Extrait

Introduction

C’est une particularité de l’imagination de se croire toujours à la fin d’une ère.
Frank Kermode

Un homme marche avec son enfant sur une route abandonnée. Autour de lui, il n’y a que ruines. Le paysage est post-apocalyptique, de lourds nuages cachent le soleil, des cendres couvrent tout, comme si une comète avait frappé la terre et soulevé une masse de poussière capable de provoquer une nouvelle glaciation. La flore meurt asphyxiée et la faune ne résiste guère à la famine. Tout n’est que désolation.
La route lézardée est le dernier lien avec la civilisation, un lien ténu et ouvert sur un vide que rien ne pourra combler. L’homme crache du sang au lever, il sait qu’il va mourir, mais il veut protéger son fils des dangers qui le menacent : de la faim et des cannibales. Ils font route vers le sud et la mer dans l’espoir d’y trouver un environnement plus clément et, peut-être, une nouvelle vie. L’homme ne survivra pas au périple et il devra laisser son fils continuer seul sa route. C’est à cette condition seulement que l’humanité survivra.
Cormac McCarthy a mis en scène ce crépuscule de façon soutenue dans son roman La Route, récipiendaire du prix Pulitzer en 2007. Or, cette image d’un père épuisé et impuissant face à un monde d’ores et déjà anéanti, apparaît comme la figure par excellence de l’imaginaire de la fin : un monde en lambeaux, une route comme une mince frontière entre la civilisation et la barbarie, et une errance qui se survit à peine à elle-même. La figure épurée d’un tel homme, déambulant entre les décombres, parle d’un temps en dehors du temps, puisque complètement déstructuré, et d’un monde à la géographie effondrée. L’image résume à elle seule les peurs d’une fin du monde. Elle la présente comme déjà accomplie, et par conséquent inévitable. Elle en fait un cataclysme qui sape tout, jusqu’aux fondements de la civilisation. Elle affirme le chaos comme seule réalité, seul destin. Le langage et la rationalité y deviennent un luxe dont on apprend vite à se passer. L’unique loi encore respectée pose la survie comme principe supérieur. Et le monde inexorablement s’épuise.
L’homme errant est comme une chandelle dont la flamme vacille, rendue au bout de ses réserves. Quand la mèche se sera définitivement éteinte, l’obscurité tombera, et il ne sera plus possible de distinguer où s’arrête le monde et où commence le néant.
L’imaginaire de la fin s’alimente de ces apocalypses intimes, de ces fins vécues sur un mode restreint et qui répercutent le destin de l’humanité entière. En retrait des spectacles à grand déploiement où l’apocalypse est posée comme un spectre diabolique et parfois grandguignolesque, la fin circonscrite mais beaucoup plus concrète d’un sujet, la sienne propre ou celle de son monde, a pris le relais pour exprimer de façon beaucoup plus précise l’abîme qui s’ouvre quand sont aperçues les limites de la vie. Le collectif et le singulier s’y articulent comme les faces opposées d’une même réalité imaginaire.

Penser la fin


La culture occidentale a fait de l’imaginaire de la fin un de ses motifs privilégiés. On en trouve l’écho dans les discours alarmistes de toutes sortes qui s’alimentent, au gré de l’actualité, de développements scientifiques inquiétants, de catastrophes médicales, écologiques et planétaires, d’impasses collectives, sociales et privées, d’une résurgence des sectes et des religions, de l’intégrisme et du terrorisme. Cet imaginaire n’est ni nouveau ni spontané, et encore moins homogène. Ses lieux sont multiples et l’espace qu’il occupe est ou bien central, par le caractère essentiel des mythes d’origine et de fin du monde, ou bien périphérique, puisque constitué de discours marginaux et sectaires, d’aliénation et de persécution. La fin qu’il met en scène est tantôt celle d’un monde, d’une tradition ou d’une pratique, tantôt celle du Monde.
Parler d’imaginaire implique que la fin doive être conçue avant tout comme une pensée, une représentation. Si certains discours l’inscrivent comme un événement – la planète frappée par un astéroïde ou détruite par une bombe atomique, la contamination par un virus décimant la population entière, la pollution détruisant l’équilibre du vivant – elle n’est jamais qu’un fantasme, constitué de figures et d’une logique de mise en récit, fondée sur des scénarios catastrophe dont le plus célèbre en Occident est sans contredit L’Apocalypse de Jean, le dernier texte de la Bible. La fin se manifeste comme un ensemble de signes et d’indices, un événement jugé imminent. Or, c’est un événement qui ne peut jamais advenir, à moins d’annihiler le sujet qui l’anticipait… Car nous ne pouvons jamais aller au-delà du seuil de la rupture. Jean-François Chassay le signale d’emblée : « Imaginer la fin consiste d’abord à envisager un phénomène ontologiquement inadmissible, son propre effacement du réel. » (Dérives de la fin. Sciences, corps et villes, Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 9)
Pour Vladimir Jankélévitch, la mort est un vide absolu, qui élude toute conceptualisation (La mort, Paris, Flammarion, 1966). Elle engage une réduction à l’infini de la matérialité même de la vie. Non seulement elle ne laisse rien, mais elle ne laisse rien de ce rien. La mort est de l’ordre de l’inimaginable. Elle est une fin, mais une fin radicale, complète et incontournable, qui ne permet aucune issue, aucune faille par laquelle s’immiscer. Comme le dit Jankélévitch, celui qui meurt ne va nulle part, il ne migre ou n’émigre nulle part. On ne devient rien dans la mort. En fait, sa frontière ne peut être franchie parce qu’il n’y a pas à proprement parler de frontière. La vie, à sa fin, s’ouvre sur un néant qui résiste à tout. Or, dans ses diverses actualisations, l’imaginaire de la fin s’emploie à cacher ce néant, à substituer au vide qu’elle engage un tissu fait d’images, de figures et de récits qui ont pour but de couvrir ce scandale et d’en atténuer la portée. À la fin absolue de la mort dans le réel répond la mort comme fin relative dans l’imaginaire et comme spectacle. La fin est à imaginer en une totalité qui sait faire écran, et ses implications s’organisent en un horizon servant de support à l’attente.
Jean-Pierre Vidal l’a souligné : imaginer la fin du monde est une façon de se venger à l’avance de sa propre mort (« ‘Moi seule en être cause…’ Le sujet exacerbé et son désir d’apocalypse », Protée, hiv. 1999-2000, vol 27, no 3, p. 45), et d’en refuser du même coup la dimension individuelle et singulière. Le sujet ne meurt jamais seul, il entraîne avec lui son monde, qui ne peut résister à la catastrophe et s’effondre dans le mouvement même qui emporte son auteur. L’imaginaire de la fin apparaît alors d’emblée comme une projection compensatoire servant à colmater une brèche : il est la reprise sur le mode de l’imaginaire d’un réel qui est fait pour échapper, l’expérience de notre propre fin.

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