Les trois petits détails. De l’importance du montage

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Ce point de vision, c’est donc un souci minutieux porté au plus petit détail, isolé, découpé et combiné à un autre détail, le tout provoquant ainsi l’apparition d’une image mentale elle-même associée aux émotions et sensations évoquées par le poème. Aux yeux du théoricien russe, cette façon particulière de combiner des fragments (afin de faire jaillir une représentation « invisible ») offre un parallèle très clair avec le langage cinématographique : « From our point of view, these are montage phrases. Shot lists. The simple combination of two or three details of a material kind yields a perfectly finished representation of another kind — psychological » (FF, p. 32). L’image se forme ainsi tel un casse-tête, par l’agencement de pièces minuscules qui, individuellement, ne laissent pas présager le résultat final. Plus encore, le poète brouille en quelque sorte son propre tableau ou — du moins — tend vers une représentation plus abstraite. En effet, selon Corinne Atlan et Zéno Bianu, « la grammaire particulière du haïku nourrit d’autres ambivalences. Ainsi, le “collage” de plusieurs idéogrammes — dont la fonction grammaticale reste “flottante” — ouvre la porte à plusieurs sens, révélant du même coup une palette d’interprétations11 ». Voilà où le lecteur entre en jeu, puisant à même cette palette afin de compléter l’expérience du haïku. L’émotion que le poème suscite, sans même la nommer, se voit en quelque sorte rehaussée par ce brouillage esthétique, comme le souligne Eisenstein lorsqu’il affirme que « the finely ground edges of the intellectually defined concepts formed by the combined ideograms are blurred in these poems, yet, in emotional quality, the concepts have blossomed forth immeasurably » (ibid.). La pratique du montage, sur laquelle repose en majeure partie l’esthétique cinématographique chez Eisenstein, s’appuie sur les mêmes principes de combinaison et d’interprétation. C’est à partir de la collision de plans indépendants ou parfois même opposés que naîtrait l’idée (FF, p. 49). D’où l’importance de la fragmentation, condition sine qua none afin de produire un tel effet. Tout comme l’émotion implicite que le haïku fait jaillir chez le lecteur, le sens n’est pas inhérent au plan, bien au contraire. Il apparaît à l’extérieur du plan, au-delà de notre regard.

 

L’exemple classique est celui d’une séquence placée juste après la célèbre scène des escaliers d’Odessa, dans Le Cuirassé Potemkine, où Eisenstein combine trois gros plans de différentes statues de marbre représentant des lions.

Légende: 

Sergueï Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (extrait), Moscou, production Goskino, 1925, 70 min.

 

Le premier lion est endormi, le second s’éveille et le troisième se lève. Individuellement, chaque lion ne signifie rien de particulier. Or, le montage permet de créer une séquence qui, par la combinaison de ces trois gros plans, offre au spectateur une nouvelle dimension ou comme l’écrit Eisenstein, « an embodiment of a metaphor: “The very stones roar!” » (FF, p. 253). Cette métaphore constitue donc une nouvelle image, qu’on ne voit pas mais que l’on s’imagine, et qui elle-même se lie à une idée : le peuple opprimé peut — comme le marbre rugissant — se révolter. Le théoricien explique comment, pour atteindre ce résultat, le cinéma doit passer d’une structure narrative à une structure plus globalisante :

 

Stride by stride — a leap from dimension to dimension. A leap from quality to quality. So that in the final accounting, rather than in a separate episode (the baby-carriage), the whole method of exposing the entire event likewise accomplishes its leap: a narrative type of exposition is replaced (in the montage rousing of the stone lion) and transferred to the concentrated structure of imagery. Visually rhythmic prose leaps over into visually poetic speech. (FF, p. 171)

  • 11. Ibid., p. 21.