Comment parvenir à « faire l’image »? L’influence du cinéma
Il est très difficile de faire une image pure, non entachée, rien qu’une image, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à l’indéfini comme à l’état céleste34.
Gilles Deleuze, L’Épuisé
Qu’elles soient artistiques ou philosophiques, toutes ces réflexions et inspirations éclairent les fondements sur lesquels repose l’esthétique de l’image beckettienne, mais elles n’expliquent en rien par quels moyens techniques l’écrivain pourra concrétiser sa pensée. Beckett ayant une formation académique proprement littéraire et non filmique, la question se pose tout de même : comment passer de la théorie à la pratique? Car s’il peut trouer le langage littéraire, c’est parce qu’il en connaît tous les rouages, mais peut-on en dire autant du langage de l’image, celui propre au cinéma ou à la télévision? Encore une fois, il n’est pas étonnant de constater que l’écrivain s’intéresse à des créateurs qui non seulement connaissent et utilisent le médium avec lequel il souhaite travailler, mais qui — surtout — sont aussi reconnus pour leurs réflexions sur ce médium. En effet, dès 1935, on peut lire dans sa correspondance de longs passages où il relate sa découverte des ouvrages de Rudolf Arnheim, Sergueï Eisenstein et Vsevolod Poudovkin, des théoriciens et cinéastes qui ont grandement marqué l’histoire du cinéma. Notons qu’à cette époque, Eisenstein est déjà reconnu pour ses techniques de montage, qui feront école. Son célèbre film Le cuirassé Potemkine35 a été réalisé en 1925, et fut consacré « meilleur film de tous les temps » lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. En plus de son apport fondamental en tant que cinéaste, Eisenstein a aussi légué nombre d’écrits théoriques sur le septième art encore incontournables aujourd’hui, tels que ceux rassemblés dans The Film sense36 et Film form37. Non seulement savons-nous que Beckett s’intéresse à ces écrits théoriques, mais sa correspondance révèle qu’en mars 1936, il va jusqu’à adresser une lettre directement à Eisenstein, le priant de pouvoir étudier à ses côtés à la Moscow State School of Cinematography :
I have no experience of studio work and it is naturally in the scenario and editing end of the subject that I am most interested. It is because I realise that the script is function of its means of realisation that I am anxious to make contact with your mastery of these, and beg you to consider me a serious cineaste worthy of admission to your school. I could stay a year at least38.
Cette lettre demeurera à jamais sans réponse. Notre rôle n’est pas d’imaginer ici ce qu’aurait pu être la carrière de Beckett si le cinéaste avait donné suite à cette demande, mais plutôt, à l’instar de certains critiques, de déceler les indices de l’influence d’Eisenstein dans l’œuvre qui s’ensuivit.
Dans un article intitulé « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories », Mariko Hori Tanaka affirme que, loin de rester de simples rêves de jeunesse, cette recherche théorique « did not only influence Beckett’s later visual works, in which “montage” and camera work play important roles, but it also helped him to develop his artistic vision39 ». Plus encore, le critique examine quelques-unes des techniques décrites et utilisées par Eisenstein, et qui sont indéniablement présentes dans l’œuvre de Beckett : extrême gros plan, synesthésie, montage sériel. Ce sont là, nous le verrons en détail dans les chapitres qui suivent, les moyens par lesquels l’écrivain parvient à construire l’image par fragmentation, lui permettant ainsi de mettre en pratique cette pensée esthétique que nous avons cernée précédemment. Bien entendu, puisque « faire l’image » traverse l’esthétique beckettienne d’un bout à l’autre, non seulement ces techniques sont-elles centrales dans ses réalisations médiatiques (cinéma, télévision), mais nous en décelons aussi des traces évidentes dans ses œuvres littéraires et plus particulièrement théâtrales. Martha Fehsenfled remarque comment Beckett procède à un rétrécissement extrême du champ visuel et une focalisation intense sur le visage, laquelle évolue en s’amoindrissant de plus en plus au fil du temps dans ses œuvres théâtrales comme Oh les beaux jours40, Pas moi41 ou Comédie42. Cette concentration visuelle ne passe pas alors par l’œil de la caméra (grâce au zoom in ou à l’extrême gros plan, par exemple), mais elle fonctionne en pervertissant les outils propres au théâtre : Winnie ensevelie jusqu’au cou dans sa butte de sable, les trois personnages de Comédie enfermés eux aussi jusqu’au cou dans des jarres et dont la parole est contrôlée par un jet de lumière, ou encore la « bouche » de Pas moi isolée dans un coin de la scène inondée de noirceur.
Nous retrouvons alors l’image fragmentée telle que l’annonçait Bergson : découpée, isolée, concentrée. Une image manipulée par l’entremise des éléments scéniques (décor et éclairage dans les cas mentionnés), puisque nous sommes au théâtre. Or, ceux-ci agissent comme on le fait habituellement au cinéma, en cadrant l’image, en dirigeant le regard vers l’objet, plutôt qu’en offrant au regard la possibilité de se diriger là où bon lui semble. Selon Katherine Weiss, le regard autoritaire du projecteur tel qu’utilisé dans Comédie, ciblant un personnage à la fois et capturant le regard du spectateur, s’apparente directement au langage cinématographique, créant un pont entre les spectateurs et la scène :
Cameras, through techniques such as close-ups, panning and slow motion, help an audience to see more than they would with the naked eye. […] Like a camera, the spotlight works to capture the images on stage and places the audience in the framed image43.
Jean Antoine-Dunne est pour sa part sans équivoque, stipulant que cette utilisation précise et particulière de l’éclairage serait incontestablement liée aux théories d’Eisenstein. Dans Comédie comme dans bien d’autres pièces, la lumière incarne à la fois un protagoniste et un principe esthétique, à travers lequel Beckett peut interroger notre rapport à l’art. Elle transforme notre façon de percevoir l’image, elle sélectionne un personnage, découpe son corps, en isole les contours, en fait un objet pur — ou encore ce qu’Eisenstein nomme une « idée-image » (idea-image). C’est précisément ce que vise le montage chez Eisenstein, procédé technique qui est selon lui au cœur de l’esthétique cinématographique et sans contredit la raison pour laquelle il est convaincu que le médium du film « brought to fulfillment the promise of all other art forms44 ». Comme l’expliquait Bergson, l’objet pur oblige un temps d’arrêt afin d’être interprété, afin que le cerveau puisse passer de la perception vers la mémoire, puis enfin vers la réflexion. C’est là, en quelque sorte, le cheminement que suit l’image chez Eisenstein :
Light as used by Beckett is a condensation of a filmic process involving the dialectical interplay of sonic and visual elements. The common denominator that joins these filmic elements is at the core of Eisenstein’s experiments with film montage and is based in what is at the origin of montage, that is, the innate tendency of the human mind to « leap to a conclusion ». Montage’s simulation of this mental process, which Eisenstein in Film Sense relates to the reassembling of memory fragments, results in the mind’s enthrallment45.
Bien entendu, l’héritage d’Eisenstein deviendra encore plus évident lorsque nous pénétrerons dans le monde télévisuel et cinématographique créé par Beckett. Or, les indices que nous venons de retracer dans certaines pièces de théâtre s’avèrent parfois doublement significatifs. Non seulement ces pièces contiennent-elles, déjà, les éléments clés de la fragmentation de l’image, mais quelques-unes d’entre elles feront également l’objet d’adaptations filmiques réalisées par Beckett ou avec sa participation. Cela, il va sans dire, mérite d’être mis en perspective afin de repositionner les adaptations filmiques actuelles — trop souvent mises au ban des études beckettiennes.
- 34. Gilles Deleuze, « L’Épuisé », op. cit., p. 71.
- 35. Sergueï Eisenstein, Le cuirassé Potemkine, Moscou, production Goskino, 1925, 70 min.
- 36. Sergueï Eisenstein, The Film Sense [1942], édité et traduit par Jay Leyda, New York, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, 1975, 279 p.
- 37. Sergueï Eisenstein, Film Form. Essays in Film Theory [1949], édité et traduit par Jay Leyda, New York, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, 1977, 288 p.
- 38. Samuel Beckett, The Letters of Samuel Beckett, 1929-1940, Martha Dow Fehsenfeld et Lois More Overbeck [dir.], Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 317.
- 39. Mariko Hori Tanaka, « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], Samuel Beckett Today / Aujourd'hui, Samuel Beckett: Endlessness in the year 2000 / Fin sans fin en l’an 2000, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002, p. 324.
- 40. Samuel Beckett, « Oh les beaux jours », version française de Happy Days [1961], Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, traduits par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 9-77.
- 41. Samuel Beckett, « Pas moi », version française de Not I [1973], Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, op. cit., p. 79-95.
- 42. Samuel Beckett, Comédie, version française de Play [1964], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 8-35.
- 43. Katherine Weiss, « Perceiving bodies in Beckett’s Play », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], op. cit., p. 188.
- 44. Jean M. B. Antoine-Dunne, « Beckett and Eisenstein on light and contrapuntal montage », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], op. cit., p. 315.
- 45. Ibid., p. 316.