Morcèlement textuel
Pour finir encore crâne seul dans le noir lieu clos
front posé sur une planche pour commencer40.
Samuel Beckett, Pour finir encore
Inévitablement, puisqu’elle prend part à l’esthétique beckettienne, la fragmentation de l’être ne se limite pas à la scène. Elle est également — et même d’abord, si l’on considère la chronologie de l’œuvre — présente dans les œuvres romanesques ou textuelles de l’auteur, à travers la déchéance, le démantèlement, l’incertitude et l’inconsistance de nombreux personnages. Lorsque les corps ne sont pas déjà concentrés dans leur cime, ils se fragmentent grâce à une désarticulation pour le moins étrange de leurs membres : « Son corps humain se décomposait en deux segments égaux. Ceci grâce au fléchissement des genoux qui raccourcissait l’inférieur. Par une rampe de cinquante pour cent sa tête frôlait le sol41 ». Peu à peu, le narrateur abandonne ce corps dysfonctionnel pour s’emprisonner (et le lecteur avec lui) dans un lieu clos, circulaire et sombre : « Je m’en voudrais d’insister sur ces antinomies, car nous sommes bien entendu dans une tête42 ». La plupart du temps, il semble bien que, comme sur scène, la tête ne puisse être entièrement annihilée dans (ou par) le texte : « Dans le crâne tout disparu. Tout? Non. Disparition de tout ne se peut. Jusqu’à disparition de la pénombre. Dire alors seuls disparus les deux. Dans le crâne un et deux disparus. Hors du vide. Hors des yeux. Dans le crâne tout disparu sauf le crâne43 ». Nous constatons que dans de nombreux romans, nouvelles, poèmes et autres recueils de Têtes-mortes ou autres foirades, Beckett dessine çà et là la « figure » (au sens propre et au figuré) du non-moi.
Là encore, la disparition progressive du corps semble aller de pair avec une tentative de dé-réalisation et la mise en évidence de l’ironie du processus d’écriture : « Je nais dans la mort, si j’ose dire. Telle est mon impression. Drôle de gestation. Les pieds sont sortis déjà, du grand con de l’existence. […] Ma tête mourra en dernier. […] Mon histoire arrêtée je vivrai encore. […] C’est fini pour moi. Je ne dirai plus je44 ». Un peu comme le fameux « Je est un autre » de Rimbaud, le narrateur beckettien ne cesse de nous rappeler que son « je » est mort, qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’un « mensonge » comme le disait Beckett à propos des mots. Un mensonge que le texte doit dire, malgré tout, sans anéantir les mots, car cela ne serait « [p]as le meilleur pire. Néant pas le meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. […] Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire. A défaut du bien pis que pire. L’imminimisable moindre meilleur pire45 ». L’auteur doit dire le meilleur pire, mais toujours en nous rappelant que la « conscience parlante » qui s’exprime n’est que le reflet de cette faillite du langage — existant malgré tout, même lorsque l’on tente de l’anéantir. L’aporie se présente aussi dans L’Innommable, où le narrateur emprunte encore parfois le nom de ses personnages (Malone, Murphy, Molloy, Worm, etc.), mais finit par se rendre lui aussi à l’évidence :
[I]l faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, […] il faut continuer, […] là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer46.
Et si le texte tente de dire à la fois l’impossibilité et l’obligation de dire, il en va de même pour l’être qui y prend place, incapable de ne pas exister malgré cet indéniable désir de disparaître : « La chose qui m’intéressait moi, […], c’était la supination cérébrale, l’assoupissement de l’idée de moi et de l’idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu’on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse47 ». Toute l’œuvre de Beckett est traversée par ces êtres étranges, dont le profond désir de « non-être » se reflète dans un corps morcelé et désarticulé, bien plus semblable aux portraits de Picasso qu’à de réels êtres humains.
C’est cet être abstrait que le texte présente, certes, au lecteur, parfois même au point de tenter de dépeindre un corps invisible :
Corps nu blanc fixe un mètre hop fixe ailleurs. […] Pieds blancs invisibles talons joints angle droit. Yeux seuls inachevés donnés bleus bleu pâle presque blanc. […] Mains blanches invisibles pendues ouvertes creux face. […] Tête boule bien haute yeux bleu pâle presque blanc bing murmure bing silence. Bouche comme cousue fil blanc invisible48.
Nous lisons d’abord « corps nu blanc », mais ce corps se divise ensuite et ne nous offre plus que des morceaux : pieds, yeux, mains, tête, bouche. L’attention se concentre sur ces détails, magnifiés et combinés comme le ferait le poète japonais — présentés comme une série de gros plans rappelant ceux d’Eisenstein. L’image ainsi dessinée n’a rien d’une représentation réelle, puisque la plupart de ces fragments corporels sont invisibles : « pieds blancs invisibles », « mains blanches invisibles », etc. Que pouvons-nous encore « voir » de cette « tête boule bien haute »? Des yeux, bien sûr, mais « seuls » et « inachevés ». Pourquoi? Sans doute parce que ces yeux nous rappellent qu’ils ont besoin d’autre chose pour « voir » entièrement, pour achever la perception de l’image qui se trouve devant eux. C’est, d’une part, le postulat des haïkistes et des cinéastes qui s’attendent à ce que l’image pure se construise dans notre imagination — derrière et non pas devant notre regard — achevant ce que les « yeux seuls inachevés » ne peuvent pas voir. D’autre part, c’est aussi ce que souligne Bergson en affirmant qu’« [i]l faut tenir compte de ce que percevoir finit par n'être plus qu'une occasion de se souvenir » (MM, p. 107). Et pour se souvenir, pour « faire l’image », le texte a apparemment besoin que le silence soit interrompu par une voix qui « parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir49 ». Arrive alors la voix de la mémoire, cet insondable et invisible fragment de l’être, dont on ne peut nier ou annihiler l’existence. Car la mémoire constitue, selon Bergson, « le point de contact entre la conscience et les choses, entre le corps et l’esprit » (MM, p. 106). Si le corps participe au processus de la perception de l’image (en tant que transmetteur), seule la mémoire permet d’en compléter le cycle. Mais l’auteur souhaite-t-il véritablement compléter ce cycle?
Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne vois pas mais je l’entends là-bas derrière. C’est dire le silence. Quand elle s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c’est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l’art et la manière50.
L’art et la manière, ou encore les moyens et l’utilisation… Alors ce serait la voix de la dissonance, celle que cherchait Beckett lorsqu’il parlait d’une méthode pour donner forme à une littérature du silence, affirmant que « [c]’est dans cette dissonance entre les moyens et l’utilisation que nous pourrons peut-être sentir un souffle de cette musique ultime ou de ce silence qui est à la base de tout51 ». La mémoire, tel ce Souffle invisible, tels les silences dans la musique de Beethoven, se fait entendre sans qu’on ne la voie pour mieux « faire l’image ».
Quand elle n’est plus capable de dire, à « proprement » parler, « [l]a langue se charge de boue52 ». Peut-être pour mieux dissoner, comme si, face à sa propre incapacité de dire, le texte n’aspirait plus qu’à une chose, en effet, « faire l’image » : « la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à présent c’est fait j’ai fait l'image53 ». Ainsi, à l’ombre de ce corps en morceaux qui hante l’œuvre beckettienne se cache très souvent cette voix de la mémoire (d’ailleurs aussi présente au théâtre), qui a précisément pour rôle de dicter, de ressasser ou d’inventer des souvenirs : « À quelqu’un sur le dos dans le noir une voix égrène un passé. Question aussi par moments d’un présent et plus rarement d’un avenir54 ». Voilà la voix de la mémoire, indéniablement liée au temps, mais aussi aux images car, selon Bergson :
Tout doit donc se passer comme si une mémoire indépendante ramassait des images le long du temps au fur et à mesure qu'elles se produisent, et comme si notre corps, avec ce qui l'environne, n'était jamais qu'une certaine d'entre ces images, la dernière, celle que nous obtenons à tout moment en pratiquant une coupe instantanée dans le devenir en général. (MM, p. 119)
Dire cette langue insignifiante, incapable de représenter quoi que ce soit de réel, voilà donc l’ultime tentative de l’auteur; « trouer le langage » afin de nous montrer que, sous la surface de cette langue, il ne se cache probablement rien, ou rien qui vaille : « Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit55 ». Mais si Beckett cherche à nous faire percevoir « l’objet pur », une non-représentation, un non-être, quelque chose d’abstrait, alors cette voix de la mémoire peut-être se charge-t-elle de boue pour mieux faire faillir les souvenirs? De cette façon, il n’y aurait plus que des trous, creusés à même le sol boueux du langage : « ma vie dernier état mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée dans la boue brefs mouvements du bas du visage pertes partout56 ». Enfin, il n’y aurait plus de passé,
[m]ais un long aujourd’hui sans avant ni après, lumière ni ombre, depuis ni jusque, la vieille demi-conscience d’où effacée, et de quand, et de quoi, mais de ces sortes de choses encore, se confondant en une seule, et allant s’effaçant, jusqu’à plus rien, il n’y eut jamais rien, ne peut jamais rien y avoir, vie et mort rien de rien, cette sorte de chose, rien qu’une voix rêvant et marmonnant tout autour, ça c’est quelque chose, la voix jadis dans votre bouche57.
- 40. Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, Paris, Éditions de Minuit, 2010 [1978], p. 9.
- 41. Samuel Beckett, « Assez » [1966], Têtes-mortes, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 41-42.
- 42. Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, Paris, Éditions de Minuit, 1991 [1955], p. 57.
- 43. Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 32.
- 44. Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Union générale d’édition, 10/18, 1970 [1951], p. 182.
- 45. Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 41.
- 46. Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Éditions de Minuit, 2002 [1953], p. 213.
- 47. Samuel Beckett, L’image, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1959], p. 21.
- 48. Samuel Beckett, « Bing » [1966], Têtes-mortes, op. cit., p. 62.
- 49. Samuel Beckett, Compagnie, version française de Company [1979], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 7.
- 50. Samuel Beckett, « Assez » [1966], op. cit., p. 33.
- 51. Samuel Beckett, « La lettre allemande » [1937], Objet Beckett, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007 [1983], p. 15.
- 52. Samuel Beckett, L’image, op. cit., p. 9.
- 53. Ibid., p. 24.
- 54. Samuel Beckett, Compagnie, op. cit., p. 8.
- 55. Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 7.
- 56. Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Éditions de Minuit, 2009 [1961], p. 10.
- 57. Samuel Beckett, « D’un ouvrage abandonné », version française de From an Abandoned Work [1956-1957], traduit de l’anglais par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l’auteur, Têtes-mortes, op. cit., p. 28-29.