Les adaptations actuelles… un insoluble paradoxe?
Nous l’avons vu, s’il y a une r.évolution de la pensée beckettienne, c’est vers les médias qu’elle se dirige, ou à travers eux qu’elle s’épanouit. Dans cette perspective, le processus de l’adaptation médiatique recèle sans contredit un certain avantage : permettre aux œuvres littéraires ou théâtrales de pénétrer dans cette nouvelle dimension, celle où l’image met à jour le processus par lequel elle fait faillir la représentation. Au-delà des considérations légales (néanmoins essentielles) qu’elles sous-tendent, les adaptations actuelles soulèvent des réflexions tout aussi essentielles quant à la survie de l’œuvre beckettienne et à sa capacité de répondre aux besoins du siècle actuel, tout en exploitant les outils technologiques qu’il met à sa disposition. Voilà précisément l’un des objectifs du projet de recherche-pratique Abstract Machines : Performing the Televisual Beckett81, entamé en 2007 avec une performance hybride de Ghost Trio (mettant en scène un comédien en direct, autour duquel était projetée une version vidéo de la même pièce sur de multiples écrans). La production la plus récente de ce projet consistait à réaliser une nouvelle version de deux pièces télévisuelles originales (… but the clouds… et Nacht und Träume) dans un format numérique haute définition (le projet est présenté en détail dans l’extrait d’entrevue qui suit).
Ce faisant, Nicholas Johnson explique comment les œuvres originales, conçues pour les médias contemporains de Beckett, constituent en quelque sorte d’éternels work in progress qui appellent le besoin d’être réadaptés pour les médias à mesure que ceux-ci évoluent. Bien sûr, ce type de projet ne fait pas face aux mêmes défis qu’une adaptation « trans-générique », puisqu’il propose en quelque sorte une nouvelle interprétation d’une œuvre à travers le même genre (dans ce cas-ci, la télévision). Pourtant, comme le souligne Johnson, le passage de l’ère analogique à l’ère numérique met en jeu l’essence même des pièces télévisuelles de Beckett, puisqu’elles posent un questionnement sur un médium dont la technologie est, pour ainsi dire, en voie de disparition (du moins en Occident). Les limites que l’auteur repoussait, dans un but esthétique précis, ne sont plus les mêmes aujourd’hui. De sorte que, pour parvenir à un niveau d’avant-gardisme fidèle à celui du maître, l’émule doit d’abord réfléchir aux particularités du médium qu’il utilise et à ses limites internes.
La démarche d’Abstract Machines implique ces réflexions. Toutefois, comme nous n’avons pas accès aux réalisations mentionnées précédemment, nous ne pouvons en proposer une analyse plus approfondie. Et puisqu’il « ne nous manque plus maintenant, pour amener cette horrible affaire à une conclusion acceptable82 », qu’à démontrer comment les adaptations actuelles sont — parfois — en mesure d’être fidèles à l’œuvre originale autant qu’à la vision esthétique de Beckett, nous avons choisi d’analyser plus en détail l’adaptation filmique la plus récente de la pièce Comédie. Pourquoi ce choix? D’abord, parce que Comédie est une pièce hybride, comme nous l’avons vu précédemment, née à l’époque d’un point tournant et comportant déjà à l’origine une esthétique se rapprochant de celle du cinéma (la lumière agissant comme le regard « sélectif » d’une caméra). Ensuite, parce que Beckett a lui-même participé à une première adaptation de Comédie pour le cinéma, aux côtés de Marin Karmitz, expérience pour laquelle il a choisi de sacrifier les didascalies de l’œuvre originale au profit d’une réflexion formelle (et qui fut l’occasion de mener ses idées esthétiques plus loin grâce à la technologie du phonogène). Finalement, ce choix est motivé par le fait que l’adaptation réalisée par Anthony Minghella (intitulée Play et faisant partie du projet Beckett on Film) parvient selon nous à résoudre le paradoxe auquel toute adaptation se confronte. Cela dit, il s’agit également d’une des adaptations actuelles qui a grandement divisé la critique et le public beckettien en général, ce que reflètent les trois extraits d’entrevue à ce sujet (présentés ici).
Par la même occasion, Nicholas Johnson souligne en quoi le travail d’Anthony Minghella partage de nombreux points avec le questionnement ontologique et avec la réflexion esthétique de Beckett. Le processus de déréalisation qu’il met en œuvre rejoint — entre autres — les notions que nous avons déjà exploitées dans le présent essai, soit la fragmentation de l’image et les techniques cinématographiques qui en témoignent : l’extrême gros plan et le montage. Ces techniques sont d’ailleurs utilisées de manière si agressive (incarnant mieux que jamais « l’œil sauvage » de la caméra), qu’on ne peut s’étonner des vives réactions que le film suscite chez les spectateurs. La rapidité des mouvements de caméra, bien que contraire aux habituels plans fixes ou lents zoom in dont Beckett faisait surtout usage, rappelle ce que l’auteur disait à son sujet lors du tournage de Dis Joe : « Sa mobilité doit être seulement subreptice ou fulgurante… Elle avance ou recule pour se trouver aux endroits déterminés afin d’obtenir les points fixes les plus significatifs83 ». C’est exactement ce que fera Minghella, refusant par la même occasion — au même titre que Karmitz et Beckett l’avaient fait près de quarante ans auparavant — l’idée d’un théâtre filmé. D’emblée, le réalisateur affirme : « If you are making a film of Play, you have to find a cinematic correlative to the light, which the stage directions specify for every speech — otherwise you are just filming a live performance. You can't have a light moving and a camera moving — one has to be still84 ». Et si le « regard autoritaire » du projecteur s’appliquait à torturer les personnages afin d’en extirper un discours sans fin, l’œil de la caméra, que l’on pose comme son équivalent, sera aussi « fulgurant » et « sauvage » que l’envisageait Beckett. De ce fait, la caméra dévore les visages, fait éclater les têtes en petits morceaux de yeux, de nez ou de bouche. Les gros plans découpent sans pitié et le montage, qui rythme de manière effrénée une multitude de plans (pris d’angles variés), ajoute à l’effet de désarticulation qui s’intensifie à mesure que le temps passe. Si, dans les pièces télévisuelles de Beckett, la voix invisible imposait au personnage enfermé dans une pièce vide et sombre des souvenirs souvent insupportables, ici c’est la caméra qui se fait entendre pour mieux imposer sa loi à H, F1 et F2 prisonniers de leurs jarres. Habituellement inaudible pour le spectateur, le bruit des zoom in est amplifié au point où chacun des mouvements de la caméra devient aussi menaçant qu’un animal qui souffle et grogne (comme le démontre l’extrait de Play présenté ici).
Ainsi, en manipulant la technologie jusqu’à ce qu’elle atteigne une limite quasi insupportable pour le spectateur, Minghella atteint un degré d’« abstrahisation » que le maître dont il s’inspire n’aurait pu, en son temps, espérer égaler. La fragmentation qu’il met en place, en plus de participer à ce processus de déréalisation du sujet, assure que l’adaptation ne menace en rien la cohérence interne de l’œuvre, qui repose grandement sur une mise en abyme de son propre langage. Comme l’explique Minghella dans un extrait d’entrevue (présenté plus bas), l’ironie de la répétition théâtrale proposée dans Comédie doit trouver son équivalence dans une autre forme de répétition, propre au médium filmique.
« Mon intention n’est pas de m’adresser à leur intellect. Je veux que cela leur tape sur les nerfs85 », disait Beckett à propos de Pas moi, dont le rythme effréné et l’isolement extrême de la bouche suscitaient sans contredit un profond inconfort chez le spectateur. Si ce dernier est tout aussi déstabilisé devant le Play de Minghella, alors le réalisateur serait lui aussi parvenu à bousculer le cours habituel des choses. La compréhension du spectateur se brouille, comme celle du lecteur devant un haïku, et il n’a plus d’autre choix que de se concentrer sur les sensations qui naissent alors en lui (fussent-elles désagréables pour certains). S’il se laisse porter par cette nouvelle musique, peut-être parviendra-t-il jusqu’à l’image pure. Or, comme le rappelle Alan Rickman dans la citation finale, nous sommes de moins en moins habitués à la perception « expansionnelle » que l’art exige parfois. Les œuvres de Beckett nous confrontent à cette vision de l’art, et c’est parce qu’elles sont parfois en mesure de nous y ramener que les adaptations actuelles s’avèrent essentielles :
Beckett tests the audience as much as the performers, and that's the whole point. Great writing is not meant to be a palliative. In the world that we live in, there are more and more palliatives, shorter and shorter attention spans, and the tragedy is that we will end up with a culture that is less and less able to respond to Beckett. The audience won't know that you have to do a bit of work to get into the play. As an audience member, you have to give yourself to the piece of work. It's not just going to come and stroke you86.
- 81. Ce projet est dirigé par Matthew Causey et co-conceptualisé par Nicholas Johnson, en partenariat avec le Département de théâtre de Trinity College Dublin, la Beckett Estate et la Beckett Archive (Université Reading).
- 82. Samuel Beckett, Trois dialogues, version française de Three Dialogues [1949], traduit de l’anglais par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 30.
- 83. Samuel Beckett, cité par Martha Fehsenfeld, op. cit., p. 367.
- 84. Anthony Minghella, propos recueillis lors de la production du projet Beckett on Film, 2000, http://www.beckettonfilm.com/plays/play/interview_minge.html (10 octobre 2011).
- 85. Beckett, cité par Martha Fehsenfeld, op. cit., p. 366.
- 86. Alan Rickman, propos recueillis lors de la production du projet Beckett on Film, 2000, http://www.beckettonfilm.com/plays/play/interview_rick.html (10 octobre 2011).