Extrait

case-de-j-r-berger

Chapitre 1

Les mystères de Montréal

La ville n’est plus ce qu’elle était. Depuis combien de temps, personne ne peut le dire, mais, au fil des jours, les ruines ont étendu leur emprise, comme des mauvaises pensées que plus aucun tabou n’arrête.

Les ponts qui mènent à la rive sud se sont effondrés, sauf le Jacques-Cartier qui continue à franchir le Saint-Laurent en indomptable explorateur. Les files de voitures s’étirent à ses abords à toute heure du jour et de la nuit. Une voie spéciale a été aménagée pour les piétons, les cyclistes et les suicidaires que les autorités ne songent plus à protéger de leur apocalypse intime. Des vendeurs itinérants offrent aux automobilistes immobilisés des boissons gazeuses, des sandwiches et de l’essence coupée à l’alcool.

La ligne jaune du métro n’est plus en opération depuis longtemps. Le tunnel s’est affaissé au milieu du fleuve, sa voûte écrasée par des eaux trop lourdes et insidieuses. Il a fallu sceller son entrée pour permettre aux autres lignes d’opérer. Les services sont par ailleurs restreints. Des 68 stations, il n’en reste que 26 en opération, comme si le métro était revenu à sa configuration initiale, en 67 au moment de l’Expo. Sur la ligne orange, le long de la rue Saint-Denis, deux tronçons sont encore actifs, entre les stations Crémazie et Rosemont, ainsi qu’entre Mont-Royal et Berri–UQAM. Des autobus bondés font la navette entre ces terminus improvisés. Sur la ligne verte, le service s’interrompt aux stations Papineau et Peel. Le reste du réseau est à l’avenant, des segments réduits alimentés par des wagons délabrés et grinçants. Les graffitis y rivalisent avec la rouille et les déchets. Les passagers portent des gants même en été, et des masques pour se protéger des mauvaises odeurs.

Des tuk-tuk, des tricycles motorisés comme au Guatemala ou en Thaïlande, sillonnent les rues du centre-ville et imposent leur rythme au trafic. Ils s’arrêtent à tout moment pour déposer ou prendre des clients. Des vendeurs ambulants, installés au coin des rues, offrent des produits pharmaceutiques, des gadgets électroniques périmés et des plats cuisinés sur place. Il faut se méfier des bouteilles d’eau offertes, la plupart ont été remplies à même l’aqueduc désuet de la ville. Des échoppes improvisées surgissent à tout coin de rue, des cordonniers aux outils usés, des marchands écoulant des stocks d’invendus, des lunetiers improvisés et des bouquinistes mal famés.

Les journées de grandes pluies, les égouts ne suffisent pas à la tâche et les rues sont inondées. L’eau s’infiltre jusque dans les commerces officiels. Les denrées ne sont plus stockées dans les sous-sols, mais aux étages supérieurs, et les voleurs fréquentent assidûment les toits qu’ils transpercent avec des marteaux piqueurs afin de s’emparer du butin convoité.
Avec ses rues barrées et ses détours improvisés, la ville est devenue un grand labyrinthe. Le viaduc de la rue Rosemont, qui enjambe la rue Saint-Laurent, s’est effondré et a coupé l’artère principale de la ville en deux sections orphelines. Le déraillement d’un train de marchandises, saboté par des terroristes, a bloqué les rues Saint-Hubert, de Lorimier et Pie-IX, au nord de Laurier. Pour aller vers le nord ou le sud, à l’est de Saint-Laurent, il ne reste plus qu’une seule voie, la rue Saint-Denis, où les barricades se multiplient, ainsi que les escarmouches entre forces de l’ordre et groupuscules révolutionnaires.

L’autoroute métropolitaine n’est plus en service, même si la voie surélevée paraît encore intacte. Des études ont montré que le béton utilisé était en train de se désagréger, et l’armée en a réquisitionné l’usage. Elle en réserve les voies à ses convois et à des cortèges diplomatiques.

La ville s’est transformée en une constellation de ghettos, séparés les uns des autres par des infrastructures détruites ou déliquescentes. Les quartiers favorisés de Westmount, d’Outremont et de Ville Mont-Royal sont protégés par des clôtures électrifiées, et des patrouilles de sécurité circulent en camions blindés munis de détecteurs de mouvements.

Les gratte-ciel du centre-ville sont encore utilisés, même si leur accès est réduit et fortement sécurisé. Certains ont été convertis en condominiums. Les cadres et les dirigeants n’ont plus à traverser la ville pour y travailler. L’électricité est rationnée : les étages pairs sont alimentés le jour, pour le travail, tandis que les impairs le sont en soirée et la nuit. Quelques centres commerciaux souterrains offrent encore des services, mais les magasins y vivotent. Les clients craignent les rafles et les embuscades qui se multiplient, et ils se font de plus en plus rares.

Montréal est une ville sur le déclin, vidée de son énergie vitale, et sa police ne parvient plus à assurer la protection des citoyens. Des milices ont pris le relais, et ce qu’elles ont perdu en autorité, elle le regagnent en brutalité. Elles ont envahi tous les quartiers et maintiennent une pression adéquate sur la population. Tant qu’elles paient les redevances prévues, tout leur est permis. Les parcs ont été transformés en châteaux forts dont elles contrôlent les accès. En soirée, des spectacles punk rock sont organisés, suivis de cabarets slam et de fêtes techno qui se succèdent toute la nuit. Les jeunes s’y donnent rendez-vous, happés par cette culture sombre et sauvage. Les parcs Jarry, Maisonneuve et Lafontaine sont ainsi sous le contrôle des puissants Tzolkin, appelés aussi la Milice des 260, réputée pour ses soldats violents, ses pyramides de méditation et ses fêtes dionysiaques.

L’avenir est évacué des consciences. On ne pense plus qu’à survivre au présent, rêvant d’un passé depuis longtemps déchu. Le temps est définitivement maussade, et le ciel est lourd de l’angoisse que les citadins ressentent à l’approche de la fin.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>