La figure du non-moi
va-et-vient dans l’ombre, de l’ombre intérieure à l’ombre extérieure
du soi impénétrable au non-soi impénétrable en passant par ni l’un ni l’autre58.
Samuel Beckett, « Ni l’un ni l’autre », Pour finir encore et autres foirades
Des corps qui se fragmentent, jusqu’à n’être plus que des têtes. Des miettes de conscience qui s’envolent et sombrent dans le vide dès que le souffle d’une bouche boueuse s’élève. Il semble que cette abstraite poussière d’être humain soit la conséquence d’un processus esthétique très rarement noté en littérature, et que Max Bense décrit ainsi :
[S]i on prend Beckett au mot, il n’y a en fin de compte plus de message, plus de communication, il ne reste véritablement plus que des Nouvelles et textes pour rien. La réalité esthétique des mots donne libre cours à la réalité physique de son être, sans se préoccuper de la perte de signification qui en découle et il s’avère que cela aussi porte la marque d’un processus esthétique. Il s’agit du plus haut degré de non-identité de la chose et de la signification […]59.
Nous l’avons bien vu, cette esthétique « abstrahisante » détruit tout sur son passage. Ou presque… Car, finalement, sur cette route sombre longée de ruines, une chose seule et isolée survit : l’image. Soufflée par la voix, par la mémoire, même informe et invisible, elle apparaît. Loin d’être réservée exclusivement aux œuvres proprement visuelles (conçues pour le cinéma ou la télévision), l’image est centrale chez Beckett. Dans l’extrait ci-contre, Garin Dowd, professeur et auteur de Abstract Machines. Samuel Beckett and Philosophy After Deleuze and Guattari60, nous rappelle que cette image (à la fois intangible et presque matérielle) évolue d’abord à travers l’œuvre textuelle de l’auteur.
C’est ce que nous avons souhaité démontrer dans le présent chapitre, avant de déterminer au cours du prochain et dernier chapitre comment Beckett exprimera son esthétique « abstrahisante » à travers les médias et en quoi ceux-ci lui offrent des outils répondant parfois plus aisément aux besoins particuliers de sa pensée. Et ce, afin de questionner et positionner les adaptations cinématographiques actuelles d’une manière plus féconde.
- 58. Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 79.
- 59. Max Bense, Aesthetica. Introduction à la nouvelle esthétique, traduit de l’allemand par Judith Yacar, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 230-231.
- 60. Garin Dowd, Abstract Machines. Samuel Beckett and Philosophy After Deleuze and Guattari, Amsterdam/New York, Rodopi, 2007, 319 p.