Quand les fantômes télévisuels témoignent de la mise à mort du sujet

Version imprimable
Corps: 

L’échec involontaire de Film aura permis à Beckett de découvrir la valeur esthétique, la pureté, le pouvoir et l’étrangeté de l’image que peut créer le médium, et ce, parfois, malgré sa propre volonté. Maintenant qu’il a vu comment l’image pouvait passer dans cette nouvelle dimension, peut-être comprend-il encore mieux en quoi le médium coïncide — intrinsèquement — avec ses préoccupations esthétiques? Ainsi, les cinq pièces télévisuelles45 que l’auteur imaginera à la suite de Film n’useront plus de prémisses philosophiques pour expliquer la déréalisation du sujet, mais s’appuieront uniquement sur le langage propre à ce médium. Par conséquent, pour construire ses « poèmes visuels », Beckett use à présent de termes techniques avec une grande précision. Et si la télévision n’en est qu’à ses balbutiements au moment où l’auteur l’investit — en comparaison avec tous les autres genres ou langages qu’il s’est appropriés jusque-là — force est de constater que le travail d’« abstrahisation » que Beckett lui impose est d’autant plus avant-gardiste. Même en ce début de XXIe siècle, combien d’artistes créent-ils des « œuvres » télévisuelles, plus encore des œuvres dont on pourrait affirmer qu’elles repoussent les limites du médium? Les pièces télévisuelles de Beckett n’auront pourtant pas fait école, selon Jonathan Kalb, ce qui est bien dommage puisque ce dernier stipule également que :

 

Beckett takes a medium famous for destroying the capacity of humans to think rigorously and perceive clearly and uses it to make plays about the infinitude of the soul and the grandeur of the smallest mortal memory. As a painter of miniatures employs a magnifying glass to achieve an impression of perfection, Beckett uses technical instrumentation to augment human perception and, by implication, dignify it, sending his ghostly emissaries from the humanist « heap » through the air waves into people’s living rooms46.

 

Les tableaux que Beckett dessine ainsi, si poétiques et humanistes soient-ils, ne se font pas sans cet inévitable regard critique envers le médium. Ce regard se fait d’autant plus perçant et cruel, sachant que l’auteur disait au sujet de la télévision : « It’s the savage eye47 ».

 

La majorité de ces œuvres télévisuelles projetteront aux spectateurs ni plus ni moins que l’ombre d’eux-mêmes : des corps seuls, isolés, immobiles presque, enfermés entre les quatre murs d’une pièce sombre, souvent muets, avec pour seule compagnie, parfois… une voix48. Dans Dis Joe, il s’agit d’une voix de « femme, basse, nette, lointaine, peu de couleur, débit un peu plus lent que le débit normal et strictement maintenu49 ». Bref, il s’agit d’une voix d’outre-tombe, qui envahit le crâne de Joe : « Tu sais cet enfer de quatre sous que tu appelles ta tête… C’est là où tu m’entends, non?... Dans ton idée…50 ». Un peu comme sur les bobines de Krapp (La dernière bande), la voix commente un présent et ressasse un passé. Mais Joe, contrairement à Krapp, n’a pas le contrôle de ses bobines : « Tu ne veux pas que je te raconte?... Ça ne t’intéresse pas?... Eh bien je le fais quand même…51 ». La voix incarne ces souvenirs qu’on ne peut chasser de la mémoire, des images, des odeurs, la douleur d’une femme aimée qui se tranche les veines, avale des comprimés et s’enterre sur la plage : « La soie mouillée collée à sa peau… Tout ça du nouveau pour toi, Joe?... Dis Joe…52 ». Chaque fois qu’elle se tait, la caméra avance doucement vers Joe. Quand la voix finit par mourir enfin, elle « baisse jusqu’à être à peine audible53 », alors que l’œil sauvage de la caméra s’est sournoisement vautré sur ce qu’il reste du visage de Joe. Le lent zoom in (réparti sur près de 20 minutes), la voix-off, l’extrême gros plan de la tête, tous ces outils ont mis en place un lent suicide. Car si la voix, elle-même associée à la tête de Joe, finit par mourir, c’est que la tête meurt aussi. Comme nombre de personnages beckettiens, possédés par le désir de ne plus exister, Joe rêve de silence et la voix le confirme : « une seule passion… Tuer tes morts dans ta tête…54 », « [j]usqu’à ce que tu viennes… Te joindre à nous… Dis Joe…55 ». En combinant les images de meurtre et de suicide évoquées par la voix au lent mouvement de la caméra, qui observe froidement, Beckett parvient à « faire l’image ». Il crée cette image pure, celle qui fait voir l’invisible et ressentir une émotion sans la nommer, comme dans le haïku. Ce que nous voyons alors n’est pas sur l’écran — où seul reste un fragment du visage de Joe — mais plutôt ce qui s’est associé à ce gros plan sans qu’on ne s’en rende compte. Joe est mort, devant notre regard impitoyable. Et la tête de Joe, comme un miroir, nous renvoie notre propre imagination morte imagin[ée].

 

Condamné à manipuler cet instrument de torture, le caméraman Jim Lewis décrit mieux que quiconque le procédé que Beckett met en place :

 

L’élément principal pour moi, c’est ce regard qui transperce impitoyablement. C’est l’observation impitoyable, tout est là. À cause de ces longs plans ininterrompus. Quelquefois [Beckett] garde un plan si longtemps qu’on a envie qu’il change. C’est impitoyable. […] [C]’est une torture, une torture : comme il le dit, l’œil fauve, l’œil impitoyable, ça touche droit dans la cible pour moi. […] C’est nu, nu. C’est comme une plaie ouverte qu’on ouvre de plus en plus56.

 

En repoussant les limites du langage audiovisuel, Beckett ne fait pas que critiquer le médium. S’il use des moyens techniques de manière inhabituelle, voire choquante, peut-être est-ce également parce qu’il aspire à un résultat similaire à celui d’un « film artist » au sens où l’entendait Arnheim57. En effet, ce n’est pas sans raison que les critiques comparent souvent ses œuvres télévisuelles à des tableaux, car ce que Beckett crée pour le petit écran fait écho à ce qu’il disait lui-même au sujet de la peinture abstraite (et que nous citions déjà dans le premier chapitre) :

 

[U]ne peinture de la chose en suspens, je dirais volontiers de la chose morte, si ce terme n’avait de si fâcheuses associations. C’est-à-dire que la chose qu’on y voit n’est plus seulement représentée comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Je n’en vois pas d’autre. (MP, p. 30)

 

Le personnage de Joe en était déjà un exemple, et les œuvres qui suivent (à l’exception de Quad, encore une fois) offrent à voir d’autres personnages en suspens, figés, immobiles dans le vide… Dans Trio du Fantôme, il s’agit de S, une « silhouette masculine58 » assis au milieu d’une pièce sombre et vide. Les seuls mouvements qu’il exerce le mènent vers d’autres vides (tous présentés en gros plans) : un long couloir plongé dans la noirceur, une fenêtre qui s’ouvre sur une nuit pluvieuse, un grabat peu invitant, puis un miroir qui ne montre d’abord aucun reflet au spectateur. Comme dans Film, Beckett enfile ces plans en série pour aboutir à un gros plan de S, levant la tête vers le miroir (voir l’extrait vidéo).

Légende: 

Ghost Trio (extrait), écrit par Samuel Beckett (1975), produit par Tristram Powell dans le cadre de Shades, programme spécial comprenant Ghost Trio, …but the clouds… et Not I, Angleterre, co-production BBC TV-Reiner Moritz, 1977, 60 min. 

 

Suivant la logique de la série, n’a-t-on pas l’impression que S ne voit toujours que du vide et que son regard, comme le corridor ou la fenêtre, est un trou noir sans fin? Voilà un effet qu’accentue le gros plan, puisque, comme le souligne Véronique Védrenne, Beckett utilise cette technique afin « de dé-tailler, de morceler le corps pour en détacher un fragment investi par le désir où se niche la problématique du sujet. C’est précisément dans ce fragment dé-taillé que se loge la présence de l’absence à l’origine du surgissement de l’Image59 ». Ainsi, les frontières entre objet et sujet se brouillent, S nous étant présenté plus que représenté, comme cette chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir, la chose immobile dans le vide, la chose visible, l’objet pur.

 

L’être est là, mais il est vide. C’est la présence d’une absence, ou l’idée du non-être. Chose morte, par extension, puisque l’être télévisuel n’existe pas réellement, il ne prend « vie » qu’à travers notre regard. Beckett s’évertue à nous le rappeler, en s’outillant de tout ce qui peut participer à la déréalisation de ces corps qui bougent à peine, prisonniers d’une chambre noire : la télévision. Cette invention technologique résonnerait donc en Beckett comme l’écho des paroles de Bergson : « Dans un espace amorphe on découpera des figures qui se meuvent60 ». Pour le démontrer, peut-être se souvient-il qu’Eisenstein annonçait déjà en quoi le gros plan est indispensable afin de fragmenter, d’isoler, de concentrer et par conséquent de s’éloigner d’une représentation réaliste au profit d’un processus d’« abstrahisation ». Bergson ou Eisenstein, le haïku ou l’art abstrait, tous se rejoignent lorsque les œuvres télévisuelles de Beckett tentent de « faire l’image ». Ce qui nous mène vers l’objet pur ne se voit pas, ne se comprend pas nécessairement, mais se ressent inévitablement :

 

Lorsque je travaille avec lui, on ne parle jamais de l’interprétation. C’est superflu. Nous parlons d’images. Plus important que les interprétations, c’est le « feeling » d’une pièce de Beckett […] qui doit te guider à tout moment. Dans l’ensemble, il n’y a pas autre chose que les images et leurs valeurs. Quand on atteint l’image juste, on le sait sans en discuter61.

 

Plus encore, le caméraman Jim Lewis se souvient d’un échange particulièrement significatif dans le présent contexte, puisqu’il laisse entendre que la télévision viendrait résoudre une insatisfaction que l’écrivain exprimait déjà cinquante ans auparavant dans « La lettre allemande » :

 

[Beckett] m’a dit que c’était difficile pour lui d’écrire encore des mots, sans avoir le sentiment que c’est un mensonge […] et c’est une des raisons pour lesquelles il s’est tourné vers la télévision, parce qu’il a été réduit au silence mais que l’image reste encore. On peut encore avoir l’image. On parlait de cela et il a dit : Oui, ce qu’il voit maintenant, ce avec quoi il aimerait travailler, c’est la musique, pas la musique dans le sens où nous l’entendons, mais une structure musicale pour ce qu’il fait, le rythme… l’image62

  • 45. Samuel Beckett, « Dis Joe », version française de Eh Joe [1967], traduit par l’auteur, Comédie et actes divers, op. cit., p. 79-92; « Trio du Fantôme », version française de Ghost Trio [1976], traduit de l'anglais par Édith Fournier, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 17-36; « ... que nuages... », version française de …but the clouds… [1977], traduit de l'anglais par Édith Fournier, Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., p. 37-48; « Nacht und Träume », version française de Nacht und Träume [1984], traduit de l'anglais par Édith Fournier, Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., p. 49-54; « Quad », version française de Quad [1984], traduit par Édith Fournier, Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., p. 7-15.
  • 46. Jonathan Kalb, op. cit., p. 141.
  • 47. Samuel Beckett, cité par Martha Fehsenfeld, op. cit., p. 363.
  • 48. Seul Quad fait exception à cette description.
  • 49. Samuel Beckett, « Dis Joe », op. cit., p. 82-83.
  • 50. Ibid., p. 84.
  • 51. Samuel Beckett, « Dis Joe », op. cit., p. 88.
  • 52. Ibid., p. 90.
  • 53. Ibid., p. 91.
  • 54. Ibid., p. 85.
  • 55. Ibid., p. 87.
  • 56. Jim Lewis, « Beckett et la caméra », Revue d’Esthétique, numéro hors série, op. cit., p. 375.
  • 57. Qui peut être résumé ainsi : « Arnheim’s provocative thesis is that the peculiar virtues of film as art derive from an exploitation of limitations of the medium » (Rudolph Arnheim, Film as Art, Berkeley, University of California Press, 1984, quatrième de couverture).
  • 58. Samuel Beckett, « Trio du Fantôme », op. cit., p. 19.
  • 59. Véronique Védrenne, op. cit., p. 333.
  • 60. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Flammarion, 2012 [1939], p. 80.
  • 61. Jim Lewis, op. cit., p. 376.
  • 62. Ibid., p. 377.