La peinture abstraite, origines d’une esthétique de l’image

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Est peint ce qui empêche de peindre4.

Samuel Beckett, Peintres de l’empêchement

 

Karl Ballmer, André Breton, Bram et Geer van Velde, Vassili Kandinsky, Pierre Tal-Coat, Alberto Giacometti, Henri Matisse, Jack B. Yeats, André Masson, Henri Hayden : ce ne sont là que quelques-uns des nombreux peintres et artistes que Beckett admirait. Plusieurs d’entre eux comptaient même parmi ses amis les plus intimes. Avec Hayden, il a partagé quelques années sombres, pendant la Deuxième Guerre mondiale; avec Giacometti, de nombreuses nuits d’insomnie dans les bars de Montparnasse. Au-delà de l’anecdote biographique, ce qui lie Beckett à l’art (et plus particulièrement à la peinture) est une véritable vision esthétique. Cette vision prend naissance bien avant la consécration que lui valut En attendant Godot5 et l’auteur l’exprime dans sa correspondance, bien sûr, mais aussi publiquement, par des articles rédigés pour Cahiers d’art ou encore pour la revue Transition à l’occasion de nouvelles expositions. Aujourd’hui rassemblés aux Éditions de Minuit en deux différents ouvrages (Trois dialogues6 et Le monde et le pantalon suivi de Peintres de l’empêchement), ces textes présentent non seulement les idées de l’auteur sur l’art de son époque mais, selon Édith Fournier, « ils reflètent aussi, peut-être surtout, la conception que Samuel Beckett s’était forgée de l’écriture et de son art en tant qu’écrivain7 ». À un point tel, d’ailleurs, que le critique et historien d’art Georges Duthuit — avec qui il dialogue au sujet de Tal-Coat, Masson et Bram van Velde — en vient à dire : « Mais c’est là un point de vue violemment extrême et personnel, qui ne nous aide en rien au sujet de Tal-Coat » (TD, p. 14). C’est là, précisément, ce qui nous aide aujourd’hui à mieux comprendre les origines de l’esthétique beckettienne et le lien étroit qu’elle entretient avec ce que l’on pourrait appeler une philosophie de l’image.

 

Que disait Beckett qui parut aux yeux de Duthuit si violemment extrême et personnel? Il saluait des peintres révolutionnaires comme Matisse et Tal-Coat qui, tout en reconnaissant qu’un créateur soit contraint au domaine du possible (autrement dit l’art figuratif), s’en détournent « avec dégoût » et tentent de se défaire des chaînes de la représentation. Selon Beckett, « ce dont la peinture s’est libérée, c’est de l’illusion qu’il existe plus qu’un objet de représentation, peut-être même de l’illusion que cet unique objet se laisse représenter » (PE, p. 56). Par conséquent, la révolution picturale se doit de dévoiler cette profonde contradiction : « L’expression du fait qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer » (TD, p. 14). Ainsi, dans la vision que Beckett se fait de l’art abstrait, le processus créatif lui-même ne peut être entièrement annihilé — même si l’artiste y aspire — et se voit contraint d’exprimer ce vide, ce néant qui — par définition — devrait rendre toute création impossible. Cette vision paradoxale s’il en est une fera peu à peu son chemin depuis les propos que Beckett émet sur l’art des autres jusque dans sa pratique artistique personnelle, qu’elle soit littéraire ou proprement visuelle. C’est d’ailleurs ce que remarque James Acheson8 en soulignant que le premier narrateur du roman Molloy9 (écrit à peu près à la même période que Trois dialogues) est soumis à une contrainte identique, et se voit obligé d’écrire sans savoir pourquoi. « Cependant je ne travaille pas pour l’argent. Pourquoi alors? Je ne sais pas10 ».

 

Voilà donc en quoi Duthuit avait peut-être vu juste, car ce que l’auteur dit ici à propos de la peinture de Tal-Coat résume ni plus ni moins le paradoxe au cœur de toute l’œuvre beckettienne : dire l’impossibilité de dire. De la même façon, la peinture abstraite serait l’ultime tentative de donner en spectacle l’échec de la représentation. « Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade » (PE, p. 56). Le véritable artiste serait donc celui qui parvient à représenter non pas ce qui est irreprésentable, mais bien ce qui empêche de représenter, ou l’échec de la représentation : « Est peint ce qui empêche de peindre » (PE, p. 57). Ainsi, on comprend mieux pourquoi Beckett est si admiratif lorsqu’il parle de Bram van Velde : 

Bram van Velde, Sans titre, 1936-1941, gouache sur carton.
Légende: 

Bram van Velde, Sans titre, 1936-1941, gouache sur carton, 125,8 x 75,8 cm.

Crédits: 

© Centre Pompidou

 

J’estime que Bram van Velde est le premier à s’être départi de cet automatisme esthétisé, le premier à se soumettre entièrement à cette incoercible absence de rapport que lui vaut l’absence de termes ou, si vous préférez, la présence de termes inaccessibles, le premier à admettre qu’être un artiste c’est échouer comme nul autre n’ose échouer. (TD, p. 29)

 

Mais cet art de l’échec est-il si évident à comprendre? Est-ce également ce que les contemporains de Beckett retiennent de l’art abstrait? L’extrait du dialogue suivant entre le critique d’art et l’écrivain démontre à quel point une telle interprétation pouvait laisser perplexe :

 

Duthuit : Un moment. Dois-je entendre par là que la peinture de Bram van Velde est inexpressive?
Beckett : (quinze jours plus tard) — Oui.
Duthuit : Est-ce que vous saisissez l’absurdité de ce que vous avancez là?
Beckett : Je l’espère. (TD, p. 25)

 

Si la peinture « inexpressive » de Bram van Velde semble absurde aux yeux de Duthuit, notons l’hésitation de Beckett à adhérer à une telle affirmation, hésitation que lui-même souligne en indiquant qu’il ne répond que quinze jours plus tard et en ajoutant qu’il « espère » saisir la portée de tels propos. S’agit-il d’ironie ou de doute sincère? Il n’en demeure pas moins que cette mise en œuvre de l’échec constitue la véritable quête que l’auteur annonçait déjà en 1937 dans La lettre allemande :

 

Il s’agit simplement d’inventer une méthode quelconque nous permettant de représenter par des mots cette posture ironique face au mot. C’est dans cette dissonance entre les moyens et l’utilisation que nous pourrons peut-être sentir un souffle de cette musique ultime ou de ce silence qui est à la base de tout11.

 

Cette « chronique d’un échec annoncé » se sera-t-elle concrétisée? Nombreux sont ceux qui, encore aujourd’hui, s’étonnent autant que Duthuit face à la posture beckettienne, s’arrêtant toujours à l’étiquette de l’absurde — le boulet de Godot, victime de son époque. Or, s’il est une chose que le parallèle avec la peinture abstraite vient éclairer, c’est bien cette ambiguïté. Certes, une pièce comme Godot s’apparente en de nombreux points à ce théâtre de l’absurde où il y a un refus du réalisme, une absence de lieu et de temps définis, un langage qui exprime le vide et l’incohérence de notre existence. Cependant, ces mêmes caractéristiques sont également annonciatrices du paradoxe beckettien — moins marquées ici que dans les dernières pièces ou les derniers textes, puisque tous s’entendent pour dire que la démarche de l’auteur évolue vers une détérioration de plus en plus extrême.

 

Il en résulte que l’échec annoncé comme un projet artistique se concrétise de mieux en mieux (ou de pire en pire) au fil des œuvres. Voilà qui éclaire en quelque sorte les derniers textes de l’auteur, que plusieurs ont jugé obscurs et incompréhensibles. Pourtant, le travail de sape commence très tôt, tel qu’en témoignent des textes comme L’Image12 et Comment c’est13, tous deux écrits dans les années 1950. Par une absence quasi-totale de ponctuation (un seul point à la fin, aucune virgule, etc.), ces textes proposent déjà un sublime brouillage esthétique et tentent de montrer l’échec du langage en partie grâce à un extrême dénuement de sa forme. Puis, avec ses phrases dépassant rarement les trois mots, un texte comme Cap au pire (version originale anglaise intitulée Worstward Ho) — dont le titre est lui-même des plus évocateurs — s’avère à la fois affirmation et démonstration de l’échec de la représentation par le langage : « All of old. Nothing else ever. Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better14 ».

 

Plus qu’une simple inspiration, l’art abstrait semble avoir légué à Beckett une véritable obsession esthétique. Dans Aesthetica. Introduction à la nouvelle esthétique, un ouvrage majeur rédigé entre 1954 et 1982, le philosophe et essayiste Max Bense affirme que « le paradoxe de la prose beckettienne réside dans le fait qu’elle vise en permanence à annuler le processus esthétique, c’est-à-dire la formation des signes, le mouvement expressif ou bien le mouvement significatif15 ». Et si Bense étudie brièvement ce qu’il nomme le « processus abstrahisant » chez Beckett, Pascale Casanova y consacre un ouvrage entier, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire16. La critique littéraire est sans équivoque : « Beckett a introduit en littérature une subversion aussi radicale que celle de Duchamp en art : il a inventé l'art littéraire abstrait. Entreprise si attentatoire aux credos de la profondeur qu'on n'a su appliquer à son œuvre que l'idée la plus rebattue de la poésie qu'il avait passé sa vie à refuser17 ».

Légende: 

Marcel Duchamp, Fontaine ou Urinoir, 1917-1964, faïence blanche recouverte de glaçure céramique et de peinture.

Crédits: 

© Centre Pompidou

 

  • 4. Samuel Beckett, Le monde et le pantalon [1945-1946], suivi de Peintres de l’empêchement [1948], Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 57. Désormais, les références à ces textes seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention MP ou PE.
  • 5. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1952], 136 p.
  • 6. Samuel Beckett, Trois dialogues, version française de Three Dialogues [1949], traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1998, 30 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention TD.
  • 7. Édith Fournier, citée dans MP, p. 9.
  • 8. James Acheson, Samuel Beckett’s Artistic Theory and Practice, New York, St. Martin’s Press, 1997, p. 162-182.
  • 9. Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1994 [1951], 239 p.
  • 10. Ibid., p. 7.
  • 11. Samuel Beckett, « La lettre allemande » [1937], Objet Beckett, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007 [1983], p. 15.
  • 12. Samuel Beckett, L’image, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1959], 17 p.
  • 13. Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1961], 228 p.
  • 14. Samuel Beckett, « Worstward Ho » [1983], Selections. 2009: Company; Ill seen ill said; Worstward ho; Stirrings still, Londres, Faber, 2009, n. p. Nous avons préféré la version originale anglaise, plus évocatrice dans ce contexte.
  • 15. Max Bense, Aesthetica. Introduction à la nouvelle esthétique, traduit de l’allemand par Judith Yacar, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 230.
  • 16. Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, 170 p.
  • 17. Ibid., quatrième de couverture.