INTRODUCTION
LA LIGNE BRISÉE
La ville nous accable de lignes brisées; le ciel y est haché en
dents de scie. Où irons-nous chercher du repos.
LE CORBUSIER
Imaginons un oubli qui ne soit pas un simple revers de la mémoire, mais une modalité de l’agir. Un oubli qui soit positif. Peut-on habiter un tel oubli? Peut-on le mettre en récit? Si la mémoire est une ligne ininterrompue qui rattache le présent au passé, l’oubli est assurément une ligne brisée, et le tracé qu’il dessine est fait de segments disjoints, d’instants sans continuité, comme dans un labyrinthe. En fait, la ligne brisée ne fait pas que définir l’oubli, elle désigne aussi le labyrinthe, le labyrinthe à choix multiples.
On distingue, depuis l’Antiquité, deux grands types de dédales : le tracé à ligne continue et le tracé à ligne brisée. Le premier n’offre au voyageur qu’un seul choix, celui d’entrer dans le labyrinthe, afin de suivre son dessin sinueux jusqu’au centre. Comme le dit Penelope Reed Doob, dans un tel dédale au tracé à ligne continue, «il n’y a pas de danger de se perdre, par définition. Aucun talent précis n’est requis, sinon la persévérance, pour atteindre le centre ou sortir; le labyrinthe n’est pas inextricable, quoique impénétrable puisse paraître subjectivement son tracé.» (The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquity Through the Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 50. Je traduis) La désorientation dans un labyrinthe à ligne continue n’est pas liée à une multitude de choix à faire, mais à l’architecture et à la structure même du lieu, à la longueur du tracé, aux tours et détours qu’il fait prendre au voyageur. Un tel tracé inspire «l’immobilité et le désespoir, la tentation de s’arrêter avant d’avoir atteint le but recherché.» (p. 50. Je traduis.)
Le labyrinthe à ligne brisée multiplie, quant à lui, les choix à faire et il rend le voyageur, du fait de ses propres erreurs de jugement, responsable de son destin. On se perd dans un labyrinthe à ligne brisée, le centre ne peut y être atteint qu’à la suite d’une série d’essais et d’erreurs qui inscrivent l’imprévisibilité au cœur même de son architecture. Le voyageur doit se soumettre au pouvoir du labyrinthe et aux volontés de son constructeur. La désorientation à laquelle il est soumis lui fait oublier ses déterminations spatio-temporelles. En fait, le labyrinthe à ligne brisée suscite l’oubli sous toutes ses formes.
Pour Doob, la distinction entre les deux tracés est secondaire. Elle note d’ailleurs que la plupart des auteurs de l’Antiquité et du Moyen-Âge atténuaient, voire ne portaient aucune attention aux différences entre les deux. Le tracé ne devait pas apparaître comme une propriété essentielle du labyrinthe, mais accidentelle, superficielle. Si le terme de labyrinthe s’applique aux deux tracés, dit-elle:
c’est parce qu’une des caractéristiques essentielles des labyrinthes pour les auteurs classiques et médiévaux est la complexité de leurs tracés, leur dimension digressive, leurs tours et détours. Un labyrinthe doit offrir un cheminement fait de circonvolutions, il doit avoir des ambages; ces ambages peuvent n’être que des détours, comme dans un tracé univoque, comme elles peuvent impliquer des dédoublements, des choix, de l’incertitude. Tout ce qui est compliqué et indirect – une quête à multiples épisodes, un texte rempli d’arabesques et d’ornements, un problème logique complexe – est labyrinthique en ce sens, et puisque aucun des deux modèles ne permet un accès direct à son centre, les deux jouent sur des ambages labyrinthique. (p. 54. Je traduis)
Pour Doob, le terme d’ambages fait la synthèse des deux tracés. Toutefois, une question demeure: pourquoi, si les deux ne représentent que des versions superficielles d’une même structure, ont-ils continué à être exploités indépendamment l’un de l’autre?
La réponse se trouve dans les modalités de la représentation et leurs exigences spécifiques. Les labyrinthes à ligne continue se retrouvent principalement dans des représentations iconiques ou picturales, tandis que les labyrinthes à ligne brisée sont présents surtout dans les représentations discursives et narratives. Ainsi, en littérature, on retrouve presque exclusivement des labyrinthes à ligne brisée. On le conçoit sans peine, il est beaucoup plus facile de décrire une structure infinie que de la dessiner sur un plan ou de la représenter sur le sol. La mise en intrigue brise la ligne du labyrinthe. En effet, si, comme le suggère Doob, la ligne continue, en tant qu’inscription d’ambages, suffit à établir le labyrinthe comme artéfact, le processus de narrativisation, la mise en récit et en intrigue en brisent la ligne.
Le labyrinthe comme artefact ne s’inscrit pas dans une économie narrative, mais plutôt iconique et esthétique. D’un coup d’œil, on reconnaît un dédale à son circuit alambiqué et aux méandres du tracé qu’il faut suivre pour se rendre à son centre. À l’opposé, la ligne brisée des labyrinthes narratifs est surdéterminée par la mise en intrigue constitutive de tout récit. S’il y a récit, comme l’analyse structurale nous l’a expliqué il y a plus de quarante ans, il y a une action qui rétablit l’équilibre. Le récit se déploie donc sur l’attente de cette action réparatrice et du rétablissement de l’équilibre qui en découle. Cette structure d’attente devient plus forte si les contraintes et les retards à l’accomplissement de l’action se multiplient. Or, la confusion naturelle du labyrinthe à ligne brisée apparaît comme la contrainte par excellence.
Le mythe de Thésée et du Minotaure a donné à cette conception sa première forme accomplie. Le labyrinthe de Dédale est une prison inextricable, tant pour le Minotaure qui y est tenu captif, que pour les victimes qui lui sont données en pâture. On ne peut y retrouver son chemin seul; il faut pour cela, nous dit le mythe, se munir d’une pelote de fil, dont une providentielle Ariane tient l’autre extrémité à l’entrée.
Le labyrinthe de Dédale est l’exemple par excellence d’un lieu menaçant, et il l’est d’autant plus que son tracé est représenté avant tout dans des récits. Il incite de plus à l’individualisation. Si le tracé à ligne continue illustre, pour Doob, «le destin inévitable auquel tout explorateur du labyrinthe est soumis » (p. 51. Je traduis), puisque le même trajet est offert à tous, le tracé à ligne brisée engage chaque fois une actualisation singulière. Il n’est pas constitué d’un seul trajet, mais d’une multitude qui demande à se singulariser. Il est une virtualité, un trajet à venir qui ne peut réellement exister qu’une fois mis en situation, puis en scène. Il s’inscrit alors dans une situation narrative qui lui assure fonction et signification.
Le labyrinthe à ligne brisée est moins un artefact, stable et reconnaissable, qu’un environnement et l’occasion d’un processus, un espace à découvrir et à maîtriser. Il se présente comme un dédale inextricable qui requiert un apprentissage et des modalités d’appropriation. Ceux qui s’en échappent, comme le fait Thésée, en sortent transformés.
Labyrinthe, oubli et violence
Cet essai porte sur les labyrinthes mis en récit. Ce n’est pas le dédale comme artéfact ou œuvre d’art qui y est abordé, malgré l’intérêt de ces représentations et leur longue histoire, mais le labyrinthe comme lieu imaginaire d’une épreuve. Les divers arguments s’y déploient ainsi à partir d’une figure, celle de Thésée déambulant seul dans le labyrinthe pour y tuer le Minotaure, avec l’aide du fil d’Ariane.
Cette figure est le noyau de l’imaginaire du labyrinthe, son image souche. Je vais développer cette figure dans toute son extension et porter une attention particulière à deux de ses traits fondamentaux. Le premier est la désorientation que ressent le héros tandis qu’il chemine dans le dédale; le second est la violence de l’épreuve que représente le combat contre le Minotaure et sa mise à mort. Or, ces deux traits sont liés par un troisième, qui est nul autre que l’oubli. La désorientation implique la perte de ses repères. Sans le fil d’Ariane, symbole par excellence de la mémoire, Thésée se perd dans le labyrinthe. Il s’y oublie. Le labyrinthe, en ce sens, n’est pas un palais de mémoire, il constitue un théâtre de l’oubli. Quant à la mise à mort du Minotaure, elle est d’une telle violence qu’elle provoque un trou de mémoire. Lorsque le héros grec émerge victorieux du dédale, et les versions traditionnelles du mythe le confirment, il ne se souvient de rien. Les évènements qui se sont produits dans le labyrinthe font l’objet d’un effacement radical.
Les réflexions menées dans le cadre de cet essai découlent de cette observation: le labyrinthe est un lieu de l’oubli. Je le montrerai en détail dans la première partie, en cherchant à comprendre les fondements de cet imaginaire.
Précisons d’entré de jeu que l’oubli évoqué n’est pas un simple revers de la mémoire. Les oublis de Thésée ne sont pas des infortunes, ils n’entravent pas ses quêtes; au contraire, ils apparaissent sous un jour positif, puisqu’ils lui permettent d’accomplir ses nombreuses quêtes. En fait, l’étude de la figure du héros grec doit poser l’oubli comme une modalité de l’agir.
L’oubli positif est un oubli en acte, un oubli in præsentia. Plus qu’un travers, il est un mode d’être, une modalité singulière de l’esprit. C’est en fait une forme de musement, qui se définit comme le jeu pur d’un esprit qui ne tente pas de rester dans les limites de la pensée rationnelle, qui flâne plutôt entre ses pensées et qui s’égare, comme on le fait quand on est dans la lune. Dans la première partie, je pose que le labyrinthe est la figure même du musement, son actualisation en une architecture singulière. Cette identification me sert d’hypothèse de lecture. Les fictions qui mettent en scène l’oubli comme modalité de l’agir utilisent les ressources symboliques du labyrinthe, et les mises en intrigue qui exploitent le labyrinthe s’ouvrent sur la logique singulière de l’oubli.
Le musement était déjà très présent dans le premier tome des Logiques de l’imaginaire. Je posais, dans Figures, lectures, que muser, c’était se perdre dans la contemplation de figures. Il y avait là une façon de comprendre l’obsession d’un sujet séduit par une figure et de décrire le dessaisissement que cette fascination engageait. Le musement y apparaissait comme une des modalités de la production de figures. Il devient ici l’objet principal d’analyse et de réflexion. C’est que le musement, tel que le labyrinthe l’incarne, permet de penser l’oubli comme modalité de l’agir.
Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur construit son essai sur une phrase d’Aristote: «La mémoire est du passé.» (Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 19) À cela, on peut répondre que l’oubli, quant à lui, est dans le présent. Il n’y a pas d’oubli au passé, l’oubli est toujours celui d’un présent auquel rien n’adhère. Si la mémoire permet de maintenir au temps sa structure phénoménologique d’un triple présent (présent du passé, du présent et du futur), l’oubli vient déstructurer ce temps, dissociant le présent de cet arc qui le définit, pour le transformer en une succession d’instants sans linéarité. L’oubli abolit le temps. On verra d’ailleurs que l’expérience du labyrinthe est régulièrement conçue comme une sortie hors du temps, comme un désordre mis dans le temps. La désorientation n’y est pas que spatiale, elle est aussi temporelle. Tous les temps s’y mêlent, car ils ne se suivent plus selon une logique de consécution traditionnelle.
Ricœur rappelle que l’oubli est conçu habituellement comme une lacune et une atteinte à la fiabilité de la mémoire. Toutefois, ajoute-t-il, il convient d’écarter le spectre d’une mémoire parfaite. Une mémoire qui n’oublierait rien ne serait plus une mémoire, ce serait un entrepôt, un boulet, comme la nouvelle «Funes ou la mémoire», de Jorge Luis Borges, le fait bien comprendre. Ricœur en conclut que l’oubli n’est pas l’ennemi de la mémoire et que les deux doivent négocier pour atteindre un équilibre. Il faut même donner crédit à l’idée que l’oubli puisse «être si étroitement mêlé à la mémoire qu’il peut être tenu pour une de ses conditions.» (Œuvres complètes. Tome I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1993, p. 553) Il ne s’agit donc pas d’opposer l’oubli à la mémoire, mais d’expliciter quel rôle il joue dans son fonctionnement. Ricœur distingue divers types d’entrave à la mémoire et suggère de développer «une grille de lecture reposant sur l’idée de degrés de profondeur de l’oubli.» (p. 538)
Mon objectif n’est pas de catégoriser les formes d’oubli ou d’inventer un ars oblivionis, il consiste, plus simplement, à explorer l’imaginaire de l’oubli et de la ligne brisée tel que le labyrinthe permet de le concevoir.
Dans la première partie, je définis les fondements de cet imaginaire. Sur la base d’une lecture attentive du mythe grec, je cherche à montrer quel rôle y joue l’oubli et comment une étude du dédale permet d’en renouveler les conceptions. Je pose, entre autres, que Thésée est un être de l’oubli, et pour bien montrer la spécificité cognitive de l’oubli comme modalité de l’agir, j’oppose la figure du héros grec à celle d’Œdipe. Cette confrontation se déploie dans la lecture de la tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone, qui permet de montrer la complémentarité des deux figures, et leur alliance dans le secret.
Dans les deuxième et troisième parties de l’essai, je me sers de la conception de l’oubli dégagée pour lire quelques fictions contemporaines qui exploitent des formes de musement et, par la force des choses, des labyrinthes. Dans la deuxième partie, je m’intéresse à la désorientation inhérente à la déambulation dans le labyrinthe et j’étudie trois textes qui, sans jamais user du terme de musement et sans se consacrer sciemment à l’imaginaire du labyrinthe, mettent en scène le premier et s’organisent en fonction des particularités du second. Je présente quelques-uns des motifs par lesquels l’oubli est mis en récit, puis propose trois lectures. La première est celle de L’attente l’oubli de Maurice Blanchot (chapitre II), qui permet de penser l’entrée dans l’oubli; la deuxième porte sur L’inconsolé de Kazuo Ishiguro (chapitre III), qui projette à la grandeur d’une ville les manifestations des oublis et des désirs de son narrateur; et la dernière s’attarde sur La Musique du hasard de Paul Auster (chapitre IV), qui croise les figures du hasard et du labyrinthe afin de donner au musement une nouvelle expression.
La troisième partie est consacrée à cet autre trait constitutif de l’imaginaire du labyrinthe qu’est la violence. J’y examine ses manifestations contemporaines et montre ses liens avec l’oubli et le silence. Je me sers de trois récits pour le faire. Le premier (chapitre V) est L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, car Jean-Claude Romand, le héros de cette triste aventure, fait de sa vie un immense labyrinthe qui ne peut avoir comme épisode central qu’un sacrifice d’une rare violence. Romand, comme Thésée, est un être de l’oubli, et je montre comment cette équation se réalise dans son parcours singulier. Le deuxième (chapitre VI) est Zombi, le roman de Joyce Carol Oates, qui met en scène un tueur en série, dont l’incapacité de s’exprimer et, par conséquent, le silence d’une parole cohérente montrent bien l’oubli qui est au cœur de toute violence excessive et fondatrice. Le troisième (chapitre VII) est Lost Highway, le film de David Lynch, qui prend la forme d’un ruban de Möbius et au centre duquel on trouve un Minotaure d’une nature surprenante. La violence, dans ce film, engendre la violence et sa représentation montre comment la répétition mène à l’écrasement de toute transcendance.
Ensemble, ces divers récits et fictions exposent les liens qui unissent l’oubli et le labyrinthe, et les motifs par lesquels ils se développent: le coma, l’amnésie, la dissolution, la désorientation, le rêve, l’écoute flottante, et toutes ces fractures de la conscience qui viennent casser le fil de la mémoire. Ils dessinent les frontières d’une littérature de la ligne brisée.