La synecdoque cinématographique et le rôle du gros plan

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Si, grâce à la combinaison d’éléments indépendants, le montage participe à la construction d’une forme par sa fragmentation, il ne faut pas oublier le rôle incontournable qu’y joue le gros plan et son lien, là encore, avec la poésie. Car le haïku se construit par fragments, mais chacun d’entre eux se voit magnifié comme par un invisible zoom. Pourquoi? Parce que, de cette façon, « l’attention se centre sur un ou deux détails à même de dire la totalité d’un ensemble — la partie devient le tout12 ».

 

Les montagnes au loin —

reflet dans les prunelles

d’une libellule13

 

Voilà « la danse frémissante de la partie et du tout14 », le fameux pars pro toto ou synecdoque qu’Eisenstein souhaite reproduire. Aux yeux du théoricien, c’est par le pars pro toto que l’expression filmique peut échapper au piège de la simple représentation, car « in regard to the action as a whole, each fragment-piece is almost abstract. The more differentiated they are, the more abstract they become, provoking no more than a certain association » (FF, p. 60-61). Parmi les différents types de plans possibles, le gros plan permettrait une fragmentation encore plus « abstrahisante ». Ainsi devinons-nous déjà pourquoi, vu son potentiel d’abstraction, le gros plan sera si important chez Beckett. Plus encore, dans l’histoire du cinéma, ce choix esthétique est en fait révélateur d’un positionnement, voire d’une certaine révolution artistique. Dans son ouvrage Film as art, Rudolf Arnheim rappelle que même si le gros plan était possible dès les débuts de la photographie ou de la cinématographie, un tel procédé était impensable puisque les limites du cadre devaient respecter le réalisme de la représentation. Il souligne d’ailleurs que l’arrivée de ce genre de procédé au sein d’un médium comme le cinéma est très significatif : « That sections and isolated details could be used creatively was a revolution, the same revolution that had to take place for all the other features of the film medium before it could become art15 ». Le gros plan s’avère donc bien plus qu’un procédé technique, il incarne une vision artistique — comme le fait le haïku.

 

Cette vision artistique se distingue de celle qui, selon Eisenstein, caractérise la cinématographie occidentale, ou plus particulièrement américaine, à la même époque. Ce dernier souligne que l’utilisation du gros plan s’avère alors, pour les Américains, un moyen de déterminer un point de vue, orientant le spectateur vers ce que le réalisateur veut montrer, vers une image déjà interprétée. À l’inverse, le gros plan tel qu’utilisé par les Russes (du moins, ceux qui sont de la même école de pensée qu’Eisenstein) s’attache à la valeur, au potentiel émotionnel et sensoriel que peut communiquer l’image, dont la qualité s’accentue à mesure que celle-ci se concentre — comme dans le haïku. La juxtaposition de plusieurs gros plans chez Eisenstein, contrairement à l’accumulation quantitative qu’en feraient les cinéastes américains, fait naître une image implicite, invisible et symbolique, dont la signification n’est pas donnée d’avance, tel que nous l’avons vu précédemment avec la séquence des lions. De sorte que ce n’est pas une image prédigérée que le réalisateur tente de créer par le pars pro toto, mais bien une sensation ou une émotion qu’il veut provoquer chez le spectateur et qui nécessite l’implication active de ce dernier afin d’être transformée en image mentale, puis interprétée. Bien sûr, nous ne pouvons nier que, pour Eisenstein, cette vision artistique remplit aussi une visée politique : « We, our epoch — sharply ideal and intellectual — could not read the content of a shot without, before all else, having read its ideological nature, and therefore find in the juxtaposition of shots an arrangement of a new qualitative element, a new image, a new understanding » (FF, p. 245). Mais au-delà de cette considération socio-historique, l’utilisation du gros plan joue un rôle esthétique propre au médium du film. Rudolf Arnheim rappelle que, contrairement à d’autres formes d’art — comme le théâtre — où notre champ de vision est presque sans limite et où notre regard est libre d’aller dans la direction de notre choix, l’image filmique est définitivement délimitée par les marges du cadre16. Par conséquent, « the film artist is forced — has the opportunity — to make a selection from the infinity of real life17 ». Et plus cette « sélection » se concentre sur un détail par l’entremise du gros plan, plus l’artiste transgresse les règles du réalisme. De tels propos peuvent, à l’aube du XXIe siècle, paraître évidents. Pourtant, le théoricien pose ici une distinction essentielle entre le cinéma comme médium visuel et le cinéma comme art visuel : tout réalisateur se sert des outils qu’impose la forme, sans pour autant parvenir à créer une œuvre d’art. Les réalisateurs qui y arrivent (et qu’Arnheim appelle « film artists ») sont sans doute ceux qui savent que :  

 

The delimitation of the image is as much a formative tool as perspective, for it allows of some particular detail being brought out and given special significance; and, conversely, of unimportant things being omitted, surprises being suddenly introduced into the shot, reflections of things that are happening « off » being brought in18.

 

Il nous semble alors que, par l’entremise du cadrage, le « film artist » suit les étapes qui mènent peu à peu vers l’objet pur tel que le décrivait Bergson. Le gros plan deviendrait donc la tentative la plus évidente, puisque « the true virtue of the delimited image appears from the “close-up”. […] The close-up not only helps the artist give an enlargement of something which would not be obvious as a mere detail of a long shot […] but it also takes some characteristic feature out of the whole19 ».

 

Bien qu’Eisenstein ait choisi de mettre ses découvertes au service d’une idéologie politique, il n’en demeure pas moins que celles-ci sont d’abord liées à des préoccupations artistiques. Sa façon de construire l’image et d’utiliser le médium du cinéma pour en faire un véritable septième art fait encore école aujourd’hui. Les méthodes que nous venons de présenter rappellent et reproduisent le processus de la perception de l’image tel qu’expliqué par Bergson, nous invitant à porter attention à ce même processus. Selon Arnheim, cela vient encore une fois distinguer le médium de l’art, car :

 

Art begins where mechanical reproduction leaves off, where the conditions of representation serve in some way to mold the object. And the spectator shows himself to be lacking in proper understanding when he is satisfied to notice merely the content […].  He must be prepared to turn his attention to the form and to be able to judge how [the objects] are depicted20.

 

Dans cette perspective, l’art n’existerait que dans la mesure où notre perception de l’œuvre s’avère aussi « expansionnelle21 » que celle du lecteur face au haïku. Non seulement la dimension interprétative est-elle essentielle, mais il est aussi attendu du percepteur (spectateur ou lecteur) qu’il prenne conscience à la fois de l’objet représenté et des conditions de cette représentation.

 

La démarche de Beckett s’inscrit bien entendu dans cette perspective, et ses œuvres médiatiques n’y échappent pas. Bien au contraire, elles sauront, sans doute encore mieux que les autres genres, concrétiser ce que l’esthétique « abstrahisante » sous-entend : la mise en évidence de l’échec de la représentation. C’est, du moins, ce que nous espérons démontrer dans le chapitre trois. Pour y parvenir, nous verrons d’abord — en terminant le présent chapitre — comment cette esthétique se dessine à travers les œuvres scéniques et textuelles de l’auteur, où la fragmentation et la perception de l’image tiennent déjà un rôle majeur. 

  • 12. Ibid., p. 9.
  • 13. Buson Yosa, cité par ibid., p. 10.
  • 14. Corinne Atlan et Zéno Bianu, op. cit., p. 16.
  • 15. Rudolph Arnheim, Film as Art, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 76.
  • 16. Ibid., p. 73.
  • 17. Ibid.
  • 18. Ibid., p. 73-74.
  • 19. Ibid., p. 79.
  • 20. Ibid., p. 57-58.
  • 21. Corinne Atlan et Zéno Bianu, op. cit., p. 12.