Quand les images se font entendre

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Il serait difficile de passer sous silence l’impact qu’ont pu avoir les médias audio sur l’œuvre de Samuel Beckett. Son premier contact avec la radio, en 1956, sera non seulement l’occasion de s’approprier un premier « langage » médiatique, mais viendra également influencer certaines de ses créations théâtrales. Et si la « voix » jouait déjà un rôle important dans la réflexion esthétique que nous avons tenté de cerner dans ses textes, force est d’admettre que le médium radiophonique mène encore plus loin le paradoxe ontologique que l’auteur met en place. Bien que l’on puisse croire ce monde évanescent des voix et des sons loin de celui de « l’image », nous verrons au contraire en quoi le pouvoir évocateur et l’intangibilité de ce nouveau médium offrent à Beckett la possibilité de mieux exploiter le caractère invisible et abstrait qui fait la particularité de cette image. Cela, du même coup, nous permettra d’approfondir certaines des notions abordées à la fin du précédent chapitre, lesquelles dévoileront d’autres parentés avec les théories d’Eisenstein et l’art japonais. Puisque ces pièces radiophoniques sont, habituellement, moins connues et étudiées que les œuvres théâtrales ou romanesques, plutôt que d’en faire un survol (comme ce fut le cas jusqu’ici), nous avons préféré aborder une seule œuvre afin d’en rendre la compréhension plus accessible.

 

« Jamais pensé à la technique du théâtre pour la radio, [écrit Beckett] à Nancy Cunard, mais au plus profond de la nuit m’est venue une belle idée horrible pleine de roues qui grincent et de pieds qui traînent, d’essoufflements et de halètements, qui pourrait — ou pas — aboutir3 ». « Vision » nocturne, pour ainsi dire, qui aboutira en effet à la première des six pièces radiophoniques4 que l’auteur crée entre les années 1956 et 1963 : All That Fall (Tous ceux qui tombent)5. L’idée a été lancée par la BBC radio, à la suite du succès phénoménal de Godot6. Dès son premier entretien, l’équipe sera impressionnée par la compréhension fine et précise que Beckett se fait du médium et des problèmes qu’il sous-tend7. Fidèle à ses habitudes, l’écrivain saura d’une part manipuler ce nouveau « langage » avec brio et, d’autre part, y intégrer une réflexion sur les limites qui lui sont propres — le tout en poursuivant sa démarche d’« abstrahisation ». Ainsi, notamment, la pièce Tous ceux qui tombent ironise sur l’invisibilité et l’anonymat qu’impose la radio. Madame Rooney, le personnage principal, est mariée à un homme devenu aveugle et passe son temps à se sentir invisible aux yeux de ses semblables, comme l’indiquent ses nombreuses exclamations à ce sujet8 : « Mais je vous en prie! Ne vous occupez pas de moi. Je n’existe pas. » (TCT, p. 26) ou encore « Suis-je donc invisible, mademoiselle? » (TCT, p. 32). Le corps ne se morcèle pas ici par une focalisation sur le visage ou un découpage de ses membres, mais il brouille la perception par sa corpulence si imposante qu’elle « déborde » de son sujet et tend à se confondre avec les objets. Madame Rooney dira d’elle-même : « Raide! Moi? Ce monceau de gélatine! » (TCT, p. 22), « Comme si j’étais une balle de son, n’ayez pas peur » (TCT, p. 23), ou encore « Ce fil à fil à fleurs me va donc si bien que je me confonds avec le mur? » (TCT, p. 32). Au mieux, elle se compare à un animal (TCT, p. 11), mais n’en finit pas moins par rêver de n’être rien de plus que l’excrément de celui-ci : « Ah, me répandre par terre comme une bouse et ne plus bouger. Une grosse bouse couverte de poussière et de mouches, on viendrait m’enlever à la pelle » (TCT, p. 12). Lorsqu’il lui arrive enfin d’être perçue (par un animal, de surcroît), l’expérience lui est insupportable : « Comme il me fixe, de ses grands yeux qui pleurent sous la morsure des taons! Si je poursuivais mon chemin, qu’il ne me voie plus… (Coup de bâton.) Non! Assez! Prenez-le par la bride et tournez-lui la tête, qu’il ne me voie plus! Oh c’est affreux! » (ibid.). Le résultat s’avère on ne peut plus clair, Madame Rooney personnifie l’ironie (voire le grotesque) du médium radiophonique : faire voir ce qui est invisible. Pour s’assurer que l’auditeur ait bien compris, Beckett enfonce le clou en faisant dire à Mademoiselle Fitt : « Madame Rooney! Je vous ai vue, mais sans vous voir » (TCT, p. 33). Encore une fois, l’âme du haïku n’est pas loin : par l’entremise de ces dialogues d’aveugles, Beckett fait « voir » à l’auditeur l’image d’une femme invisible. Et si, comme le dit Tanaka, « [h]aiku is […] an art in which two incongruous images unite into a whole so that the unseen is “seen” or the unheard is “heard” 9 », Tous ceux qui tombent place Madame Rooney au cœur de ce procédé. Les deux images incongrues qu’elle communique (à la fois obèse et transparente) entrent en conflit et provoquent en nous une image mentale inattendue10. Comme Mademoiselle Fitt, nous la voyons, sans la voir. Mais, même si nous parvenons à les percevoir dans notre imagination, Beckett nous rappelle aussi que ces « êtres de sons », pas plus que les êtres de papier, ne peuvent exister réellement. Mademoiselle Fitt incarne à nouveau ce métadiscours en s’exclamant : « À vrai dire je pense que je ne suis pas là, […], tout simplement pas là. Je vois, j’entends, je sens, et ainsi de suite, je m’acquitte des gestes habituels, mais le cœur n’y est pas, […], le cœur n’y est pas du tout. Laissée à moi-même, sans personne pour me retenir, je serais vite envolée… » (TCT, p. 34). De sorte que — telle la perception « expansionnelle » du lecteur face au haïku — l’image n’existe qu’à travers notre perception auditive. Une « image sonore », pourrait-on dire, à laquelle s’ajoutent tous les bruits de charrette, pas traînants, timbre de bicyclette, vent et pluie qui envahissent les oreilles de l’auditeur. Nés de la « vision nocturne » que Beckett confiait à Nancy Cunard, ces bruits anodins seront transformés par le médium radiophonique en un réel vacarme d’images.

 

Ce phénomène ne va pas sans rappeler le concept de synesthésie, également invoqué dans les théories d’Eisenstein (dans « Color and meaning11 » et « The Unexpected12 ») et qui s’avère encore une fois l’héritage d’un art japonais : le théâtre kabuki. Selon le théoricien, « [t]he Japanese regards each theatrical element, not as an incommensurable unit among the various categories of affect (on the various sense-organs), but as a single unit of theater » (FF, p. 21). Les sons, les mouvements, l’espace et la voix n’agissent plus afin de se soutenir mutuellement, mais forment un tout organique provoquant une fusion inattendue (d’où le titre « The Unexpected ») : « We actually “hear movement” and “see sound” » (FF, p. 22). C’est ce que recherche Eisenstein avec ce qu’il intitule le contrapuntal montage, une méthode qui unit les images visuelles et sonores (aural). Pour y parvenir, il faudrait développer « a new sense: the capacity of reducing visual and aural perceptions to a “common denominator” » (FF, p. 24). Évidemment, nous devinons déjà que Beckett provoquera cette fusion inattendue en passant d’abord par la fragmentation du corps. En résulte, à en croire Yoshiki Tajiri :

 

a conception of the body as fundamentally fragmented, disintegrated, formless and subject to arbitrary reorganization. Disintegration of the body at the general level necessarily entails dislocation of the sense organs and the senses themselves, which brings into focus the phenomenon of synaesthesia13.

 

Plus encore, le critique soutient que « Beckett was one of the many avant-garde artists who registered the impact of new media technologies on the body and senses and explored the perceptual and sensuous dimensions opened up by these technologies14 ».

 

Voilà donc comment, dès sa première utilisation du médium radiophonique, Beckett poursuit ses réflexions esthétiques où « faire l’image » soulève de nouvelles questions sur le processus de la perception et, par conséquent, sur le rôle qu’y joue le médium. Si, avec Tous ceux qui tombent, l’auteur parvient à nous faire entendre des images, certaines de ses œuvres subséquentes exploreront encore plus en profondeur le phénomène de la synesthésie, lequel atteindra des sommets dans ses pièces télévisuelles, et ce, sans oublier l’impact direct des outils technologiques (découverts grâce à la radio) sur ses œuvres théâtrales15. C’est d’ailleurs la voix de Patrick Magee, (mal) entendue sur les ondes de la BBC en décembre 1957, qui lui inspire une nouvelle pièce destinée au théâtre et longtemps intitulée le Magee Monologue16. Ce projet deviendra finalement La dernière bande17, où la juxtaposition des voix par l’entremise d’un magnétophone participe à la dislocation de l’être alors même que celui-ci tente de se reconstruire en jouant avec ses bobines, vestiges de son passé et témoins de son avenir. L’appareil technologique se retrouve au cœur de cette mise en scène, et donc du processus de la déréalisation du sujet, tout comme il s’avèrera par la suite d’une grande utilité18. Ce sera le cas, pour donner un dernier exemple, de Berceuse, un dramaticule écrit en 1980. On y découvre F, une « femme dans une berceuse » qui écoute V, « sa voix enregistrée19 ». Comme pour insister sur la synesthésie que l’auteur souhaite mettre en œuvre, les didascalies jouent sur une expression courante et précisent que la voix doit être « blanche, sourde, monotone20 ». Une voix telle qu’on la retrouvera dans plusieurs des pièces télévisuelles de Beckett, blanche et invisible, mais qui servira toujours à nous faire « entendre des images ». 

  • 3. James Knowlson, Beckett, version française de Damned to fame: The Life of Samuel Beckett, traduit de l’anglais par Oristelle Bonis, Paris, Solin Actes Sud, 1999, p. 546.
  • 4. Samuel Beckett, Tous ceux qui tombent, version française de All that fall [1956], traduit par Rober Pinget, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 77 p.;  « Cendres », version française de Embers [1959], traduit par Robert Pinget et l’auteur, La dernière bande suivi de Cendres, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 35-72; « Paroles et musique » [1962], Comédie et actes divers, Paris,  Éditions de Minuit, 2009, p. 61-78; « Esquisse radiophonique » [1973], Pas, suivi de Quatre esquisses, Paris,  Éditions de Minuit, 1995, p. 87-97; « Pochade radiophonique » [1975], Pas, suivi de Quatre esquisses, op. cit., p. 63-85; Cascando [1963], Comédie et actes divers, op. cit., p. 45-60.
  • 5. La version originale anglaise a été traduite dès 1957 par Robert Pinget en collaboration avec l’auteur.
  • 6. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1952], 136 p.
  • 7. James Knowlson, op. cit., p. 545-546.
  • 8. À ce sujet, voir aussi Samuel Beckett, Tous ceux qui tombent, op. cit., p. 18 et 40. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention TCT.
  • 9. Mariko Hori Tanaka, « Elements of haiku in Beckett: The Influence of Eisenstein and Arnheim’s Film Theories », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], Samuel Beckett Today / Aujourd'hui, Samuel Beckett: Endlessness in the year 2000 / Fin sans fin en l’an 2000, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002, p. 327.
  • 10. Le conflit est aussi l’un des éléments essentiels dans le principe du montage chez Eisenstein : « [F]rom the collision of two given factors arises a concept. » (Sergei Eisenstein, Film Form. Essays in film theory [1949], édité et traduit par Jay Leyda, New York, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, 1977 [1949], p. 37. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention FF.) Plus encore, Eisenstein soutient que « the basis of every art is conflict (an “imagist” transformation of the dialectical principal) » (ibid., p. 38). Tel que nous l’avons mentionné au chapitre deux, l’idée-image naît très souvent à partir d’une collision entre des plans indépendants ou opposés.
  • 11. Sergei Eisenstein, « Color and meaning », The Film Sense [1942], édité et traduit par Jay Leyda, New York, Harcourt Brace Jovanovich Publishers, 1975, p. 113-153.
  • 12. Sergei Eisenstein, « The Unexpected », FF, p. 18-27.
  • 13. Yoshiki Tajiri, « The Prosthetic Body and Synaesthesia », Samuel Beckett and the Prosthetic Body. The Organs and Senses in Modernism, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 79.
  • 14. Ibid., p. 91.
  • 15. Ce sujet mériterait une étude plus exhaustive et nous n’en présentons qu’un survol à titre indicatif.
  • 16. James Knowlson, op. cit., p. 565.
  • 17. Samuel Beckett, La dernière bande, version française de Krapp’s Last Tape [1958], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 5-33.
  • 18. That Time (Cette fois), écrite en 1974, annonçait néanmoins dans une note : « Effet à assister mécaniquement, au niveau de l’enregistrement, au cas où n’y suffirait pas la diversité de provenance et de contexte » (Samuel Beckett, Cette fois, version française de That Time [1976], traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 25).
  • 19. Samuel Beckett, « Berceuse », version française de Rockaby [1981], traduit par l’auteur, Catastrophe et autres dramaticules, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 41.
  • 20. Ibid., p. 55.