Chapitre 2. L'art du fragment

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Fin fond du néant

au bout de quelle guette

l’œil crut entrevoir

remuer faiblement

la tête le calma disant

ce ne fut que dans ta tête1.

Samuel Beckett, mirlitonnades

 

Beckett’s famous aesthetic, « wholeness -in- fragmentariness » […], echoes Eisenstein’s artistic principles in filming which were inspired by haiku and other Japanese art forms2.

Mariko Hori Tanaka, « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories »

 

Si, à première vue, les films d’Eisenstein — toujours très ancrés dans un contexte social, historique et politique — semblent bien loin de l’esthétique « abstrahisante » beckettienne, les points communs entre les démarches respectives de ces deux artistes sont toutefois révélateurs. Parmi ceux-ci, notons la très haute importance qu’ils accordent à la perception de l’image, mais aussi à la structure et au langage de chaque médium artistique, soulevant de profondes réflexions sur sa forme, sa construction, ses limites et cherchant le moyen d’inventer une méthode afin de mener ce médium à son paroxysme. Pour le théoricien russe, l’art de la cinématographie repose en majeure partie sur le montage, considéré comme la syntaxe permettant de créer un tout cohérent à partir de ses fragments. Mais pour en arriver aux fragments, essentiels, Eisenstein cherche des outils du côté de la littérature. En effet, si Beckett se tourne vers le cinéma pour faire avancer sa pensée, inversement, le cinéaste reconnaît l’apport majeur de la littérature dans sa quête esthétique : « I consider that besides mastering the elements of filmic diction, the techniques of the frame, and the theory of montage, we have another credit to list — the value of profound ties with the traditions and methodology of literature3 ». Ainsi puise-t-il entre autres dans de très anciennes traditions japonaises, tel le kabuki et le haïku, dont il transpose ensuite les techniques tant dans sa pratique que dans ses théories sur le cinéma. Ce sont ces inspirations, réappropriées et réinvesties d’un artiste à l’autre, qui nous permettront de mettre en lumière ce perpétuel dialogue entre la littérature et le cinéma, qui fait partie de l’œuvre beckettienne et au sein duquel les adaptations actuelles devraient faire entendre leur voix. 

  • 1. Samuel Beckett, Poème, suivi de mirlitonnades, Paris, Éditions de Minuit, 2010 [1978], p. 36.
  • 2. Mariko Hori Tanaka, « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], Samuel Beckett Today / Aujourd'hui, Samuel Beckett: Endlessness in the year 2000 / Fin sans fin en l’an 2000, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002, p. 324.
  • 3. Sergeï Eisenstein, Film Form, essays in film theory [1949], édité et traduit par Jay Leyda, New York, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, 1977, p. 17. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention FF.

De Basho à Minghella, en passant par Eisenstein et Beckett, il semble que l’art de la fragmentation résonne à travers un seul mot : haïku. Forme brève et minimaliste — « la plus courte du monde » selon plusieurs — sobre mais complexe, ce poème japonais se lit en un seul souffle au rythme de ses trois petits vers comptant respectivement cinq, sept puis cinq syllabes dans leur version d’origine.

Ce point de vision, c’est donc un souci minutieux porté au plus petit détail, isolé, découpé et combiné à un autre détail, le tout provoquant ainsi l’apparition d’une image mentale elle-même associée aux émotions et sensations évoquées par le poème. Aux yeux du théoricien russe, cette façon particulière de combiner des fragments (afin de faire jaillir une représentation « invisible ») offre un parallèle très clair avec le langage cinématographique : « From our point of view, these are montage phrases. Shot lists.

Si, grâce à la combinaison d’éléments indépendants, le montage participe à la construction d’une forme par sa fragmentation, il ne faut pas oublier le rôle incontournable qu’y joue le gros plan et son lien, là encore, avec la poésie. Car le haïku se construit par fragments, mais chacun d’entre eux se voit magnifié comme par un invisible zoom. Pourquoi? Parce que, de cette façon, « l’attention se centre sur un ou deux détails à même de dire la totalité d’un ensemble — la partie devient le tout ».

Nombreux sont les critiques à avoir déjà souligné l’esthétique fragmentaire et minimaliste de l’œuvre beckettienne, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou autre. Les « late plays », créées durant la même période que les œuvres médiatiques, semblent marquer un point tournant vers une fragmentation de plus en plus extrême, comme nous l’avons mentionné au chapitre un. Plusieurs des critiques qui se sont penchés sur le travail médiatique de l’auteur ont également lié cet esthétisme aux théories d’Eisenstein.

Nous l’avons mentionné précédemment, la fragmentation de l’image — visuelle ou autre — n’est pas exclusive aux œuvres médiatiques, même si nous remarquons un point tournant à partir de 1963. Les pièces de théâtre citées au chapitre un (Oh les beaux jours, Comédie, Pas moi) en sont des exemples marquants. Le langage scénique (décor, costume, éclairage, etc.) est alors mis au service du morcèlement des corps, dont il ne reste bien souvent que la tête ou la bouche.

Inévitablement, puisqu’elle prend part à l’esthétique beckettienne, la fragmentation de l’être ne se limite pas à la scène. Elle est également — et même d’abord, si l’on considère la chronologie de l’œuvre — présente dans les œuvres romanesques ou textuelles de l’auteur, à travers la déchéance, le démantèlement, l’incertitude et l’inconsistance de nombreux personnages.

Des corps qui se fragmentent, jusqu’à n’être plus que des têtes. Des miettes de conscience qui s’envolent et sombrent dans le vide dès que le souffle d’une bouche boueuse s’élève. Il semble que cette abstraite poussière d’être humain soit la conséquence d’un processus esthétique très rarement noté en littérature, et que Max Bense décrit ainsi :