Film, traversée de l’image vers une nouvelle dimension

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1963. Beckett écrit une dernière pièce radiophonique : Cascando32. Puis un premier scénario — qui s’avèrera le seul — pour le cinéma : Film33. Mais aussi une pièce de théâtre, hybridée par cette « effervescence médiatique » : Comédie34. 1963 est donc une année charnière, un point tournant, où le concept de « l’image » passe en quelque sorte d’une dimension à une autre. Jusqu’ici, Beckett en décrivait le processus (« faire l’image »), l’évoquait ou l’invoquait par l’entremise de différents procédés, mais l’image restait somme toute encore soumise à l’emprise des mots (et de leurs signes arbitraires). Avec Film vient l’occasion de réfléchir à une autre dimension, celle où les images se retrouveront « matérialisées » devant les spectateurs. La question de la perception de l’image devient alors centrale. Or, de la théorie à la pratique, il y a un pas à faire. Le scénario, publié tel quel malgré les changements apportés en cours de réalisation, nous permet de le constater. Beckett y détaille le concept philosophique qu’il veut mettre en pratique, il décrit les espaces, les mouvements et certaines images avec beaucoup de précision, comme en témoignent les notes et les schémas35. Mais les indications de séquences, plans, angles et mouvements de caméra se font rares, hormis ce qui constituera un « angle d’immunité36 » et quelques mentions de « gros plan » çà et là. Tout ceci porte à croire que Beckett ne maîtrise pas encore tous les rouages du métier de cinéaste, même s’il a longuement étudié les théories qu’il sous-tend. Le tournage de Film sera l’occasion d’apprendre, ce que Beckett souhaitait déjà en 1936 lorsqu’il écrivait à Eisenstein. Sur le plateau new-yorkais, aucune étape ne lui échappe et il ne se gêne pas pour regarder par-dessus l’épaule du caméraman. Nous souhaitons examiner ici en quoi Film, avec ses lacunes techniques et ses écarts entre théorie et pratique, témoigne de ce passage de l’image d’une dimension à l’autre.

 

Fait intéressant, la critique beckettienne s’est très souvent penchée sur le scénario de Film pour s’attarder surtout sur la prémisse philosophique qu’il remet en question : esse est percipi. Beckett déclare dès les premières lignes du scénario qu’il espère utiliser les possibilités formelles du cinéma afin de parodier la philosophie de Berkeley selon laquelle « être, c’est être perçu ». Toutefois, l’auteur omet de citer la seconde partie de la formule du philosophe : aut percipere (« ou percevoir »). Selon cette théorie, il y aurait donc d’un côté les « objets », qui n’existent que lorsqu’ils sont perçus par l’esprit humain, et de l’autre côté des « êtres percevants ». Après avoir tronqué la formule d’un premier philosophe, Beckett construit le reste de son « aperçu général » en faisant allusion à la théorie de Bergson selon laquelle l’être humain se perçoit aussi de l’intérieur :

 

Perçu de soi subsiste l’être soustrait à toute perception étrangère, animale, humaine, divine.
La recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi.
Proposition naïvement retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques37.

 

Pour démontrer l’impossibilité d’annihiler cette auto-perception, Beckett imagine un sujet « qui se scinde en deux, objet (O) et œil (OE), le premier en fuite, le second à sa poursuite38 ». De sorte que le « sujet » que le spectateur perçoit aspirerait finalement à ne devenir qu’un « objet », voire un « objet inexistant » s’il pouvait échapper à notre perception. Présentés ainsi, la problématique de la perception et le morcèlement du sujet se comprennent aisément. Cependant, c’est là que le bât blesse : l’extrait du scénario n’est en rien transposé ou recopié dans le film. Ignorant tout de cette proposition, peut-être même détaché du contexte beckettien, que comprendra le spectateur devant ce film muet (ou presque39), en noir et blanc, sans autre introduction? Dès lors, on peut se demander à quel public s’adresse véritablement Film. Au « simple » spectateur, qui visionne le film sans lire le scénario (mais qui risque fort de ne pas comprendre le concept caché derrière les images qu’il voit)? Au « simple » lecteur, qui s’est procuré le scénario (mais qui ne verra pas l’interprétation de Buster Keaton ni les jeux de caméra)? Ou encore, au public le plus avisé, qui a d’abord lu le scénario, puis vu le film dans sa version intégrale? Voilà au moins trois possibilités, qui ont autant d’impacts sur notre perception de Film… une œuvre qui place justement en son centre la problématique de la perception. Tout ceci rend notre rapport à Film d’autant plus ironique, puisque le titre laisse deviner la position critique de l’œuvre face au médium qui l’exprime (et qui constitue la logique même de l’esthétique beckettienne). Ce rapport ironique s’accentue davantage si l’on considère que l’utilisation de la maxime de Berkeley — ironisée, mais invisible dans le résultat final — sert justement à appuyer cette critique du médium cinématographique, médium où le sujet n’en est jamais réellement un, même en étant perçu.

 

Bref, la question qui demeure alors est la suivante : comment Beckett (en collaboration avec Alan Schneider) a-t-il pu exploiter dans la pratique cette « [p]roposition naïvement retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques »? La réponse nous est en quelque sorte offerte lorsque nous portons attention à une image présente dans le film à deux moments hautement significatifs (soit ses limites internes, c’est-à-dire la séquence d’ouverture et celle de clôture), mais aucunement mentionnée dans le scénario original : un extrême gros plan d’un œil. Selon William Martin, cette image, dans son positionnement stratégique, « is of utmost importance to the philosophical “message” of the film, because it is only the referential appearance of the eye at the limit of the text, which makes the ontological identity of the Eye with the camera an actual possibility40 ». En effet, la métaphore de l’œil de la caméra semble évidente, surtout lorsque le titre Film vient se superposer à l’iris de Buster Keaton (voir ci-dessous le générique de fin).

Légende: 

Samuel Beckett et Alan Schneider, Film (extrait 1), États-Unis, 1965, 35 mm, noir et blanc, 24 min.

 

Dès que l’image de cet œil gigantesque envahit l’écran, le spectateur se sent observé, traqué par le regard, au même titre que le personnage de O le sera par OE (soit la caméra). Martin affirme ainsi que l’extrême gros plan de l’œil permet « a phantomatic substitution […] between the bodies of the spectator and the actor41 ». Mais ce transfert rend-il pour autant évidente la prémisse décrite dans l’aperçu général que propose le scénario? Certes, l’analogie œil / caméra entraîne le spectateur dans une dynamique regard / perception, que viennent appuyer tous les autres gros plans du film, qui sont presque tous d’extrêmes gros plans de regards. Un chat, un chien, un perroquet, un poisson, l’appui-tête d’une berceuse « curieusement sculpté42 », une image sainte clouée au mur, les fermoirs circulaires d’une enveloppe : autant de paires d’yeux que le protagoniste O tente en effet d’anéantir et qui transmettent au spectateur l’aspect insupportable du regard, peu importe qu’il s’agisse d’une perception « animale, humaine, divine43 ». Si ces gros plans de regards viennent résoudre une première partie de l’équation (la perception), c’est le montage d’une série de plans bien précis qui complète le tout (comme l’illustre l’extrait présenté ci-dessous).

Légende: 

Samuel Beckett et Alan Schneider, Film (extrait 2), États-Unis, 1965, 35 mm, noir et blanc, 24 min.

 

Nous pourrions résumer la série comme suit : 1) gros plan des yeux d’un animal (poisson) 2) O s’empressant de les supprimer 3) gros plan d’un « vide » où se tenait préalablement un autre regard éliminé (image sainte sur le mur) 4) gros plan d’une autre paire d’yeux (enveloppe ou berceuse) 5) O se rend compte qu’il n’a pas réussi à supprimer le regard précédant (poisson). Placé au milieu de la série, le gros plan du mur vide (3), parce qu’il est précédé d’un regard que l’on tente de supprimer (1+2), mais suivi d’un autre regard qui ne l’est pas encore (4+5), provoque l’impression que l’image sainte est encore là. C’est par l’association des images formant la série que le spectateur peut enfin saisir le caractère « insupprimable » de la perception. Ce que Beckett crée grâce à cette combinaison n’est donc plus une image, mais bien une « idée-image » au sens précis où l’entendait Eisenstein.

 

Indéniablement, les théories d’Eisenstein auront été utiles à l’auteur afin de parvenir à transposer un concept philosophique dans un langage cinématographique. Du moins en partie, car Beckett ne sera jamais totalement satisfait du résultat. Or, c’est précisément cet échec du passage entre l’intention et le résultat, comme il l’écrit à Alan Schneider en septembre 1964, qui permet à l’image de passer dans une nouvelle dimension :

 

After the first [screening] I was not too happy, after the second I felt it was really something. Not quite in the way intended, but as sheer beauty, power and strangeness of image. The problem of double vision for example is not really solved, but the attempt to solve it has given the film a plastic value which it would not have otherwise. In other words and generally speaking, from having been troubled by a certain failure to communicate fully by purely visual means the basic intention, I now am being [sic] to feel that this is unimportant and that the images probably gain in force what they lose as ideograms […]. I described it [Film] as an « interesting failure ». This I now see is much too severe. It does I suppose in a sense fail with reference to a purely intellectual schema, […] but in so doing it has acquired a dimension and a validity of its own that are worth far more than any merely efficient translation of intention44

  • 32. Samuel Beckett, Cascando, op. cit.
  • 33. Samuel Beckett, « Film », version française de Film [1967], traduit par l’auteur, Comédie et actes divers, op. cit., p. 111-134.
  • 34. Samuel Beckett, Comédie, version française de Play [1964], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 8-35.
  • 35. Samuel Beckett, « Film », op. cit., p. 128-134.
  • 36. Ibid., p. 114.
  • 37. Ibid., p. 113.
  • 38. Ibid.
  • 39. « Shhh » est l’unique son prévu à l’origine, mais il ne se retrouve pas dans toutes les versions qui circulent.
  • 40. William Martin, « Esse and Percipi in Film: A “Note” upon the Beckett-Schneider “Correspondence” », Anthony Uhlmann, Sjef Houppermans et Bruno Clement [dir.], Samuel Beckett Today / Aujourd'hui, After Beckett / D’après Beckett, Amsterdam/New York, Rodopi, 2000, p. 537.
  • 41. William Martin, op. cit., p. 538.
  • 42. Samuel Beckett, « Film », op. cit., p. 122.
  • 43. Ibid., p. 113.
  • 44. Samuel Beckett, cité par Maurice Harmon, No Author Better Served, Londres, Harvard UP, 1998, 512 p., repris par William Martin, op. cit., p. 540.