La question de l’adaptation

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Rather than judging screen adaptations by an exacting standard of fidelity, we scholars need to train our critical ears to appreciate this different music46.

Graley Herren, Samuel Beckett’s Plays on Film and Television

 

La principale raison pour laquelle les puristes cherchent à interdire toute forme d’adaptation repose en apparence sur la logique beckettienne elle-même : chaque œuvre appartient au médium qu’elle tente par le fait même de déconstruire, et ne serait dès lors plus cohérente dans un autre médium. Plusieurs se bornent à citer son biographe officiel, James Knowlson, qui rapporte que Beckett aurait souhaité interdire toutes les adaptations de ses pièces pour le petit ou le grand écran, refusant « que son œuvre soit ainsi transposée pour un support médiatique qui n’est pas celui prévu au départ47 ». Mais cette affirmation remonte au début des années 1960, juste avant que l’auteur n’ait l’occasion de manipuler ces mêmes médias. Or, à partir du moment où il conçoit des œuvres pour le cinéma et la télévision, Beckett démontrera un grand intérêt pour les questions d’adaptation filmique. Dès 1967, son biographe rapporte que les sollicitations d’adaptations pour le cinéma ou la télévision se font de plus en plus nombreuses, et que, « si en règle générale il [Beckett] refuse son autorisation, cette position de principe souffre cependant quelques exceptions. Ses décisions sont toujours fondées sur la compatibilité de l’œuvre et du support envisagé48 ». Ce changement de position ne fera que s’assouplir avec le temps, puisque :

 

pendant les quinze ans qu’il lui reste à vivre il va autoriser diverses adaptations de ses textes en prose, surtout lorsqu’elles sont effectuées par des gens dont il connaît le travail. Lorsqu’il donne ainsi son assentiment (quitte à revenir sur un premier refus), il choisit généralement de participer à l’adaptation et s’applique avec un intérêt qu’il ne cherche pas à dissimuler à résoudre les problèmes qu’elle pose49.

 

Plus encore, au-delà de la précision et la générosité des conseils qu’elles contiennent, la plupart de ses interventions se terminaient par une remarque faisant preuve d’une grande compréhension à l’égard du travail d’autrui, à qui il accordait finalement une totale liberté. « My notes are no more than suggestions and have no pretentions to finality50 », écrivait-il à Alan Schneider qui adaptait La dernière bande51 pour la chaîne télévisée BBC en 1972. Si nous ne pouvons conclure qu’une telle ouverture d’esprit soit synonyme de carte blanche pour tous les réalisateurs et vienne ainsi légitimer leur travail, nous verrons que les adaptations font partie de la démarche beckettienne — démarche que les films d’aujourd’hui ont, par conséquent, le potentiel de poursuivre.

 

Sur quoi repose ce potentiel, au juste? Et comment positionner les adaptations actuelles par rapport à la démarche de l’auteur? Peut-être existe-t-il certaines règles implicites que sous-tendent les décisions prises par Beckett devant les nombreuses propositions d’adaptation? Voilà ce que nous tenterons de cerner, car si certains projets sont considérés comme des réussites — la technologie permettant même parfois de réaliser des exploits impossibles au théâtre — d’autres adaptations furent si décevantes aux yeux de Beckett qu’il s’opposa à leur diffusion. C’est le cas, par exemple, de la tentative d’adaptation télévisuelle de la pièce Play (Comédie) réalisée par la BBC en 1976. Bien que l’œuvre originale puisse certainement être jugée compatible avec le support choisi (comme le prouvent les autres adaptations filmiques que nous étudierons plus loin), cette tentative est plutôt considérée comme une simple captation audio-visuelle de la représentation théâtrale, tel que le mentionne cette note de la BBC : « This play is at present running at the Royal Court Theatre and this will be a straight film version of the theater production, approx. 20 minutes long52 ». Beckett n’hésite pas à exercer son droit de veto pour interdire la diffusion de ce projet, laissant ainsi deviner ce que l’on pourrait appeler un premier principe : interdiction de transposer une œuvre sans la soumettre à une réflexion sur ce nouveau langage, sans explorer les limites de ce médium. Force est d’admettre qu’un tel travail n’est pas toujours possible, car il arrive aussi qu’un nouveau support médiatique compromette l’essence de l’œuvre d’origine. C’est la raison pour laquelle certains projets n’ont même pas vu le jour, comme l’adaptation filmique de la pièce radiophonique Cendres53, pourtant proposée par le célèbre Ingmar Bergman. Ici, le médium d’origine soulève un questionnement sur son principal outil : la voix. Bien qu’elle ait le pouvoir de produire d’innombrables images mentales, tant chez l’auditeur que chez le personnage que l’on entend soliloquer, cette voix ne permet aucune certitude quant à ce qui est réel ou imaginaire. Ainsi, le même questionnement porté au cinéma ne fonctionnerait plus et mettrait en péril le fondement même de la pièce, comme l’affirme Beckett en justifiant son refus : « Cendres repose sur une ambiguïté : le personnage a-t-il une hallucination ou est-il en présence de la réalité? La réalisation scénique54 détruirait l’ambiguïté55 ». Subséquemment, en plus d’une affinité flagrante entre le support original et celui envisagé, le passage vers un médium de l’image (celui du cinéma ou de la télévision) nécessite au moins une autre condition sine qua non, soit le respect de la logique interne de l’œuvre originale. Il existerait donc deux règles, interdépendantes, comme le confirme aussi Graley Herren à partir de son étude de deux adaptations (Comédie et Was Wo), soulignant que celles-ci partagent « the same fundamental principals about how best to transfer a play from stage to screen, exploiting film’s technical capacity while preserving the spirit of the original56 ». 

  • 46. Graley Herren, Samuel Beckett’s Plays on Film and Television, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 196.
  • 47. James Knowlson, Beckett, version française de Damned to fame: The Life of Samuel Beckett, traduit de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Solin Actes Sud, 1999, p. 641.
  • 48. Ibid., p. 690.
  • 49. Ibid., p. 794.
  • 50. Samuel Beckett, cité par Graley Herren, op. cit., p. 190.
  • 51. Samuel Beckett, La dernière bande, version française de Krapp’s Last Tape [1958], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 9-77.
  • 52. Note de la BBC (WAC T51/350/1), citée par Graley Herren, op. cit., p. 176.
  • 53. Samuel Beckett, Cendres, version française de Embers [1959], traduit par Robert Pinget et l’auteur, La dernière bande suivi de Cendres, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 35-72.
  • 54. Le terme « scénique » porte ici à confusion, Samuel Beckett faisant bel et bien référence à une adaptation filmique non envisageable, et non à une adaptation théâtrale.
  • 55. Samuel Beckett, cité par Rosemary Pountney, « Embers: An Interpretation », Marius Buning et Lois Oppenheim [dir.], Samuel Beckett Today / Aujourd’hui, « Beckett in the 1990’s », Amsterdam, Rodopi, 1993, p. 270.
  • 56. Graley Herren, op. cit., p. 171.