
Campanile de l’église de la Villa au crépuscule
Le vol des pensées-hirondelles
L’été, du haut du campanile de l’église de la Villa, quand le ciel s’embrase et que les derniers nuages s’effilochent dans l’air refroidi du soir, on peut observer le vol tout en finesse des pensées-hirondelles.
Comme les martinets et les sternes, les pensées-hirondelles ont des queues fourchues et de longues ailes. Leur livrée est d’une bleu azur strié de noir et leur bec est cendré. Attirées par les formes allongées et toutes en hauteur du campanile, elles s’élancent depuis le jardin du cloître, glissent contre les têtes des pins et viennent virer contre le mur du clocher. Leur vol tout en volutes et arabesques fait penser au jeu des papillons de la tour du Gao. Il possède, aux dires des citoyens de la cité portuaire d’Eddable, des vertus thérapeutiques, et nombreux sont ceux qui se rendent au campanile, à la brunante, pour en apercevoir les tracés singuliers.
La sagesse populaire nous apprend que les pensées-hirondelles aident à prendre des décisions avisées, à choisir la bonne voie quand une fourche se présente et à déterminer les véritables sentiments de l’être aimé. Elles détendent en période de stress et favorisent la concentration, ce qui les rend très populaires auprès des étudiants qui viennent les observer au moment des grands examens du printemps. Elles aident les femmes à retrouver leur sérénité après toute rupture. Elles encouragent les prêtres à respecter leurs vœux de célibat, surtout pendant les grandes chaleurs estivales. Plus généralement, les poètes et les écrivains de l’Île les considèrent comme des muses. Le tracé complexe de leur vol est source d’inspiration.
« Il suffit », explique Jean Suguy, l’un de nos poètes les plus respectés, « d’observer le vol de deux ou trois pensées-hirondelles pendant quelques instants pour que notre esprit se libère et parte s’aventurer sur les terres fertiles de l’invention. On ferme les yeux et c’est comme si un théâtre s’ouvrait. Les pensées virevoltent, les images se multiplient, les figures se cristallisent et c’est notre imagination qui s’emballe. C’est la meilleure des drogues. Plus efficace que les champignons rayés du Mont des villages blancs ou que l’écorce des glataliers du Lac des eaux dormantes, bouillie dans de l’huile de baleine bleue. Et tout aussi ensorceleur que l’amour d’une femme aux cheveux roux et aux mains gantées. »
Origine
On raconte que c’est Saul Adde, l’architecte de la salle des mille colonnes du Palais de la Musquette, qui a découvert les propriétés cognitives des pensées-hirondelles. Pour un architecte, l’imagination est une faculté tout aussi essentielle que fragile. Il faut la protéger, la stimuler et l’entretenir. Inquiet des ratées de sa propre imagination, qui prenait de plus en plus de temps à trouver des solutions à des problèmes d’apparence anodine, signe pour l’architecte d’une détérioration certaine de ses facultés, il a cherché à contrecarrer les ravages du temps et du surmenage.
Sa première piste a été d’explorer les capacités oniriques du sommeil. Après de fastidieuses recherches, il est entré en contact avec la firme d’ingénieur Gysin & Sommerville, spécialisée dans le sommeil et ses conditions matérielles, et il a entrepris, dans un partenariat économique et scientifique novateur, de parfaire le développement de leur machine à rêver.
Gysin, Sommerville et Adde poursuivaient en fait la même quête : libérer l’esprit afin d’aider à la création artistique. Mais les deux ingénieurs, Gysin et Sommerville, avaient une longueur d’avance : leur firme avait déjà commencé à commercialiser un dispositif, œuvrant un peu à la manière des premiers cinématographes. En fait, comme les primitifs phénakistiscopes – ces disques ronds en carton percés de fentes que les enfants faisaient tourner afin de voir s’animer les images qu’ils contenaient –, leur machine à rêver était composée d’un cylindre percé sur le côté tournant à quarante-cinq rotations à la minute. Une ampoule était placée à l’intérieur du cylindre et les fentes laissaient passer la lumière à une fréquence située entre 7 et 13 Hertz. C’est la fréquence du cerveau d’un dormeur en plein rêve.
Il fallait, aux dires des ingénieurs, regarder les yeux fermés la machine à rêver et le clignotement de la lumière stimulait le nerf optique jusqu’à ce qu’un état voisin de celui du rêve soit suscité.
Dans leur catalogue, Gysin et Sommerville déclaraient que la machine à rêver provoquait une mobilité psychique et corticale qui ouvrait les voies de la conscience et de la révélation. Elle devait permettre d’arrêter tout discours intérieur et d’accéder instantanément à un silence métaphysique. On obtenait des films muets apparemment projetés dans la tête, qui se transformaient même parfois, si les conditions étaient propices, en immersion complète dans un environnement tridimensionnel.
Les résultats préliminaires se montrèrent décevants. Au lieu d’accéder à des strates de conscience et à un éveil inédits, l’utilisation de la machine ne donna à Saul Adde qu’une intense migraine. Il ne voyait rien de nouveau apparaître sur le théâtre intérieur de son esprit, sauf de très quelconques feux d’artifice.
Pendant trois ans, l’architecte travailla à l’amélioration du design et tenta de peaufiner les paramètres d’opération du cylindre et d’ajustement de la lumière, jusqu’à ce qu’il comprenne que la machine à rêver n’était rien d’autre que le rêve d’une machine sans avenir.
Un jour, par un de ces hasards qui font de la vie un mystère répété, Saul Adde retrouva le dépliant de la machine à rêver fourni par Gysin & Sommerville et son attention fut attirée par l’une des premières remarques. On y parlait de Nostradamus et de son habitude de s’asseoir tout en haut d’une tour où, face au soleil, il écartait les doigts de ses mains et les agitait devant ses yeux fermés. Les jeux d’ombre et de lumière ainsi créés provoquaient des visions subtiles qu’il pouvait interpréter à loisir. D’autres, dont Pierre le Grand et Napoléon Bonaparte, répétèrent l’expérience avec succès.
Intrigué, Saul Adde monta en haut du campanile de l’église de la Villa et entreprit à son tour d’agiter ses doigts devant ses yeux fermés. Mais, le soleil déclinait et rien de concret ne s’imposa à son esprit. Il remarqua cependant, qu’à la tombée du jour, les hirondelles étaient apparues, affamées comme il se doit, et que leur vol gracieux entraînait chez lui un ravissement inégalé. Il analysa longuement ses réactions et conclut que le vol des hirondelles provoquait sans défaillir ce que la machine à rêver n’était pas parvenu à susciter. Il baptisa les oiseaux du campanile les « pensées-hirondelles » et, depuis ce jour, les poètes et les citoyens de l’Île viennent en faire avec succès l’expérience.
Il s’agit d’une des attractions les plus populaires de l’Île des pas perdus. Compte tenu de l’achalandage important, surtout durant les mois d’été, il convient de réserver sa place au moins trois jours d’avance et la durée de la visite en haut du clocher est limitée à quarante-cinq minutes.
Dans la salle intérieure du campanile, on remarquera une exposition consacrée à la machine à rêver de Gysin & Sommerville, ainsi qu’aux diverses modifications que lui apporta Saul Adde. Croquis, tableaux et pages du carnet offrent un aperçu intéressant du travail créateur de l’artiste.