— Pyramide! Pyramide!
Gazole a hurlé de toutes ses forces, accrochée au parapet. Pyramide encore. Quel nom à crier à tue-tête! Échos d’un long solo de batterie, un soir d’acide.
Le fjord a sa mine des mauvais jours. Les nuages sont laids. Le bateau s’éloigne. On discerne Pyramide sur le pont arrière, engoncé dans son vieux paletot. Il ne se retourne pas. On devine Retors à ses côtés, petit, la cigarette aux lèvres, sa casquette enfoncée de travers.
Quelle idée ont-ils eue de s’aventurer sur le Saguenay avec des Hells? Comment Pyramide a-t-il pu croire les sornettes qu’on lui a racontées? Partir en repérage sur le fjord… Tout ça finira mal. Mais il est trop tard, le bateau de pêche a déjà pris le large.
Gazole donne quelques coups de pied exaspérés sur le garde-fou. L’envie lui prend de quitter ce coin maudit pour descendre à Montréal. Des rues qui ne s’arrêtent jamais, des nuits qui ne se rendent nulle part, et personne pour vous décevoir.
De toute façon, Le livre des morts, leur groupe rock, vient de mourir et rien ne pourra le faire revivre. Le coup de grâce a été asséné la nuit dernière. Leur dernier spectacle devait durer une éternité, Gazole y a mis fin sans crier gare. Pyramide ne le lui a pas pardonné.
Gazole s’éloigne. Ses Nike sont détrempés. Le vert fluo de ses cheveux s’est assombri. Entre ses doigts, elle fait rouler les billes de son bracelet. Le dernier cadeau de Pyramide, cassé depuis la veille et maintenant au fond d’une poche. Pour chaque bille, une injure. Comme sa grand-mère, dans le temps, mais à l’envers.
Les baies vitrées de la pharmacie lui renvoient une image détestable, grossie par le froid. Ses trois années au cégep ont laissé des traces. Quelque chose d’engourdi dans la démarche, le regard. Les longues heures de cours et les nuits blanches à improviser des travaux l’ont assommée. Son aura est d’un jaune délavé. La tache de bleu sur son front continue de l’inquiéter. Elle se sent marquée.
Elle n’a pas dormi de la nuit. Pyramide est parti aux petites heures du matin rejoindre Retors et elle s’est décidée enfin à le rattraper, malgré leur rupture. Elle est sortie sans rien avaler, sans même prendre le temps de s’habiller correctement. Pas de soutien-gorge, des chaussettes dépareillées. Qui verra la différence? Elle tient dans ses mains un revolver imaginaire qu’elle pointera vers le premier qui osera la déshabiller du regard. Elle tirera sans hésiter.
Pyramide…
Gazole entre au restaurant du coin. Il est vide. Un dimanche matin gris. Elle commande un café, des œufs brouillés. Assise à la table du fond, sur une banquette défoncée, elle se surprend à tracer sur le napperon en papier des cercles et des ovales au crayon de cire. Une grenouille. Elle esquisse les contours d’une grenouille, comme elle a appris à le faire, enfant. Je suis contaminée. Elle s’arrête avant de former les membres, corps amputé de sa fin, trois ovales qui ne forment encore rien. Un vide. Elle barbouille son dessin de traits épais et violents. Bientôt il ne reste plus qu’une grande tache noire, inutile.
Par la fenêtre, elle croit reconnaître quelqu’un. Ombre furtive qui disparaît aussitôt aperçue. Elle chiffonne le napperon. Puis se dirige vers la machine de Vidéopoker. Elle a en poche soixante-deux dollars. Si tout va bien, elle aura le temps d’oublier le fjord, Pyramide, l’ombre alourdie des deux Hells sur le pont. Tout ce qui se trame en elle.