télévisuelles de l’auteur.
  • 58. Marin Karmitz, interviewé par Elisabeth Lebovici, « “Comédie”, où Beckett et Karmitz pistent leur premier cri », Libération, 17 juin 2000, http://www.liberation.fr/culture/0101336937-comedie-ou-beckett-et-karmitz-pistent-leur-premier-cri (15 octobre 2012).
  • 59. La diffusion télévisée détruirait cet équilibre parce que pour des raisons techniques, le noir « parfait » est impossible à la télévision.
  • 60. Marin Karmitz, interviewé par Elisabeth Lebovici, op. cit.
  • 61. Graley Herren, op. cit., p. 178.