Fragmentations beckettiennes

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La tête telle que d’abord dite mal dite22.

Samuel Beckett, Cap au pire

 

Nombreux sont les critiques à avoir déjà souligné l’esthétique fragmentaire et minimaliste de l’œuvre beckettienne, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou autre. Les « late plays », créées durant la même période que les œuvres médiatiques, semblent marquer un point tournant vers une fragmentation de plus en plus extrême, comme nous l’avons mentionné au chapitre un. Plusieurs des critiques qui se sont penchés sur le travail médiatique de l’auteur ont également lié cet esthétisme aux théories d’Eisenstein. Par exemple, Antoine-Dunne montre que l’utilisation des techniques d’éclairage et de montage « contrapuntal » par Beckett est directement empruntée au cinéaste russe, mais il ne mentionne que brièvement son lien avec le pars pro toto sans pour autant s’attarder à l’importance du gros plan23. D’autres commentateurs, à l’instar d’Enoch Brater24 ou de Véronique Védrenne25 ont remarqué que cette technique est centrale pour Beckett, qu’elle sert son esthétique fragmentaire tant sur scène qu’au cinéma ou à la télévision, tout en omettant de noter qu’elle est un héritage d’Eisenstein. À notre avis, non seulement cette fraternité de pensée apporte un éclairage essentiel, mais le parallèle avec la poésie japonaise s’avère des plus révélateurs. À ce sujet, seule l’étude de Mariko Hori Tanaka, « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories26 », propose une telle lecture. Selon Tanaka, « Beckett’s late minimalist work further shares with haiku the art of condensing a momentary vision into the briefest of forms, which in haiku corresponds to three short lines27 ». Chose certaine, force est d’admettre que, si ces influences transforment visiblement les œuvres théâtrales de l’auteur, elles laissent aussi leurs traces dans nombre de ses œuvres textuelles. Comment la fragmentation s’y déploie-t-elle et comment se lie-t-elle aux préoccupations beckettiennes?

 

Nous croyons qu’en faisant intervenir chacun des aspects détaillés jusqu’ici afin de cerner la construction de l’image pure (que ce soit à l’aide des notions artistiques, philosophiques, cinématographiques ou poétiques qu’elle sous-tend), nous serons en mesure de démontrer en quoi cette façon de « faire l’image » apparaît à différents degrés tout au long de l’œuvre de Beckett, suivant l’évolution de son esthétique « abstrahisante ». 

  • 22. Samuel Beckett, Cap au pire, version française de Worstward Ho [1983], traduit de l’anglais par Édith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 24.
  • 23. Jean M. B. Antoine-Dunne, « Beckett and Eisenstein on light and contrapuntal montage », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], op. cit., p. 315-323.
  • 24. Enoch Brater, Beyond Minimalism. Beckett’s late style in the theater, New York, Oxford University Press, 1987, p. 74-111.
  • 25. Véronique Védrenne, « Images beckettiennes : De la mise en scène du corps à l’effacement du sujet dans “Trio du Fantôme” », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], op. cit., p. 331-338.
  • 26. Mariko Hori Tanaka, op. cit., p. 324-330.
  • 27. Ibid., p. 328.