Beckett et l’adaptation. Passage d’un fragment à un autre 

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Sans vouloir extrapoler à partir des propos de Lewis, bien des indices portent à croire que le médium télévisuel permet à l’auteur de se libérer de la « matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots » (LA, p. 15). Que penser alors de ces œuvres qui sautent la clôture du genre auquel elles appartiennent pour aller se faire « voir »? Bien sûr, nous l’avons vu au cours du premier chapitre, ce ne sont pas toutes les œuvres qui s’y prêtent et il y a un minimum de « règles » à respecter. Pourtant, lorsque toutes les conditions sont réunies, non seulement plaisent-elles à l’artiste, mais certaines adaptations viennent façonner sa propre conception de l’œuvre originale. En nous penchant plus en détail sur le cas de Pas moi63, nous espérons mettre en lumière l’importance que ces adaptations revêtent au sein de l’évolution de la pensée esthétique de Beckett.

 

Nous avons déjà examiné (toujours au premier chapitre) en quoi l’adaptation filmique de la pièce Comédie, réalisée par Karmitz en collaboration avec Beckett en 1966, aura su résoudre certains problèmes imposés par la scène. Ainsi, grâce au phonogène, le rythme atteint au cinéma un niveau inimaginable au théâtre. Dans certains cas, le médium aurait donc le potentiel d’apporter une certaine amélioration, parfois même au point où l’auteur « corrigera » l’œuvre originale par la suite. C’est le cas de Pas moi, adaptée par la BBC sous la supervision de Beckett, dans le cadre du programme Shades en 1977. En voyant le résultat final, l’auteur aurait déclaré que c’était « nettement la meilleure façon de rendre cette œuvre64 ». Tom Bishop affirme d’ailleurs que :

 

Entre toutes les différentes formes de transposition ou de transmutation dont les œuvres de Beckett ont fait l’objet, la plus curieuse et la plus enrichissante pour les exégètes de son œuvre est celle qui concerne les deux pièces transposées de la scène au petit écran : Pas moi et Quoi où. Ces deux adaptations pour la télévision […] mettent en évidence des mutations si importantes qu’elles donnent naissance à des œuvres vraiment nouvelles65.

 

Non seulement l’adaptation de Pas moi peut être considérée comme une œuvre totalement différente de l’originale, mais elle devient en quelque sorte la référence pour Beckett, qui révisera la mise en scène afin d’éliminer le personnage de l’Auditeur, qui posait problème. En effet, la pièce de théâtre place sur une scène plongée dans le noir, une « BOUCHE, vers le fond côté cour, environ trois mètres au-dessus du niveau de la scène, faiblement éclairée de près et d’en dessous, le reste du visage dans l’obscurité66 ». Le seul autre personnage prévu à l’origine était un Auditeur, dont les quatre interventions silencieuses consistaient en « une sorte de haussement des bras dans un mouvement fait de blâme et de pitié impuissante67 ». Or, l’adaptation télévisuelle propose une vision totalement différente : un extrême gros plan, fixé sur une bouche qui tapisse tout l’espace sur l’écran. Selon Enoch Brater, lorsque l’équipe de la BBC proposa de balayer de la sorte l’essentiel de la mise en scène originale, « [i]ntrigued by the idea of a close-up, the playwright, always open to the adventure of exploring what a given medium can be made to do, agreed68 ». Voilà une réaction peu surprenante, considérant la signification du gros plan dans le processus « abstrahisant ». Là où l’adaptation de Pas moi innove davantage, c’est dans le choix de tenir ce gros plan du début à la fin, sans aucun autre mouvement de caméra et aucun autre plan (ce que Beckett ne fera que dans Quad, mais en plan éloigné). La plupart des critiques rapportent que l’effet de cette bouche qui s’étend et s’ouvre aux quatre coins du téléviseur était si obscène (à la fois violente et sexuelle) qu’on préféra diffuser en noir et blanc ce qui avait été tourné en couleur69. Au-delà de cette anecdote, c’est plutôt la faille exploitée par le gros plan qui s’avère hautement significative, puisque c’est précisément son usage « abusif » qui cause une déréalisation encore plus choquante. Car ce que Rudolf Arnheim dénonçait comme un sérieux inconvénient s’avère un atout majeur pour l’esthétique beckettienne :

 

The close-up, however, has one serious drawback. It easily leaves the spectator in the dark as to the surroundings of the object or part of the object. This is especially true in a film where there are too many close-ups, where hardly any long shots are given […]. A superabundance of close-ups very easily leads to the spectators having a tiresome sense of uncertainty and dislocation70.

 

N’est-ce pas précisément ce que cherche l’auteur? Détacher l’image du monde qui l’entoure, brouiller les frontières entre l’être et le néant en désarticulant le sujet au maximum (comme le démontre l’extrait ci-contre)?

Légende: 

Not I (extrait), écrit par Samuel Beckett (année), produit par Tristram Powell dans le cadre de Shades, programme spécial comprenant Ghost Trio, …but the clouds… et Not I, Angleterre, co-production BBC TV-Reiner Moritz, 1977, 60 min.

 

Le procédé esthétique n’en est que plus cohérent avec le propos de Pas moi, puisque la bouche refuse de dire « je » tout en étant incapable de silence, comme si elle réalisait le vœu de L’Innommable : « Je ne dirai plus moi, je ne le dirai plus jamais, c’est trop bête. Je mettrai à la place, chaque fois que je l’entendrai, la troisième personne71 ». Au théâtre comme à la télévision, la bouche de Pas moi est un cri entre la vie et la mort, entre le non-dit du « je » et la désincarnation du « elle ». Un décalage entre « moi » et « pas moi » que l’adaptation télévisuelle parvient à rehausser, en choisissant de pousser à l’extrême les limites d’un procédé esthétique, provoquant ainsi chez le spectateur cette même sensation d’incertitude et de dislocation.

  • 63. Samuel Beckett, « Pas moi », version française de Not I [1973], traduit de l’anglais par l’auteur, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 79-95.
  • 64. Samuel Beckett, cité par Tom Bishop, « Transposition pour la télévision : transmutations des œuvres de Beckett », Revue d’Esthétique, numéro hors série, op. cit., p. 385.
  • 65. Tom Bishop, ibid.
  • 66. Samuel Beckett, « Pas moi », op. cit., p. 81.
  • 67. Ibid., p. 95.
  • 68. Enoch Brater, op. cit., p. 35.
  • 69. Ibid.
  • 70. Rudolf Arnheim, op. cit., p. 82.
  • 71. Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Éditions de Minuit, 2002 [1953], p. 113-114.