Morcèlement scénique

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Corps: 

Nous l’avons mentionné précédemment, la fragmentation de l’image — visuelle ou autre — n’est pas exclusive aux œuvres médiatiques, même si nous remarquons un point tournant à partir de 1963. Les pièces de théâtre citées au chapitre un (Oh les beaux jours, Comédie, Pas moi) en sont des exemples marquants. Le langage scénique (décor, costume, éclairage, etc.) est alors mis au service du morcèlement des corps, dont il ne reste bien souvent que la tête ou la bouche. À partir de 1963, et plus particulièrement dans les derniers dramaticules, nombreuses sont les pièces de Beckett où tout « l’être » se concentre en un infime détail, lui-même souvent flottant dans l’ombre. Parfois, sa présence se limite à un seul son, comme dans l’intermède Souffle : aucun personnage sur scène, que des débris. L’unique souffle de vie se résume à un « cri faible et bref et aussitôt bruit d’inspiration » puis un « bruit d’expiration », et « aussitôt cri comme avant28 ». Telle l’émotion qui jaillit du haïku sans jamais être nommée, l’être se manifeste ici en dépit de son absence. D’autres personnages aussi sont réduits à leur plus simple expression corporelle, le plus souvent concentrée sur le visage. C’est ce que remarque Martha Fehsenfeld, selon qui « le rétrécissement du champ visuel et la focalisation intense sur le visage, […] atteignent un degré aigu sur scène dans Pas moi29 ». Après avoir subi toutes sortes de restrictions et d’emprisonnements (Didi et Gogo symboliquement figés par l’attente, Hamm condamné à sa chaise roulante, Nagg et Nell enfermés dans leurs poubelles, Winnie engloutie par sa butte, H, F1 et F2 prisonniers de leurs jarres, etc.), les corps disparaissent, se décomposent, s’évanouissent pour ne laisser paraître qu’une bouche, un visage, une tête, un crâne. Comme cette vieillarde qui se berce, toute vêtue de noir, dont on ne distingue que les mains immobiles et le « visage blanc sans expression30 », lui-même disparaissant dans le noir chaque fois que la chaise penche doucement vers l’arrière. Ou encore les quatre personnages de Quoi où, Bam, Bem, Bim et Bom dont les corps se cachent et se confondent dans de « longues robes grises31 » circulant entre l’ombre et la lumière, et dont les mouvements se distinguent principalement par la position de la tête : « tête haute » ou « tête basse ».

Photographie de Quoi où, mise en scène de Francisco Alves pour la compagnie théâtrale portuguaise Teatro Plastico, issue de l'oeuvre originale de Samuel Beckett.
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Photographie de Quoi où, mise en scène de l'oeuvre originale de Samuel Beckett par Francisco Alves pour la compagnie théâtrale portuguaise Teatro Plastico.

 

Idem pour les deux personnages de l’Impromptu d’Ohio : « tête penchée appuyée sur la main droite. Main gauche sur la table. Long manteau noir. Longs cheveux blancs32 ». Pour faire disparaître les corps sur scène, le plus souvent Beckett a recours aux longs vêtements sombres et aux jeux de faible éclairage qui aboutissent (comme le disait pertinemment Fehsenfeld) par une concentration extrême sur le visage. C’est d’ailleurs ce processus qui semble mis en abyme dans la pièce Catastrophe, où un metteur en scène (M) exige de son assistante (A) et de Luc l’éclairagiste (L), de manipuler le corps du protagoniste (P) afin d’atteindre ce que (M) appelle « notre catastrophe33 ». Ce dernier ne sera satisfait, à la fin, que par l’éclairage minimaliste de (L) grâce auquel « [l]e corps de (P) rentre lentement dans le noir. Seule la tête éclairée34 ». Admirant son propre tableau, enfin (M) s’exclame : « Formidable! Il va faire un malheur. J’entends ça d’ici35 ».

 

Si la partie devient le tout, l’être entier se concentre ici dans un ultime détail, mais pas n’importe quel : celui qui trône au sommet du corps, dernier retranchement de la conscience humaine. De sorte que la fragmentation beckettienne va de pair avec ses préoccupations existentielles : mettre en scène la disparition du sujet — ou plus précisément l’impossibilité de mettre en scène un sujet réel. À mesure que le sujet se concentre, s’amenuise et s’efface, il se perd au milieu d’un espace lui aussi déréalisé, détaché de tout contexte pouvant ressembler de près ou de loin au monde réel. Ce faisant, la mise en scène de ce sujet suit le même processus que la perception de l’image décrite par Bergson ou encore celui de l’objet pur que Beckett admire dans les tableaux de son ami Bram van Velde. Ce qui surgit alors n’est pas tout à fait un objet, pas tout à fait une représentation, mais une existence en suspens entre les deux, « [c]’est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur36 ». Mais pourquoi cette « chose » doit-elle se résumer, le plus souvent, à un résidu de corps, une tête de surcroît? D’abord, il faut rappeler que, selon Bergson, de toutes les images que nous percevons, « il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps37 ». Ainsi, même en fermant les yeux, même en étant aveugle, le sujet se perçoit toujours de l’intérieur. Plus encore, « la perception, dans son ensemble, a sa véritable raison d'être dans la tendance du corps à se mouvoir » (MM, p. 85). Par l’entremise de ses mécanismes cognitifs, où la mémoire joue un rôle central, le corps est « une limite mouvante entre l’avenir et le passé […], toujours situé au point précis où mon passé vient expirer dans une action » (MM, p. 120). C’est par le corps que les représentations passées viennent compléter les représentations actuelles. Toutefois, s’il permet aux objets de se réaliser, le corps « ne saurait faire naître une représentation » (MM, p. 60). Percepteur et conducteur, il constitue un « point d’attache avec le réel » (MM, p. 120). Or, si vous « [c]oupez cette attache, l’image passée n’est peut-être pas détruite, mais vous lui enlevez tout moyen d’agir sur le réel, et par conséquent, […] de se réaliser » (MM, p. 120-121). Ne serait-ce pas, précisément, ce que fait Beckett en fragmentant le corps au point de le faire presque entièrement disparaître? Conséquemment, une fois morcelé, le corps est non seulement lui-même une représentation défaillante, mais il risque surtout de faire faillir toute représentation et participe du coup au processus d’« abstrahisation » que l’auteur souhaite mettre en scène. Autrement dit, l’échec de la représentation nous est rendu visible grâce à la fragmentation du corps. Mais alors pourquoi tout de même conserver la tête, ou une partie de celle-ci (puisqu’il ne reste parfois que la bouche, comme dans Pas moi)? Peut-être parce que ce crâne est le logis du cerveau, et que, comme le disait Bergson :

 

C'est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau. Supprimez l'image qui porte le nom de monde matériel, vous anéantissez du même coup le cerveau et l'ébranlement cérébral qui en sont des parties. Supposez au contraire que ces deux images, le cerveau et l'ébranlement cérébral, s'évanouissent : par hypothèse vous n'effacez qu'elles, c'est-à-dire fort peu de chose, un détail insignifiant dans un immense tableau. (MM, p. 59)

 

En effet, s’il veut parvenir à montrer l’échec de la représentation, Beckett ne peut pas supprimer entièrement ce lien qui unit la conscience au monde qui l’entoure. Comme l’explique ici Richard Coe, en référence à l’esthétique beckettienne qu’il intitule « the art of failure », c’est somme toute ce résidu de conscience qui permet d’invalider le processus de la représentation :

 

The human condition is that of an indefinable Néant within, conscious of a possible relationship with an equally indefinable Néant without, yet invalidating that relationship by the very fact of its consciousness. The artist is driven — by the very fact of being an artist — to realise, to create in art, that which is not, which cannot be, because, as soon as it is realised in concrete terms (paint or words) it ceases to be itself38.

 

Nous constatons donc que l’impossibilité de supprimer totalement l’ultime détail résumant l’existence humaine, soit la « tête », relève d’un double postulat. D’une part, l’échec repose en quelque sorte sur cette « conscience » invalidante. D’autre part, le travail de l’artiste reflète cette impossibilité de supprimer l’acte de création malgré son incapacité à se réaliser. Rappelons d’ailleurs ce que disait Beckett (tel que mentionné aussi au début du chapitre un) au sujet de la peinture de Tal-Coat mais qui, selon Duthuit, reflétait plutôt le point de vue « violemment extrême et personnel » de l’auteur, pour qui l’art serait « [l]’expression du fait qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer39 ». Insoluble contradiction qui se renouvelle sans cesse, comme un leitmotiv, tout au long de l’œuvre beckettienne.

 

« Doodle », réalisé par Samuel Beckett, sélectionné par Bill Prosser (2008), Human Wishes, a selection of drawings based on the marginalia of Samuel Beckett, Reading, University of Reading.
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Photogramme tiré de « Doodle », réalisé par Samuel Beckett. Photogramme sélectionné par Bill Prosser, Human Wishes, a selection of drawings based on the marginalia of Samuel Beckett, Reading, University of Reading, 2008, p. 32.

 

  • 28. Samuel Beckett, « Souffle », version française de Breath [1969], traduit par l’auteur, Comédie et actes divers, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 137.
  • 29. Martha Fehsenfeld, « De la boîte hermétique au regard implacable : le champ de l’image va se rétrécissant dans l’œuvre théâtrale de Beckett », Revue d’Esthétique, numéro hors série, Mikel Dufrenne et Olivier d’Allonnes [dir.], préparé par Pierre Chabert, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, p. 366.
  • 30. Samuel Beckett, « Berceuse », version française de Rockaby [1981], traduit par l’auteur, Catastrophe et autres dramaticules, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 53.
  • 31. Samuel Beckett, « Quoi où » [1983], Catastrophe et autres dramaticules, op. cit., p. 85.
  • 32. Samuel Beckett, « Impromptu d'Ohio » [1981], version française de Ohio Impromptu, traduit par l'auteur, Catastrophe et autres dramaticules, op. cit., p. 59.
  • 33. Samuel Beckett, Catastrophe, Paris, Éditions de Minuit, 2006 [1982], p. 80.
  • 34. Ibid.
  • 35. Ibid.
  • 36. Samuel Beckett, Le monde et le pantalon [1945-1946], suivi de Peintres de l’empêchement [1948], Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 30. Nous référons à ce qui a déjà été dit et cité au chapitre un et répétons volontairement la citation.
  • 37. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Flammarion, 2012 [1939], p. 57. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention MM.
  • 38. Richard Coe, cité par James Acheson,  « Stage, Screen and Radio: Not I, Film and All That Fall », Samuel Beckett’s Artistic Theory and Practice, New York, St. Martin’s Press, 1997, p. 162-182.
  • 39. Samuel Beckett, Trois dialogues, version française de Three Dialogues [1949], traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 14.