Regards critiques sur une r.évolution médiatique
L’image n’est pas un objet, mais un « processus21 ».
Gilles Deleuze, L’Épuisé
Image, voix, mémoire, perception, corps, tous ces éléments se cristallisent à travers un œil mécanique et tout l’art qu’il sous-entend : la caméra. Bien qu’ils constituent deux médiums différents, le cinéma et la télévision seront d’abord vus conjointement afin de montrer en quoi les caractéristiques de ce « langage audiovisuel » se mettent au service de l’esthétique « abstrahisante » de Beckett, et ce, peut-être davantage que la littérature, le théâtre ou la radio. C’est ce que nous verrons au cours de cette brève mise en contexte, qui vise aussi à cerner la position de la critique face à la démarche de l’auteur.
Ils ne sont qu’une poignée de curieux, si on les compare aux gratte-ciels que l’on pourrait remplir avec les innombrables études, articles, ouvrages et autres écrits concernant les œuvres comme En attendant Godot ou L’Innommable22. Pourtant, même s’ils sont relativement peu nombreux à se pencher sur les œuvres médiatiques (parfois considérées marginales par rapport au corpus littéraire et théâtral de Beckett), la majorité des critiques qui s’y intéressent remarquent d’emblée que les médiums audiovisuels siéent mieux à la vision esthétique de l’auteur. Véronique Védrenne nous en offre un exemple lorsqu’elle stipule que :
Grâce à ses possibilités techniques (jeux de lumière, gros plans) et à sa plus grande abstraction, le médium audiovisuel permet à Beckett d’aller plus loin dans le morcellement du corps, la déréalisation de l’espace et d’un sujet mélancolique dont l’existence, mise en suspens, coïncide avec l’apparition de cette image toujours évanouissante, point d’horizon de chacune des pièces télévisuelles de Beckett23.
Pour sa part, Jonathan Kalb croit que l’utilisation des médiums audiovisuels est, en soi, un choix formel sans contredit hautement significatif24. Plus encore, le critique affirme que les médias représentent pour Beckett un moyen de mener plus loin son « art de l’échec » et soutient que, même si les œuvres médiatiques sont loin d’avoir révolutionné leur genre respectif comme l’a fait le théâtre beckettien, le regard qu’il pose sur eux n’en est pas moins perçant. De ce fait, Kalb semble persuadé que les médiums audiovisuels « suited him better », car :
the distinctive formal issues associated with these media — questions of subjective versus objective point of view, the benevolence or malevolence of the camera eye, and so on — coincide surprisingly well with many lifelong preoccupations of Beckett’s, such as the agonistic themes of darkness and light, sound and silence, and the problems of veracity and subjective identity in fictional narrative25.
À l’instar de Gilles Deleuze26, Kalb constate que « the progression from radio to film to television in his career also involves a movement toward increasingly pure distillation27 ». Ainsi, les médias offriraient à l’écrivain un langage lui permettant de s’éloigner de l’emprise de la représentation — contrairement à « la matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots28 » dont il est beaucoup plus difficile de se libérer — et avec lequel il peut enfin créer des œuvres à mi-chemin entre un tableau de Bram van Velde et la « Septième Symphonie de Beethoven dévorée par d’immenses pauses sombres » (ibid.). De ce mariage entre peinture et musique naît une poésie des plus saisissantes : « Recording pictures that are permanent and unearthly sounds that never change, technology establishes a truly “concrete” poetry, one that not only imitates electricity, but also lasts forever29 ». Il est d’ailleurs révélateur que, pour décrire la particularité de l’image beckettienne, Martin Esslin se réfère à notre perception de la musique (propos développés dans l’extrait d’entrevue présenté dans la vidéo ci-dessous).
Aussi qualifiera-t-on souvent les œuvres médiatiques de Beckett de « poésie visuelle » ou de « portraits saisissants », ce qui, toujours selon Esslin, constitue ni plus ni moins qu’un genre totalement nouveau qu’il décrit comme suit :
J’ai le sentiment que c’est ce vers quoi Beckett tendait depuis fort longtemps : la condensation du maximum d’expérience en une métaphore graphique des plus éloquentes qui pourrait alors être incarnée, rendue visible et audible, sous la forme extrêmement concise et concrète d’une image vivante, animée : un poème sans mots30.
Une métaphore graphique, certes, qui rejoint évidemment les concepts liés à l’image pure que nous avons étudiés jusqu’à présent. Nous tenterons donc de retracer les techniques du gros plan et du montage, ainsi que les procédés liés à la synesthésie, afin de démontrer en quoi ils permettent à Beckett d’aller toujours plus loin dans son esthétique « abstrahisante ». Et, parce qu’une telle démarche s’avèrerait incomplète si nous nous contentions d’étudier les scénarios à l’origine des œuvres médiatiques, nous avons intégré dans la présente étude une dimension à la fois incontournable et inédite : de courts extraits de certaines de ces œuvres en format vidéo. En effet, pour des raisons d’accessibilité et de limites technologiques, à notre connaissance, un tel défi n’avait jamais été relevé31.
- 21. Gilles Deleuze, « L’Épuisé », Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 72.
- 22. Samuel Beckett, L’inommable, Paris, Éditions de Minuit, 2002 [1953], 216 p.
- 23. Véronique Védrenne, « Images beckettiennes : De la mise en scène du corps à l'effacement du sujet dans Trio du Fantôme », Angela Moorjani et Carola Veit [dir.], op. cit., p. 331.
- 24. Jonathan Kalb, « The mediated Quixote: the radio and television plays, and Film », John Pilling [dir.], The Cambridge Companion to Beckett, New York, Cambridge University Press, 1994, p. 124.
- 25. Ibid., p. 125.
- 26. Deleuze catégorise l’Image beckettienne dans ce qu’il appelle la « langue III » de l’auteur. Selon lui « la langue III, née dans le roman (Comment c’est), traversant le théâtre (Oh les beaux jours, Acte sans paroles, Catastrophe), trouve dans la télévision le secret de son assemblage, une voix préenregistrée pour une image chaque fois en train de prendre forme » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 74).
- 27. Jonathan Kalb, op. cit., p. 125.
- 28. Samuel Beckett, « La lettre allemande » [1937], Objet Beckett, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007 [1983], p. 15. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite de la citation, précédées de la mention LA.
- 29. Enoch Brater, « Shades for Film and Video », Beyond Minimalism. Beckett’s late style in the theater, New York, Oxford University Press, 1987, p. 74.
- 30. Martin Esslin, « Une poésie d’images mouvantes », Revue d’Esthétique, numéro hors série, Mikel Dufrenne, Olivier d’Allonnes [dir.], préparé par Pierre Chabert, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, p. 401. Voir aussi Martha Fehsenfeld : « Le résultat n’est pas sentimental mais constitue une sorte de poésie visuelle, à laquelle contribuent la musique, les paroles chantées et l’image telles qu’elles se mêlent au montage » (Martha Fehsenfeld, « De la boîte hermétique au regard implacable : le champ de l’image va se rétrécissant dans l’œuvre théâtrale de Beckett », Revue d’Esthétique, numéro hors série, op. cit., p. 368-369).
- 31. Par souci de cohérence, nous avons choisi d’examiner uniquement les œuvres médiatiques originales que nous avons pu préalablement visionner. Une seule d’entre elles (Eh Joe) ne sera pas citée en format vidéo, parce que la version originale ne nous était accessible que sur consultation dans les archives de la « Beckett Collection » à l’Université Reading (consultée le 21 mai 2010).