Peut-on encore adapter l’œuvre de Beckett après sa mort?

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[F]aut-il que la littérature suive seule les chemins de l’ancienne paresse depuis longtemps délaissés par la musique et la peinture?72

Samuel Beckett, « La lettre allemande »

 

Musique et peinture. À en croire certains critiques (Brater, Esslin, Fehsenfeld et Kalb, tous cités en début de chapitre), il semble que ce soit le médium télévisuel qui ait permis à celui que l’on qualifie pourtant toujours d’auteur d’unir ces deux formes d’art. Beckett aura, pendant presque toute sa carrière d’écrivain, cherché à reproduire en littérature les silences qu’il entend dans la musique de Beethoven ou « l’inexpressivité » qu’il lit dans les tableaux de Bram van Velde. Sa perpétuelle quête de silence lui aurait fait dire ou écrire cette phrase que chacun cite (mais dont nous n’avons pu retrouver l’origine exacte) : « Chaque mot est comme une souillure inutile du silence et du néant ». Sans doute est-ce ce leitmotiv, au cœur de son ambitieux projet de faire une littérature du non-mot, qui aura donné lieu à l’une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle, une œuvre qui inspire encore grand nombre d’artistes et qui intrigue toujours une pléthore d’académiciens. Or, les uns et les autres ne rencontrent pas les mêmes difficultés quand ils abordent le travail de l’auteur. D’un côté, la propriété intellectuelle impose des limites aux artistes et protège l’intégrité de l’œuvre originale, de l’autre, la liberté intellectuelle permet aux chercheurs une certaine marge de manœuvre dans le respect d’un cadre établi. Il ne s’agit pas pour nous de prendre parti, mais bien de cerner le contexte de création des adaptations médiatiques actuelles. Par la suite, nous examinerons en quoi certaines de ces adaptations s’inscrivent dans le prolongement de la démarche esthétique de Beckett.

 

Pour illustrer nos propos, nous étudierons d’une part Beckett on Film73, un projet d’adaptation d’une envergure jusqu’à présent inégalée : dix-neuf réalisateurs transposant au cinéma chacune des dix-neuf pièces de théâtre de Samuel Beckett. D’autre part, nous verrons que les projets de moins grande envergure ne reçoivent pas le même type de traitement, pour différentes raisons. Si la critique est encore très divisée face au projet Beckett on Film ou à certaines des adaptations qui en font partie, elle ne peut que profiter de sa liberté d’expression afin de pourfendre ou glorifier ces œuvres. Ceux qui détiennent les droits sur la propriété intellectuelle de l’œuvre originale sont les seuls à pouvoir approuver ou désapprouver un tel projet avant même qu’il ne voie le jour. En ce qui concerne tous les projets artistiques (qu’il s’agisse de théâtre ou de toute autre forme d’art, dont les adaptations font partie), le droit de veto revient à la Beckett Estate. L’ambition du projet Beckett on Film, ainsi que le statut particulier du producteur principal (Michael Colgan), ont su convaincre la Beckett Estate, comme l’explique Nicholas Johnson dans l’extrait d’entrevue qui suit. Par la même occasion, Johnson témoigne de sa propre expérience d’adaptation lors du projet Abstract Machines: The Televisual Beckett. Produit dans un cadre universitaire, à des fins de recherches non commercialisées et non diffusées, Abstract Machines a une position ambiguë. En effet, le projet profite de la liberté intellectuelle accordée au milieu académique, sans pour autant pouvoir jouir d’une créativité artistique absente de limites (ce que Nicholas Johnson74 explique plus en détails dans l’extrait d’entrevue présenté ici).

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Nicholas Johnson, « Rencontres avec Garin Dowd, Nicholas Johnson et Barry McGovern » (extrait 1), Entrevues exclusives, réalisées par Geneviève Hamel à l’occasion de la Samuel Beckett Summer School, Trinity College Dublin, 10-16 juillet 2011.

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© Geneviève Hamel

 

Tel que le mentionne Johnson, il est difficile de dégager une constance dans les décisions de la Beckett Estate, tout comme dans celles que prenait Beckett. Toutefois, lorsqu’elle donne son approbation, il semble que les principales conditions imposées par la Beckett Estate se résument habituellement ainsi : utiliser le texte dans son intégralité et respecter les didascalies à la lettre. Ce faisant, on s’assurerait d’offrir au public une version « fidèle » à l’œuvre originale. Mais cette fidélité est-elle pour autant cohérente avec la démarche esthétique de l’auteur qui, comme nous l’avons démontré, accordait une grande attention aux particularités de chaque médium avec lequel il créait? Graley Herren rappelle d’ailleurs que les adaptations filmiques ou télévisuelles auxquelles Beckett participa ne se soumettaient pas à ces mêmes conditions, bien au contraire :

 

none of these achievements would have been possible without Beckett’s receptivity to — indeed, his insistence upon — creative adaptation. Beckett did not tie himself or his collaborators with binds of absolute fidelity to the original play. As evidenced by his own work on Comédie […], Beckett’s filmed versions of his plays began by abandoning the notion of filmed theater. All of the technical innovations that followed flowed directly from that necessary first principle75.

 

Selon certains, en imposant ses conditions, la Beckett Estate emprisonnerait les œuvres originales dans une forme peu accessible et les condamnerait dès lors à un public surtout constitué d’érudits. À cela, Edward Beckett (neveu de l’auteur et héritier officiel des ayants droit) répond : « We're not entirely restrictive. We're not […] conservers of museum pieces. Not at all. All sorts of productions and interpretations are possible but still staying within the framework of the piece76 ».

 

Chose certaine, de nombreux projets ont été interdits, modifiés, avortés ou encore retirés de la circulation (que ce soit au théâtre, sur le web ou ailleurs). C’est le cas d’un jeu vidéo intitulé Waiting for Godot, dont l’esthétique et la logique interne s’inspirent des jeux « Atari 2600 », très populaires dans les années 1980 (un extrait du jeu est illustré ici).

Légende: 

Mike Rosenthal, Game (Waiting for Godot), jeu vidéo (extrait), s.l., s.d., produit et réalisé par Vector Belly, http://vectorbelly.com/extras.html (15 octobre 2012).

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© Mike Rosenthal et Vector Belly

 

Le créateur du jeu, Vector Belly (alias Mike Rosenthal), explique en quoi l’esthétique du médium qu’il a choisi rejoint selon lui celle de la pièce originale :

 

NES games had low-quality graphics and nonsense gameplay, so it’s really up to the player to figure out what you’re doing.  […] Beckett’s play has a similar effect on the audience. The characters on the stage don’t explicitly state what’s going on, so it’s up to us to decide.  I think you get a much better reaction out of the audience when you make them a part of it, and my game kind of exaggerates that idea.  When someone plays Waiting for Godot, the game is so simple and minimal and stupid that it’s practically non-existent.  It’s all the player77.

 

Si le jeu de Rosenthal élimine l’entièreté du texte de la pièce originale, il en conserve l’idée principale (comme au théâtre, il ne se passe « rien », durant deux « actes »), mais surtout, il met à profit l’essence même de l’esthétique beckettienne : l’image. Le choix du médium, dont le graphisme est beaucoup plus « pauvre » en comparaison aux jeux vidéo actuels, permet au créateur de s’inscrire dans un processus d’« abstrahisation » où la perception « expansionnelle » du joueur s’apparente à celle des spectateurs que Beckett interpelle dans ses œuvres : « Another reason I went with the Atari aesthetic was because it was easy.  Drawing people is hard.  But with pixel art, I draw a few black squares and the player will see a hat.  But it isn’t a hat.  It’s a few black squares78 ». Le jeu Waiting for Godot a rapidement fait fureur sur le web, jusqu’à ce que Rosenthal reçoive une mise en demeure. N’ayant pas le droit d’utiliser le titre original, le jeu fut renommé Samuel Becketttt's Lawyers Present : Waiting for Grodoudou… Après une seconde mise en demeure, le créateur a choisi un titre qui, bien que ce soit de manière involontaire79, n’en est pas moins chargé de références beckettiennes : Game.

 

Le contexte dans lequel se produisent les adaptations actuelles pose donc un paradoxe : comment transposer une œuvre d’un médium à l’autre en restant entièrement fidèle à son contenu, sans pour autant omettre la réflexion esthétique qui est au cœur de la démarche de l’auteur? Comment interdire « l’échec », dans la mesure où c’est là tout « l’art » dans la vision que Beckett s’en fait? Art de l’échec s’il en est un, l’adaptation assure à tout coup sa propre faillite, comme l’exprime Nicholas Johnson (dans l’entrevue qui suit).

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Nicholas Johnson, « Rencontres avec Garin Dowd, Nicholas Johnson et Barry McGovern » (extrait 2), Entrevues exclusives, réalisé par Geneviève Hamel à l’occasion de laSamuel Beckett Summer School, Trinity College Dublin, 10-16 juillet 2011.

Crédits: 

© Geneviève Hamel

 

 

Le cas de Game montre à quel point les limites qu’impose la Beckett Estate peuvent elles-mêmes devenir ironiques : plus l’adaptation de Rosenthal échoue aux yeux des protecteurs de l’œuvre originale, mieux elle parvient à s’inscrire dans la continuité de l’esthétique beckettienne — du moins selon nous. Quoi qu’il en soit, n’aurait-on pas plutôt intérêt à considérer les adaptations pour ce qu’elles sont? Car, malgré leurs imperfections, leurs failles, leurs défauts, elles ont, selon Barry McGovern80, une qualité indéniable (pour des raisons qu’il détaille dans l’extrait d’entrevue ci-dessous).

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Nicholas Johnson, « Rencontres avec Garin Dowd, Nicholas Johnson et Barry McGovern » (extrait 4), Entrevues exclusives, réalisé par Geneviève Hamel à l’occasion de la Samuel Beckett Summer School, Trinity College Dublin, 10-16 juillet 2011.

Crédits: 

© Geneviève Hamel

 

  • 72. LA, p. 15.
  • 73. Michael Colgan et Alan Moloney, Beckett on Film, [s.l.], Blue Angel Films / Tyrone Productions for Radio Telefis Éireann & Channel 4, 2000-2001, couleur/noir et blanc, 622 min.
  • 74. Nicholas Johnson a étudié la performance théâtrale de la prose de Samuel Beckett dans le cadre de son doctorat. Il est professeur de théâtre au Trinity College Dublin, en plus d’être acteur, metteur en scène et auteur.
  • 75. Graley Herren, Samuel Beckett’s Plays on Film and Television, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 188.
  • 76. Edward Beckett, interviewé par Mel Gussow, « The Beckett Estate: an interview with Edward Beckett », A Piece of Monologue, 30 mars 2009, http://www.apieceofmonologue.com/2009/03/beckett-estate-interview-with-edward.html (4 octobre 2011).
  • 77. Mike Rosenthal, interviewé par Salvatore Pane, The Rumpus Interview with Mike Rosenthal, 23 mars 2011, http://therumpus.net/2011/03/the-rumpus-interview-with-mike-rosenthal/ (12 mai 2012).
  • 78. Ibid.
  • 79. Dans un échange courriel en date du 30 octobre 2011, Mike Rosenthal écrit ceci : «The name change to Game was not a reference to Film. I didn't even know Beckett made a short film until this email […]. I named it Game because after the Beckett Estate rejected my revised title […], I went with the most inoffensive title possible so they would stop sending me angry emails. The minimal title also reflects the minimal gameplay ».
  • 80. Barry McGovern est un acteur « beckettien » réputé en Grande-Bretagne. En plus des nombreux rôles qu’il a interprété au théâtre, il a participé à différents projets d’adaptation, dont une adaptation théâtrale de la trilogie (intitulée I’ll Go On) et l’adaptation filmique de Waiting for Godot dans le cadre du projet Beckett on Film.