Extrait

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Un fils. Qu’est-ce qui pousse un homme à le devenir? À le rester? J’ai longtemps pensé qu’il suffisait de fermer les yeux pour effacer le passé. Je marchais comme un somnanbule, les bras rigides le long du corps, la tête vide. Mais on ne peut réprimer indéfiniment ce qui gronde en nous. C’est vivre sur du temps emprunté. Les histoires de pères ne se laissent pas aisément négliger. Je l’ai appris à mon corps défendant.
Denver avait été un enfer et je me suis enfui. J’avais passé mon adolescence dans des cabinets de médecins à soigner une allergie à la peau qui n’avait fait qu’empirer. Mes seuls compagnons étaient les livres et ces cahiers que je remplissais d’une écriture noire et agitée. Le lendemain de mes dix-huit ans, je suis parti, laissant ma grand-mère à ses silences. Je voulais devenir écrivain et j’ai senti que, pour y parvenir, il me fallait mettre de la distance entre mes souvenirs et mes brouillons, entre ma vie et mon passé.
Je suis monté, à l’aube, dans le premier autobus. La veille, j’avais tout brûlé dans une poubelle rouillée, mes cahiers de notes, des vêtements usés, une liasse de lettres jamais décachetées, les draps de mon enfance. L’odeur avait été atroce, un mélange d’ammoniac et de suie. C’était l’encre qui se consumait. Le bleu des flammes, les volutes de fumée, les craquements emmêlés m’avaient rappelé ces feux que nous allumions, Oslo et moi, quand les étoiles filantes striaient la nuit de leurs traits. Nous nous étendions sur l’herbe, la tête sur des roches, et nous rêvions à de lointaines destinées, Persée et la tête de la Méduse, Thésée et le Minotaure. Le ciel n’était pas assez vaste pour contenir nos périples inventés.
J’avais une carte de l’Amérique du Nord et j’ai vite identifié Montréal comme destination. Je traverserais une frontière et, surtout, je récupérerais une langue paternelle, enfouie dans les cendres de mon passé. Je ne sais plus combien de temps a duré le trajet, combien d’escales il a fallu faire, les repas humides dans des terminus de fortune, les banquettes déchirées, le café dilué, un intraitable tour de rein, l’odeur de tabac imprégné dans les tentures, les nuits passées sur des bancs de plastique dans des salles fétides, les mendiants excités par mes valises éparpillées, les centre-villes empoussiérés, mais en déposant mes pieds sur le sol de Montréal, en écoutant mes premiers mots de français, mes premières phrases étrangères, une musique que je ne connaissais pas, je me suis senti purifié. Je serais ici chez moi.

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