Qu’est-ce qui pousse les chiens à hurler toute la nuit? À me suivre pas à pas aux abords des villages?
Je ne suis pas ému par Dieu, je ne l’ai jamais été, mais je reste bouleversé par les efforts déployés par les hommes pour lui plaire. Cathédrales et mosquées, drapeaux de prières flottant au vent à cinq mille mètres d’altitude. Sacrifices d’animaux. Jeûnes, pèlerinages.
Ils m’ont communiqué leur rage.
11 novembre 1993
Pyrénées orientales.
J’ai gravi la pente qui mène à la tour du Gao, tout près du Canigou. Mon esprit troublé par l’altitude.
La tour.
J’ai ouvert ma chemise pour sentir la chaleur du soleil. J’ai roulé ma veste contre un rocher et j’y ai déposé ma tête. L’oxygène était rare et j’ai voulu me reposer un peu, couché sur une herbe jaune.
Alors que j’ouvrais les yeux, un papillon est passé près de mon visage. Ses ailes oblongues étaient bleues, avec deux taches vertes en forme d’iris.
J’ai sursauté, avant de comprendre qu’il s’agissait d’un insecte. J’avais d’abord cru à un fantôme qui me regardait de près. Un père? Anna?
Je l’ai suivi.
Je me suis approché de la tour en ruine. Pics et vals découpés à l’horizon. Je me sentais léger, aussi souple que le vol en spirales, volutes et arabesques de l’insecte.
Un autre papillon l’a rejoint et, ensemble, ils ont composé un ballet que j’ai tenté d’imiter. Mais on ne peut suivre qu’une fraction du vol des papillons, fragments qui leur confèrent une grande impunité. Les âmes de leurs ailes se répondent dans un chant qui dissipe la solitude. Je les ai pourchassés jusqu’au bord de la falaise et, atteint d’un brusque vertige, j’ai dû revenir sur mes pas.
Les papillons ont continué leur route, insensibles aux égarements, au gouffre qui avait failli m’absorber.
11 novembre 1993
Je suis redescendu de la montagne à toute vitesse. Mon malaise était grand et ma route, toute en spirales, fourches et virages.
Une place fortifiée sur les bords de la Têt. Des pierres verdâtres sur un fond de grès. Je me suis arrêté.
L’après-midi tirait à sa fin et il ne restait dans la vallée que des ombres étirées, d’un gris bleu. Je me suis mêlé aux touristes et j’ai déambulé le long des deux étroites rues du village.
Tout était exigu, comprimé, comme s’il était possible à des lieux de rentrer la tête et de plier l’échine. La mairie, l’église, les anciennes baraques, la place du marché, le platane.
Les parois de la falaise.
Dans une boutique, j’ai découvert des pierres du monde entier, des formes trop complexes pour que des mots puissent les représenter, des teintes et des couleurs aux noms étrangers.
Sur une table étroite, au milieu d’agates brisées et de cristaux renversés, j’ai trouvé un fossile.
Il est de forme arrondie, poli et bien taillé. À travers ses rainures, il laisse voir deux larves allongées, aux pattes multiples et aux sections abondantes. Ce sont, je crois, des chenilles antédiluviennes.
L’une est complète, à peine tordue par les millénaires, l’autre disparaît à sa fin dans le cœur de la pierre.
Elles reposent là toutes les deux, à jamais figées dans un sarcophage d’un bleu aussi profond que les entrailles de la terre.
Il ne reste plus de leur vie que ces carapaces plaquées contre l’éternité par la lave. Mais elles m’apparaissent plus vivantes encore que les deux papillons de la tour du Gao. Leurs mouvements sont intérieurs, marqués par une existence secrète, étrangère au vide éphémère de la chute.
J’ai saisi le fossile et lancé des francs à la vendeuse.
Je n’avais plus rien à faire en ce lieu.
J’ai repris la route, quittant la montagne, ses falaises et ses absences.
J’ai déposé le fossile sur ma table. Il a déjà laissé, dans le creux de ma main, une marque de rien du tout, là où ma ligne de vie tend à s’arrêter.