Entrevue

(Cette entrevue menée par Claude Gonthier est insérée dans l’édition collégiale de Gazole)
Claude Gonthier : À une enquête sur le suicide, l’héroïne de Gazole substitue rapidement une quête d’identité.  Sur quoi débouche-t-elle?
Bertrand Gervais : Le roman met en scène une quête et une enquête, mais une enquête qui avorte avant que tout ait été trouvé. On ne saura jamais exactement pourquoi Lance s’est suicidé.
Au cours des ans, j’ai eu des amis et des connaissances qui se sont suicidés. Et chaque fois, j’ai été étonné. On ne l’avait pas vu venir. Pas vraiment. Il y avait des indices, mais ils n’avaient pas été assez forts pour qu’on puisse prévenir le geste. Chaque fois aussi, je me suis rendu compte qu’on ne parvenait pas à savoir pourquoi ils l’avaient fait. On pouvait percer une partie du mystère, mais jamais on ne parvenait à aller au fond des choses. Chaque suicide est resté une énigme. Je me suis rendu compte en fait qu’on ne peut jamais connaître l’autre qui est devant soi. On pense le connaître, mais on ne fait jamais qu’effleurer la surface.  Il y a toute cette partie intime qui nous échappe et nous échappera toujours. C’est un peu ce que j’ai tenté de faire avec le roman. Gazole commence à comprendre un peu mieux ce qui a pu pousser Lance à faire son geste. Mais elle ne pourra jamais tout savoir. Quelque chose restera inaccessible. Il y a une enquête, dans Gazole, mais elle se termine sans que toutes les parties de l’énigme soient résolues. En cela, c’est comme la vie. L’autre reste une énigme, fait qui nous est révélé parfois par des gestes brutaux, inattendus.
L’enquête débouche sur une quête, mais une quête de connaissance, qui porte sur la mort et ses liens à la sexualité. Éros et Thanatos ont de tout temps été liés. En français, on parle de la petite mort, pour décrire la jouissance masculine. Les deux sont un mystère. Un mystère avec lequel nous devons vivre toute notre vie adulte, bien que sur des modes différents. L’un, la mort, n’est qu’une menace plus ou moins réelle, et qui le devient au fur et à mesure que nous vieillissons et que nous voyons des gens mourir, tandis que l’autre, la sexualité, est une réalité omniprésente. Nous en faisons l’apprentissage, qui se passe plus ou moins bien, selon les cas. Je voulais dans Gazole que les deux se mêlent, qu’il se crée une confusion. Je cherchais à ouvrir un lieu où les deux puissent se croiser et, étrangement, que l’un par l’autre soit opérée une certaine synthèse.

CG : D’où vient votre intérêt pour le suicide chez les adolescents et le mystère qui le recouvre ou dont on cherche à le recouvrir?

BG : Mon intérêt porte moins sur le suicide que sur la mort. En fait, il porte sur notre méconnaissance de la mort. Dans Gazole, j’ai voulu jouer à plein la mise en spectacle de la mort, afin non pas tant de la dénoncer que de la dépasser.
Cette mise en spectacle passe littéralement par les spectacles du groupe rock, Le livre des morts, mais aussi par le fait d’habiter au-dessus d’un salon funéraire. Il y a aussi tout le commerce de la mort, avec le choix de l’urne, l’exposition, l’embaumement, des rituels vides de sens. Et il y a le suicide de Lance; Thödol, dont le nom est une partie du titre tibétain du Livre des morts ; les anges de la mort que sont les Hell’s Angels; les désirs de violence de Gazole qui tire sur tout ce qui bouge avec ses armes imaginaires. Je me suis servi aussi du vocabulaire présent dans la traduction française du Livre des morts des anciens égyptiens pour écrire les relations sexuelles fantasmées de Gazole avec Lance, façon d’accentuer la dimension mystique de ces expériences rêvées (et de continuer à jouer avec le « livre des morts »). Cela me permettait de lier Eros et Thanatos, de les associer de façon singulière dans l’intimité du fantasme. C’est une scène à ce point « intime », un spectacle à ce point intérieur qu’il échappe même à Gazole!
Le dépassement vient, quant à lui, de l’expérience privée de Gazole. Quand elle voit pour la première fois le corps de son ami mort, elle a une sorte de révélation. Un monde s’ouvre à elle qu’elle explore. C’est un concours de circonstances qui lui donne accès au monde de Lance. Le fait de le voir dans un état de vulnérabilité totale, le fait aussi de lire ses textes, d’entrer dans sa sphère privée.  Gazole n’est pas préparée à cette expérience. Aussi sera-t-elle confuse, elle ira à l’encontre de ses propres croyances, elle rêvera à des choses taboues. Ses certitudes s’écraseront d’elles-mêmes. Mais, ce faisant, elle fera le deuil de Lance. Un deuil comme expérience personnelle et privée, plutôt que publique et vaine. Elle refera symboliquement le geste de Lance, dans le bain avec un rasoir, geste qui lui permettra de sortir de cette période trouble et de survivre. De ne pas s’enfoncer, elle, dans la mort. Il était important qu’elle s’approche de la mort, qu’elle soit tentée par elle, ne serait-ce que par sa relation imaginaire avec le spectre de Lance, qu’elle soit assez proche pour comprendre par elle-même et pour elle-même ce qu’elle représente, mais qu’elle résiste par contre à son appel (ce que n’a pu faire Lance) et qu’elle en sorte indemne.  Son geste à elle est symbolique, c’est toute la différence. C’est elle qui survit.
Le geste de Pyramide aussi est symbolique, celui de jeter l’urne dans le fjord, mais il reste inaccessible. On ne sait pas précisément à quoi répond ce geste, sauf à unir définitivement les deux amis, à sceller leur amitié à jamais. Je voulais que Pyramide reste un mystère, que ses pensées, pour une grande part, restent impénétrables. Lui aussi vit un deuil, mais un deuil violent, où les choses se brisent, un deuil vécu sur le mode du retrait, de la séparation et du silence. Pyramide veut tout casser, il a un comportement destructeur. Si Gazole rêve à des scènes de destruction, Pyramide passe à l’acte.

CG : Le personnage de Pierre Vallée, professeur de littérature, est-il un alter ego en raison de sa position d’observateur du milieu étudiant?
BG : Je ne suis aucun des personnages de Gazole en particulier. Mais en même temps, comme pour tout auteur, j’imagine, il y a un peu de moi dans chacun d’eux. Je suis Lance, vivant malheureux dans une chambre minuscule qui ne sait pas comment se sortir de son désordre amoureux et romantique, qui écrit des textes de révolte à défaut de pouvoir véritablement se révolter, qui reste en retrait de ses proches; je suis Retors devant son ordinateur qui lui sert de refuge, qui préfère le calme froid de l’écran aux rapports humains, toujours trop complexes; je suis Pyramide, revenu transformé de son voyage en Amérique latine, incapable de sortir de son silence et de ses secrets et qui est d’une grande fidélité dans ses amitiés; j’ai fait du judo comme Véronique; j’ai eu des amours impossibles et vexants; j’aurais voulu être un rockeur, mais je n’avais pas de voix. À ce titre, la seule qui est une véritable création, c’est Gazole. Et c’est à elle que je m’identifie le plus! J’ai aimé voir le monde de son point de vue, me mettre à sa place tandis qu’elle tentait de remettre un peu d’ordre dans cet univers qui s’écroule.
Je voulais, dans Gazole, que la vie et la mort s’emmêlent, pour créer un univers inconfortable, où tout est remis en question. La temporalité vole en éclats, le monde se défait. Dans une telle situation trouble, cela prend des guides. L’un, c’est  Lance, même si ce guide agit auprès de Gazole sur un mode négatif. C’est l’anti-guide. L’autre, positif, c’est Pierre Vallée. C’est lui, même si on peut croire un certain temps qui ses intentions sont ambiguës, qui guide Gazole, qui lui prend la main dans la dernière scène et qui l’amène jusqu’à cette frontière qu’elle doit traverser seule. Il n’a pas réussi à guider Lance, mais il parvient à le faire avec Gazole. Je ne pensais pas à moi, en construisant le personnage de Pierre Vallée, mais à certains des profs que j’ai eus tout au long de mes études et qui m’ont aidé quand je m’y attendais le moins (et que j’en avais évidemment le plus besoin), des profs qui ont joué discrètement le rôle de passeur, m’indiquant au moment opportun le chemin à prendre. Parfois, il n’en faut pas plus.

CG : Les principaux personnages sont des artistes et des marginaux.  Est-ce que cela suffit à expliquer les surnoms qu’ils se sont donnés?
BG : Quand on se met à travailler sur un récit, on ne sait jamais où l’écriture nous portera. Des choses inattendues surgissent qui changent le cours des choses. Tel personnage prend une importance démesurée. Tel événement devient central. Avec Gazole, le point de départ est toujours resté le même. Une image cinématographique : Gazole, accrochée au parapet, qui regarde le bateau, où se trouvent Pyramide, Retors et les Hells, s’éloigner sur le fjord, et qui crie : « Pyramide! Pyramide! ». Je ne savais pas quelle histoire je raconterais, mais je savais qu’elle commençait là. Le bateau qui s’éloigne, Gazole qui regarde la scène, impuissante. Un flash. J’ai composé l’histoire autour de cette image et de ces noms. Car les noms étaient déjà trouvés, c’étaient des noms de guerre, des noms de groupe rock, des pseudonymes inusités (sauf pour Retors, le pauvre…). Au départ, Gazole devait même s’appeler Chipie. Mais cela sonnait trop enfantin. Alors, je suis passé à Gasoil. Mais mon correcteur orthographique n’arrêtait pas de me corriger gasoil pour gazole! Au lieu de me rebeller, je l’ai laissé faire et le nom Gazole s’est imposé…
Ces noms étaient une façon simple et efficace d’ancrer ma fiction dans le merveilleux et l’étrange. Je ne tenais pas à faire un roman réaliste. Dans Gazole, le Saguenay est en fait un lieu imaginaire. Je l’ai choisi à cause du fjord. C’est le fjord, ou l’idée du fjord qui m’intéressait, cette chose unique en Amérique du Nord. Ce long sillon, ces parois de roches, qui se rendent jusqu’à la mer. Il y a là un décor magique, merveilleux, que j’ai voulu utiliser pour ces raisons. Ainsi, je ne mentionne jamais Chicoutimi, où l’action se passe, aucune rue n’est identifiée (et s’il y a des noms, ils sont inventés). Le bar où se déroule une partie de l’action, Les Sales Guenilles, est une dérive langagière sur le mot Saguenay. De la même façon, Lacife est un jeu de mots, une dérive sur Calife et lascif. Évidemment, ce choix d’un Saguenay imaginaire répondait à mon intention de me lancer de plain-pied dans l’imaginaire et une forme de merveilleux légèrement glauque.

CG : L’univers des adolescents est celui du rock, du sexe, de la drogue et de la violence. Est-ce pour vous le reflet des valeurs de cette génération québécoise américanisée (ou foncièrement américaine)?  La place que vous y accordez à la littérature ne serait-elle pas idéalisée?
BG : Je n’idéalise pas la littérature! Elle est simplement le cœur de ma vie, mon gagne-pain, ma passion, mon seul passe-temps. Je l’enseigne, je l’étudie, j’en fais. Je lis sans arrêt et, quand je ne le fais pas, j’ai les deux mains sur un clavier ou je corrige des textes. Mes expériences les plus fortes ont été littéraires. Je ne m’endors qu’en lisant. Je prends le métro afin de pouvoir lire en me rendant au travail. Je ne pars pas en vacances sans alourdir ma valise de livres que je n’aurai jamais le temps de lire. Heureusement, sinon ce ne seraient plus des vacances… On m’a déjà conseillé d’entrer chez les littéraires anonymes. Mais idéaliser la littérature? Non, je ne vois pas…
Ceci dit [le ton devient brusquement sérieux], j’ai été très impressionné, ces dernières années, par le vent de révolte qu’on a senti poindre chez les étudiants, au cégep et à l’université. Nous avons connu des années tranquilles, les deux dernières décennies, peu de révoltes étudiantes, une certaine forme de résignation. Mais au tournant du siècle, on a commencé à revoir des manifestations, une opposition aux formes actuelles de la mondialisation, aux ententes comme  l’Alena, etc. Et je me suis reconnu dans cette révolte étudiante; j’ai reconnu, dans cette colère et ce ras-le-bol, un peu de mon propre passé et celui de ma génération, dans les années soixante-dix. Nous manifestions pour tout et pour rien. Nous organisions des marches. Il était parfaitement normal de refuser la société que nous héritions de nos parents, de contester l’ordre établi, plutôt que de l’accepter benoîtement et de chercher à s’y faire une place. Or, j’ai retrouvé un peu de cette contestation de l’ordre établi dans les manifestations étudiantes des dernières années.  Et c’est cet air de famille qui m’a incité à revisiter les années de mon cégep et à camper le récit de Gazole dans un tel environnement. Ce sentiment de révolte m’a ouvert la voie, paradoxalement, à mon propre passé et m’a fait renouer avec ce moment de ma vie. Les événements que je décris dans Gazole se produisent maintenant, mais pour moi ils auraient pu tout aussi bien se passer il y a 25 ans. Je me suis servi de l’un pour décrire l’autre.
L’univers des adolescents d’aujourd’hui est sensiblement le même que celui de mon adolescence. J’ai aussi grandi dans un univers où régnaient le rock, le sexe et la drogue. Un univers américanisé, où la culture hollywoodienne, la télévision américaine et le rock jetaient leur ombre sur tous les aspects de mon éducation. Mais en tant que Québécois, en tant que francophone d’Amérique, j’ai toujours eu l’impression de participer à cette culture, de ne pas me faire imposer quelque chose d’étranger. Nous partageons le même continent, la même réalité géographique. Cette Amérique, c’est aussi la mienne. Je ne suis pas nostalgique : ce temps, c’est encore le mien. Les modes ont changé, mais le monde est resté le même (quoiqu’il ait tendance ces derniers temps à devenir beaucoup trop conservateur). Nous participons à un ensemble. Mais cette américanité que je revendique n’implique pas nécessairement une américanisation de notre société, une hollywoodisation. Celle-ci, nous devons nous en méfier et la combattre, comme bon nombre d’Américains le font aussi! Ils n’en peuvent plus, eux non plus, de voir leur propre culture réduite à celle d’Hollywood.

CG : Pourquoi les références aux religions et aux mythes abondent-elles?
BG : Je m’intéresse depuis de nombreuses années aux représentations de fin du monde, ce qu’on peut appeler un imaginaire de la fin. Comment se représente-t-on sa propre fin ou, encore, la fin du monde? Quelle place occupe cet imaginaire dans notre société et dans la littérature? À quoi ressemble le temps de la fin, quand le monde est sur le point d’être détruit? Que sait-on de la mort? Ces questions, liées à mes recherches universitaires, sont venues alimenter l’écriture de Gazole. Et si les mythes et la religion y sont omniprésents, c’est bien parce que, les premiers, ils ont tenté de résoudre l’énigme fondamentale de notre mort.
Gazole a été pensé comme un imaginaire de la fin : c’est une fiction où la fin occupe une place centrale. Il y a ainsi une double fin dans le roman, qui s’ouvre sur un suicide et se termine sur la dissolution du groupe rock et la mésaventure sur le bateau, où Pyramide risque de perdre sa vie. Le désordre temporel du récit participe à cette logique. Quand la fin approche, les événements se bousculent et le temps se détraque. Le désordre atteint les personnes, l’ordre social, le temps, les valeurs; tout se dissout.
Le jeu sur Le livre des morts s’inscrit aussi dans ce sillage. Le nom du groupe rock s’inspire du titre des textes des anciens Égyptiens et des Tibétains. Ce qui m’a surtout frappé, c’est l’occidentalisation de ces livres, le processus de récupération qui les a dénaturés. Ainsi, ce sont les traducteurs anglais qui ont fait de ces textes des « livres des morts ». Ils ont trouvé des titres qui faisaient ésotériques et qui étaient accrocheurs. Des titres vendeurs. Or, le titre du recueil de prières égyptien est « Pert em hru », c’est-à-dire « sortie vers la lumière du jour » et le titre du texte tibétain est « Bardo Thödol », qui veut dire « libération dans l’état intermédiaire par l’écoute ». On est loin d’un « livre des morts ». En fait, ces textes ne parlent pas de la mort, au sens où on la comprend en Occident, mais d’un processus qui engage les êtres humains au-delà de la vie. Comprendre ces textes exige une maîtrise approfondie des cultures impliquées. Je ne peux pas affirmer que je les comprends, mais je me suis rendu compte, en les lisant, qu’il y avait, dans le choix du « Livre des morts » comme titre de ces textes, sans oublier tout le discours «nouvel-âgiste» qui s’est emparé de ces livres et de leur supposé savoir, un étonnant détournement, une récupération et une mise en spectacle de la mort, reposant sur une mécompréhension fondamentale de sa réalité.
Comme d’autres, j’ai remarqué que notre connaissance de la mort en Occident est teintée d’un refus de l’affronter qui passe par son éloignement de plus en plus important des lieux mêmes de la vie, mais aussi, par un malaise qui demande à s’exprimer et qui se manifeste par sa mise en spectacle. Mais un spectacle qui ne s’arrête qu’à ses signes extérieurs, qui ne fait que glisser sur sa surface sans jamais en prendre véritablement la mesure. La mort est un événement qui fait vendre. Comme l’apocalypse, les catastrophes, tout autre forme de crise. Cette réflexion est au cœur de l’écriture de Gazole.

CG : L’œuvre s’interroge sur le langage et l’usage d’Internet. Vos propres recherches universitaires en ce domaine alimentent-elles votre propos?
BG : J’ai voulu jouer, dans Gazole, avec la présence d’Internet, qui fait partie du quotidien pour les jeunes d’aujourd’hui, comme la télévision a pu l’être pour nous. Mon propos n’était pas sérieux. La création du site web (www . lascif.com) partait du fait que la première industrie à avoir su faire de l’argent avec le réseau est la pornographie. Éros, comme toujours, mène le bal.
Je m’intéresse depuis longtemps aux statuts des textes et à notre capacité de les lire et de les comprendre. Or, le développement de l’Internet ou, si l’on veut, l’ouverture du cyberespace sont des événements d’une grande importance qui viennent transformer notre rapport à l’écrit, à la communication, à la lecture.  Nous sommes en pleine transition, assistant à la création d’un nouveau médium. Quelles fictions le cyberespace permettra-t-il de créer, quelles nouvelles formes de récits? Quel est l’avenir du roman? Qu’implique la lecture à l’écran? Ces questions sont fascinantes et elles sont au cœur de mes interrogations.

CG : Le roman se déploie en courts chapitres et refuse la narration chronologique. Est-ce là une influence de la littérature américaine? Ou un clin d’œil au cinéma?

BG : On peut sentir une influence américaine dans ma façon d’écrire.  Difficile de le nier… Je ne cherche pas à faire américain, mais il est vrai que j’enseigne la littérature américaine, ce qui finit par déformer, et que, parmi mes auteurs favoris, ces derniers temps, on trouve John Hawkes, Donald Barthelme et Rikki Ducornet, qui pratiquent une écriture du fragment, une écriture parfois aux limites du merveilleux.
J’ai adopté pour Gazole un style nerveux, saccadé, que je voulais proche du rock. De nombreuses élisions. Une écriture fragmentaire. J’aime bien l’écriture minimaliste, qui permet de couper court à des descriptions et d’aller à l’essentiel. Cette écriture permet à un certain merveilleux d’apparaître, du fait de certaines imprécisions et des raccourcis empruntés. Je ne voulais pas, dans l’ordonnancement des fragments, par exemple, suivre une logique narrative ou temporelle stable, mais une logique émotionnelle, faire se succéder des temps forts et des temps plus doux, des moments d’introspection et d’autres de tension. L’histoire est donc racontée dans le désordre. La temporalité ne fonctionne pas. Le tout doit se dérouler en cinq ou six jours, mais si on tentait de classer les événements, on se rendrait compte que les dernières journées, dont le samedi, débordent de partout. Tant qu’on reste le nez collé dans le texte, cela se déroule sans heurts, mais à partir du moment où on regarde la chronologie à tête reposée, les incohérences s’additionnent. J’ai découvert ce procédé en étudiant Le libraire de Gérard Bessette, où le temps se transforme selon le regard qu’on porte sur le texte. Quand on le lit pour la première fois, on a l’impression que les événements se précipitent et se déroulent sur à peine trois ou quatre semaines (les « hier », « demain », « tantôt », « la veille » créent l’illusion de l’urgence), et quand on consulte les dates d’entrées du journal, on se rend compte que le tout prend trois mois. C’est ce type de procédé que je voulais reproduire. Créer un temps ou une impression de temporalité qui est avant tout une illusion, qui se défait dès qu’on en cherche les composantes.
Le style, dans le roman, n’est pas homogène non plus. Aux phrases brèves et hachurées de la plupart des fragments, répondent celles longues et entortillées des fragments de rêve et de fantasme. J’ai recherché cet écart pour marquer le caractère singulier des scènes fantasmées. Pour les inscrire dans une autre réalité, une autre réalité langagière. J’ai toujours été étonné par la capacité du langage à nous transporter dans des mondes imaginaires. La fiction me fascine pour cette raison. Que nous puissions, simplement avec du langage, avec des mots couchés sur une page, des lettres, faire vivre des univers entiers, des personnages et des villes, cela me fascine. Qu’au cinéma, l’illusion fonctionne, on le conçoit aisément. L’immédiateté de la représentation de l’image est d’une grande efficacité. Mais le langage? Des mots…

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